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Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée

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Comment le duc Anthoine prinst congié de la duchesse Cristienne et s’en alla vers Pragne avec son ost.

En ceste partie nous dit l’istoire que, quant le duc Anthoine print congié de la duchesse, qu’elle fut moult doulente ; mais elle n’en osa montrer samblant ; toutesfois elle le pria de revenir au plus tost qu’il pourroit, et il lui dist que si feroit-il, et luy dist oultre : Duchesse, pensez bien de vous et de vostre fruict ; et se Dieu, par sa grace, donne que ce soit ung filz, faictes-le baptiser, et vueil qu’il soit nommé Bertrand. Et la duchesse lui dist : Monseigneur, à vostre plaisir. Lors se entrebaisèrent, et partist le duc, et vint à ses gens, et fist sonner ses trompettes. Adoncques se desloga l’ost et se mist à cheval. Là peussés oyr grant effroy de gens et de chevaux. Adoncques l’avant-garde chevauça, laquelle conduisoit le roy d’Anssay et Regnauld de Lusignen, qui estoit monté sur un hault destrier liart et armé de toutes pièces, excepté du bassinet, et tenoit ung gros baton au poing, et ordonnoit ses gens moult bien ; et sembloit prince de hault cœur et de haulte entreprinse ; et aprez l’avant-garde venoit le sommage et la grosse bataille ; et puis alloit l’arrière-garde, que le duc Anthoine faisoit : car on lui avoit dit qu’en celluy pays avoit grans robeurs et larrons ; mais le duc leur manda de fort en fort que, se ilz estoient si hardis de prendre riens sur luy ne sur ses gens, qu’il en feroit telle justice que les aultres s’en chastiroient. Et en ce parti passa toute la leffe qu’il n’y eut homme si hardi de riens prendre sur son ost. Or est vray que une nuyctée il se loga devant Ays atout son ost ; et luy firent les bourgois de la ville de moult riches dons, dont Anthoine les mercia moult, et leur offrist son service, se mestier en avoient. Et le lendemain, aprez la messe, il se desloga, et erra tant qu’il se logea sur le Rin, qui est une moult grosse ripvière et merveilleuse ; et firent ceulx de Coulongne grant dangier de laissier passer l’ost parmy la cité au pont.

Anthoine adonc fut moult doulent quant il sceut que ceulx de Coulongne faisoient grand dangier de luy et de son host laissier passer par la cité. Adoncques leur manda fierement comment il avoit en son intention de lever le siége que le roy de Craco avoit mis à soixente mille Sarrazins devant la cité de Pragne, et par ce moyen avoit assiegé le roy de Behaigne, qui estoit dedens ; et que ilz luy mandassent se ilz estoient de la partie des Sarrazins, et il auroit sur ce advis que il feroit ; et aussi que malgré eulx il trouveroit bien bon passaige, mais non pas si brief que par leur ville, et que, se il s’eslonguoit d’une journée, qu’il sçavoit bien comment ilz lui feroient retour de quatre. Et quant ceulx de Couloingne oyrent ce mandement et furent bien informez de la fierté des deux frères, ilz eubrent grant doubte, et tantost envoièrent par devers le duc Anthoine quatre des plus notables bourgois de la cité, qui moult humblement luy firent tresgrande reverence, et furent moult esbahys de sa fierté et contenance. Non obstant ilz lui disdrent en ceste manière : Tresnoble et puissant seigneur, les bourgois de la cité de Coulongne nous ont envoiez par devers vous ; et sachés qu’ilz vous laisseront vouluntiers passer paisiblement parmy la cité de Couloingne, par ainsi qu’ilz soient seurs que vous ne leur laisserez porter dommaige de vous ne de vos gens. Par ma foy, dist Anthoine, se je eusse eu voulenté de leur porter contraire, je leur eusse fait à sçavoir ; et aussi je n’ay pas cause de ce faire, car je ne sçay pas que ilz m’aient riens meffait, ne aux miens aussi ; combien qu’ilz me font penser qu’ilz m’aient meffait ou que je leur aye meffait, que jamais je n’eusse pensé se empeschement ne moy eussent mis. Allez, et leur dictes se ils ne sentent de viel temps aulcun meffait devers moy ou devers les ducs mes predecesseurs, dont ilz n’aient eu ou fait accord, qu’ilz me laissent seurement passer, sinon qu’ilz le me facent assavoir. Quant ilz entendirent la parolle, ilz prindrent congié, et annuncèrent aux bourgoys le mandement du duc. Et ceulx assamblèrent leur conseil et les anciens, et trouvèrent que jamais n’avoient eu discord aux ducs de Lucembourg, ne à leurs amis ne aliez, et que, puys qu’il estoit si vaillant et si notable homme, qu’ilz le laisseroient passer ; et luy remandèrent ces nouvelles, et avec ce lui envoièrent moult de beaulx dons, tant d’avaine comme de pain, grant foison de vin, chars et vitaille à grant foison. Et quant le duc Anthoine ouyt la response et vit leurs grans presens, il les mercia moult, et fut bien joyeulx quant ceulx de la ville de Coulongne vouloient estre leurs amis, et leur dist que quand ilz auroient de luy besoing, luy et son povoir seroit en leur commandement ; et ceulx l’en remercièrent moult humblement. Et le duc Anthoine fist donner à ceulx qui avoient amené les presens de moult riches dons, qui autant ou plus valloient que les presens et dons à luy faitz de par la ville : car il ne vouloit pas que les habitans d’icelle ville pensassent qu’il voulsist rien avoir du leur. Si luy tourna à grant vaillance, et ainsi demoura celle nuyt.

