Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment Urian et Guion prindrent congié de leurs père et mère, et de l’ayde qu’ilz leur firent.
En ceste partie nous dict l’istoire que Urian et Guion vindrent à leur mère Melusine, et luy commença Urian à dire moult saigement : Ma dame, se il vous plaist, il seroit bien temps que nous allissions voyager pour congnoistre les terres, les contrées et les pays estranges, affin d’acquerir honneur et bonne nommée ès estranges marches, par quoy nous fussions introduictz de sçavoir parler diverses langues avecq les bons, et de diverses choses qui sont par les estranges marches et pays qui ne sont pas communes par decha ; et aussi, se fortune ou bonne adventure nous vouloit estre amie, nous avons bien volenté de conquerir terres et pays : car nous regardons que nous sommes jà, Dieu nous croisse, huyt frères, et sommes taillez, se Dieu plaist, d’en avoir autant ou plus ; et à dire que le vostre fut parti en tant de parties pour nostre gouvernement, celluy qui deveroit tenir le chief de la seigneurie ne pourroit tenir ne avoir gaires d’estat, consideré et veu le grant estat que monseigneur mon père et vous tenez ; car dès maintenant mon frère Guion et moy quitons nostre part de ce qui nous pourroit escheoir de par vous, excepté tant seulement vostre bonne grace, parmy l’aide que vous nous ferez presentement, se il vous plaist, pour nostre voyage, se Dieu plaist, acomplir. Par foy, enfans, dist Melusine, vostre requeste vous vient de grant vaillance de cueur, et pour tant elle ne doibt pas estre refusée ; et sur ceste matère je parleray à vostre père, car sans son conseil ne vous doibz-je pas accorder vostre requeste. Adonc se part Melusine de là, et vint à Raimondin, et luy compta la requeste de ses deux enfans, lequel dist : Par ma foy, dame, se il vous samble que ce soit chose qui soit bonne à faire, faictes-en vostre voulenté. Sire, dist Melusine, vous dictes bien ; et sachiés qu’ilz ne feront en ce voyage chose qui ne leur tourne à grant honneur et prouffit, au plaisir de Dieu. Adonc revint Melusine à ses deux enfans, et leur dist, ainsi : Beaulx enfants, pensez desoresmais de bien faire, car vostre père vous accorde vostre requeste, et aussi fais-je ; et ne vous soussiés de rien, car dedens brief temps je vous auray ordonné de vostre fait, à l’aide de Dieu, tellement que vous m’en sçaurez gré. Mais or me dictes en quelle partie vous voulez aller, affin de vous pourveoir de ce que vous fauldra. Adonc respondit Urian : Madame, il est bien vray que nous avons ouy certaines nouvelles que le roy de Chippre est assiegé du souldan de Damas en sa cité de Famagosse, et là, Dieu avant, nous avons entention de nous en aller pour le secourir contre les faulx mescreans sarrazins. Or va donc dire Melusine : Cy fault pourveoir tant du fait de la mer comme de la terre, et, à l’aide de Dieu, mes enfans, j’en ordonneray tellement que vous souviendra de moy ; et ce feray-je bien brief. Et à tant se vont agenoullier devant leur mère en la remerciant moult de ce humblement. Et la dame les drescha sus et les baisa chascun en la bouche tout en plourant, car elle avoit grant douleur au cueur, quelque chière qu’elle fist, de leur departement, car elle les amoit d’amour de mère, non pas d’amour de nourice.
L’istoire dist que Melusine fut moult curieuse de apprester l’afaire de ses enfants, et fist arriver au port de La Rochelle grant et riche navire, tant gallées comme rampins et grosses nefz ; la maindre de deux couvertes et aulcunes de trois ; et fut la navire si grant que pour mener quatre mille hommes d’armes. Et entretant mandèrent les deux enfans les deux chevaliers qui dudit voiage les avoient acointez, et leur disdrent que ilz se appareillassent d’eulx mouvoir bien briefment comme ilz leur avoient promis. Et ilz leur disdrent : Seigneurs, nous sommes tous prestz, et si vous avons acointé plusieurs gentilz hommes qui se appareillent et sont tous prestz de eulx envenir en vostre compaignie ; et tous desirons de vous servir et de vous faire plaisir. Par foy, dist Urian, tresgrans mercis ; nous les mainerons, se Dieu plaist, et vous aussi. Or doncques, à brief parler, tant fist Melusine que tout fut prestz, et eut quatre barons, que de Poetou que de Guienne, à qui elle bailla ses deux enfans en gouvernement, et eut grant foison de chevaliers, d’escuiers et de gentilz hommes, jusques au nombre de deux mille et cincq cens hommes d’armes et de cinq cens arbalestriers. Et adoncques les vivres, l’artillerie, les harnois et les chevaux furent chargés ès vaisseaulx, et aprez montèrent les gens ès navires. Là veissiés pannons, banières et estandars au vent, et sonner trompettes et instrumens, et les chevaux hanir et brandoier, que c’estoit moult grant beaulté à veoir. Et prindrent les deux enfans congié de leurs frères et des gens du pays, qui moult tendrement plourèrent de leur departie. Et Raimondin et Melusine convoièrent leurs enfans jusques en la mer ; et, quant ilz furent là venus, Melusine les traist à part en disant : Mes enfans, entendez ce que je vous veulx dire et commander.