En ceste partie nous dist l’istoire que ceste nuytée sejourna l’ost devant Couloigne ; et fut moult bien aise et refrechi des biens de la cité : car le duc les fist partir tant que chascun en eut largement. Et le lendemain bien matin le duc entra en la ville atout deux cens hommes d’armes, et fist crier sur paine de la hart que nul ne fut si hardi de riens prendre en la ville sans paier. Adonc passa l’avant-garde en belle ordonnance, et disdrent ceulx de la cité que oncques mais n’avoient veu gens d’armes en si belle ordonnance, et après passa le sommage, et se logèrent de là la rivière tout au long de l’Eire ; et fut bien heure de vespres avant que tout le sommage fut passé. Celle nuyt se loga le duc en la cité, avec luy de ses haultz barons de l’arrière-garde, où on luy fist grant honneur, et donna à soupper aux dames et aux damoiselles de la ville, aux bourgois et à pluiseurs gentilz hommes, chevaliers et escuiers qui demouroient en la cité, et après soupper commença la feste, qui fut moult grande. Et, au departir, il n’y eut dame ne damoiselle à qui le duc ne fist donner ung beau joyau, selon ce qu’il lui sambloit que la personne le valloit ; et aussi fist il à aucuns des bourgois, et par especial à tous gentilz hommes, et acquist tellement l’amour d’eulx qu’ilz voulsissent bien qu’il fut leur sire.

Le lendemain passa la grosse bataille, et puys passa l’arrière garde en belle ordonnance, et se logèrent oultre le Rin, et prist le duc congié de ceulx de la ville, et moult les mercia de l’onneur qu’ilz lui avoient fait. Et ceulx lui respondirent tous d’une voix : Noble duc, la cité et nous tous sommes prestz à vostre commandement plus qu’à nul aultre seigneur que nous aions marchissant à nous ; et ne nous espergnés pas de chose nulle que nous puissions faire pour vous, car nous en sommes tous prestz maintenant et autres fois. Et se partist d’eulx, et alla en sa tente, et le lendemain, ainsi que le duc partoit de la messe, et qu’il faisoit tromper pour desloger, et que quant l’avant garde c’estoit mise à chemin, vindrent quatre chevaliers de la cité bien montez et bien armez, excepté de bassines, qui descendirent devant le logis du duc, atout quatre cens hommes d’armes et cent arbalestriers qui les sievoient. Adonc les chevaliers saluèrent le duc, et puis lui disdrent : Tresnoble et puissant duc, la cité de Couloigne se recommande à vostre bonne grace, et, sire chevalier, pour la grant noblesse qu’ilz ont veu en vous, ilz desirent tous temps estre vos bons amis, et puys que vous les ayés pour recommandez ; ilz vous envoient quatre cens hommes d’armes et cent arbalestriers d’estoffe, paiez pour huyt moys, pour aller avecques vous partout où vous vouldrez et où il vous plaira. Par mon chief, dist le duc, tresgrans mercis, et vous soyez le tresbien venu ; ceste courtoisie n’est pas à refuser ; et sachiés que je ne le oubliray pas en temps et en lieu. Sire, dist l’ung des chevaliers, il n’y a nul de nous quatre qui ne sache tous les chemins d’icy en Craco, et, se mestier est, nous vous guiderons bien et seurement par tous les desrois, passages et ripvières. A ce respond le duc et dist : Cecy n’empire pas nostre affaire, et je n’y renunce pas quant il sera temps. Lors les fist mettre en ordonnance et les receupt pour estre soubz sa banière. Et lors se desloga l’avant-garde, la grosse bataille et l’arrière garde, et errèrent tant par leurs journées qu’ilz vindrent et entrèrent en Bavière, auprez d’une grosse cité appellé Nueremich, où estoit le duc Ode atout grans gens : car il se doubtoit du roy Zelodus de Craco, qui estoit assiegé devant le roy Phedrich de Behaigne, qui tenoit en grant necessité : car il avoit bien avec luy quatre vingz mille payens, et se doubtoit moult fort le duc Ode que le roy Zelodus ne luy venist courir sus se il soubzmettoit le roy Phedrich, et pour tant avoit-il assamblé son conseil assavoir mon qu’il pourroit faire.

Lors vint ung ancien escuier qui estoit au duc Ode, et luy dist : Monseigneur, par l’ame de moy, je viens de devers les marches d’Allemaigne, mais il s’avalla pour venir cy ung grant seigneur, et mainne les plus beaulx gens d’armes que oncques mais je veisse, et ne sçay où il se veult traire, fors qu’il tire le chemin pour venir cy. Par foy, dist le duc, je me donne grant merveille quieulx gens ce sont ; se le roy d’Anssay n’eut esté l’aultre jour desconfi devant Lucembourg, je pensasse que ce fut il qui allast aidier au roi Phedrich, son frère, contre les Sarrazins ; et, par mon chief, se ce fut il, je allasse avec luy pour le secourir. Monseigneur, dist l’escuier, il seroit bon d’aller sçavoir quieulx gens ce sont, ne se ilz vous vueillent aultre chose que bien. Dan escuier, dist le duc Ode, aller vous y convient, puis que vous les avez veus, car c’est bien droit. Et celuy respondist : Par ma foy, monseigneur, je suys tout prest, et à Dieu vous commant. Et tantost s’en partist ; et tant erra qu’il apperceut l’ost au font d’une vallée sur une rivière, et vit les cuisines, les chevaulx fouier, et les coursiers hanir ; là veoit gentilz hommes par trepeaulx, avec la barre de fer et la lance avec la tarde. Les autres esprouvoient leurs harnoys de trait, de jet d’espée, et d’aultres fortz exercices. Par mon chief, dist l’escuier, vecy bonne contenance de gens d’armes ; ils ne sont pas apprentifz de leur mestier. Telz gens sont fort à doubter. Lors regarda à destre sur une petite montaigne où il y avoit bien cincq cens hommes d’armes, et vit le guet et les coureus destournez tout en l’entour de l’ost. Par foy, dist l’escuier, qui moult avoit veu en son temps, ce sont gens d’armes à droit conquester. Lors entra en l’ost et demanda celluy qui avoit le gouvernement de l’ost, et tantost il y fut mené ; et, quand il vint devant Anthoine, il fut moult esbahi de sa fasson, et toutesfois le salua moult courtoisement, et puys luy dist : Monseigneur, le duc Ode de Bavière m’envoye par devers vous à sçavoir que vous querez en son pays, et se ne luy voulez que bien ; et aussi qui vous estes qui menez si belle compaignie que je vois cy assemblée : car il scet bien que vous n’allez mie en telle route que vous n’ayez bien affaire. Amis, dist Anthoine, dictes à vostre seigneur que nous ne luy voulons que bien ne à son pays ; et luy pourrez dire que c’est le roy d’Anssay, Anthoine de Lusignen, duc de Lucembourg, et Regnauld son frère, et pluiseurs autres barons, chevaliers et escuiers, qui allons secourir le roi Phedrich de Behaigne, qui est assiegé des Sarrazins. Sire, dist l’escuier, Dieu vous doinct faire bon voiage par sa saincte grace, et à Dieu vous commant ; je le vois dire à monseigneur. Allez en la garde de Dieu, dist Anthoine. Et lors se departist l’escuier, et revint en la cité, et recorda au duc tout ce que vous avez ouy, de mot à mot, et la fierté d’Anthoine, et la fasson et gouvernement de l’ost, et commença à dire : Sire, certainement ceulx sont les gens que je vis oncques qui mieulx sont à priser et à doubter. Par mon chief, dist le duc, il meut de grant honneur et vaillance à ces deux frères de venir de si loing pays pour querir les adventures, et leur vient de grand bien de venir secourir le roi Phedrich contre les ennemis de Jhesucrist. Et je prometz à Dieu que ce ne sera sans moy, car il me seroit tourné à grant honte se je n’y alloye, attendu qu’il est mon cousin, et que ma terre marchist si prez de son pays et royaulme, et que les estrangiers le viennent secourir de si loing pays. Et pour lors avoit fait son mandement le duc Ode, et avoit jà de trois à quatre mille combatans. Que vous feroye ores long compte ? L’ost se desloga et passa par-devant Nurmich ; et lors le duc Ode saillit à belle compaignie de gens, et se vint presenter au roy d’Anssay et à Anthoine, et à son frère, luy et ses gens, qui le receuprent moult liement, et ainsi chevaucha l’ost ensamble par l’espace de six jours. Et cy se taist l’istoire de plus parler d’eulx, et parle du roy Phedrich et du siége.

En ceste partie dist l’istoire que la puissance du roy Zelodus de Craco fut moult grande, et n’osoit pas bonnement sallir le roy ; et toutesfois fist-il mainte saillie sur les Sarrazins, où il les greva moult, et y eut mainte grosse escarmouche, et presque tous les jours estoit la meslée à la barrière ; et avoit en la cité environ cent bassines de Hongres qui estoient moult vaillans chevaliers, et sailloient souvent, et escarmouchoient l’ost, et leur portoient moult grant dommaige. Or advint par ung matin que les Sarrazins vindrent escarmoucher, et ceux de la ville avallèrent le pont et ouvrirent portes et barrières, et saillist le roy tout armé à moult belle compaignie, et y eubt moult grant occision des payens, et les reboutèrent jusques à leur logis ; à celle heure estoit monté le roy de Craco sur ung fort destrier, sa banière au vent, accompaigné de bien quinze mille Sarrazins, et s’en vint en moult belle ordonnance vers la bataille ; là eut maint coup donné et receu, et par force convint nos gens reculer jusques aux barrières. Là eut grant mortalité et occision d’ung costé et d’aultre, car le roy Phedrich reconfortoit moult ses gens. Et quant il apperceut le roy Zelodus qui faisoit moult grant dommage de ses gens, il ferist le chevau des esporons, et prinst l’espée au poing, et ferist le roy sarrazin sur le heaulme par telle vertu et par telle force qu’il l’embrocha sur le col de son chevau, et pou faillist qu’il ne le versast par terre ; car il perdist les deux estriers ; mais ses gens tantost le secoururent, et le dressèrent en estant. Et le roy Phedrich ferist ung payen par telle force qu’il l’abbattist tout mort par terre. Le roy de Craco fut revenu à luy, qui tenoit une archegaie dont le fer estoit moult trenchant et agu, et vit que le roy Phedrich moult dommagoit ses gens ; il s’approucha de luy, et escouist l’archegaie, et la laissa aller vers le roy par telle vertu qu’il le percha de part en part. Et, ce fait, le roy Phedrich, qui sentist la detresse de la mort, ne se peut plus tenir, mais reversa par terre tout mort. Adonc furent ses gens moult doulens, et entrèrent en la cité, et levèrent le pont et fermèrent la porte. Lors commença la douleur moult grande parmy la ville.

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