Enfans, dist Melusine, voiez cy deux aneaulx que je vous donne, dont les pierres ont une mesme vertu ; et sachiés tant que vous userez de leaulté, sans penser à mal ne à faire tricherie, et que vous les aiez sur vous, vous ne serez ja desconfis en nul fait d’armes, mais que vous aiez bonne querelle, ne sort ne enchantement d’art magique ou poisons de quelque manière ne vous pourront nuire ne grever, que si tost que vous les regarderez, qu’ilz n’aient perdu vertu et force ; et lors elle en bailla à chascun ung. Ilz lui mercièrent moult, les genoulx à terre. Et aprez Melusine reprinst la parolle en disant ainsi : Mes enfans, je vous encharge que en tous les lieux là ou vous serez, que tous les jours vous oiez le service divin avant que vous facés aultre chose, et aussi en tous vos affaires que vous reclamez devotement l’aide de nostre createur, et le servez moult diligemment, et l’aimez et craignez comme vostre Dieu et vostre createur ; et honnourez tousjours de vostre povoir nostre mère saincte eglize, et la soustenez, et soiez ses vrais champions contre tous ses malvueillans. Aidez et conseillez les femmes vefves, nourrices, ou faictes nourrir les orphelins, et honnourez toutes dames ; reconfortez toutes pucelles que on vouldroit desheriter desraisonnablement. Amez les gentilz hommes et leur tenez compaignie. Soiez humbles, doulx et courtoys, humains et humilians aux grans et aux petits ; et, se vous voyez ung homme d’armes qui soit povre ou en petit estat de vesture, en mesure donnez-luy du vostre selon vostre aisement, et selon qu’il sera de value. Soiez larges aux bons ; et quant vous donnerez quelque chose, ne le faictes pas attendre longuement ; mais tous temps regardez quant, combien, ne pour quoy, et la personne le vault, ou se il est maistre de sa maistrise. Et se vous donnez pour plaisance, gardez bien que folle largesse ne vous sousprengne, affin que aprez on ne se puist moquer de vous ; car ceulx qui auroient desservi que vous leur feissiés aulcun bien s’en tiendroient pour mal contens ; et les estrangiers se moqueroient de vous en derrière. Et gardez que ne promettez chose qui ne puissés tenir ; et se promettez aulcune chose, ne faictes pas trop attendre cellui aprez la promesse, car longuement attendre esteint moult la vertu du don. Gardez-vous bien de convoitier la femme de nulluy de qui vous vueillez estre amez. Ne croiés ja conseil de garson, ne l’atraiez ja prez de vous se vous n’avez assaié ses meurs et conditions. Aussi ne croiez ja conseil d’avaricieux, ne tel homme ne mettez en office, car ilz pourroient plus faire de deshonneur qu’ilz ne pourroient faire de prouffit en leur vivant. Gardez bien que vous ne acroiez chose que ne puissiez bonnement paier, et, se necessité vous constraint à acroire, tantost que vous en aurez l’aisement faictes-en restitution. Et ainsi pourrez-vous estre sans dangier, et vivre honnourablement. Et se Dieu vous donne adventure que vous conquerez pays, gouvernez bien vos gens selon la nature et condition qu’ilz ont ; et, se ilz sont rebelles, gardez bien que vous les surmontez sans riens laisser passer des droitz de vostre seigneurie, et que vous soiez sur vos gardes tousjours, tant que tousjours la puissance soit vostre ; car se vous vous laissez sus marcher, il vous fauldroit gouverner à leur voulenté ; mais toutesfois gardez bien, quoy qu’ilz soient durs ou de bonnes aises, que vous n’y eslevez point velles coustumes qui soient desraisonnables, et prenez sur eulx vostre droit seullement, sans les tailler contre raison ; car se le peuple est povre le seigneur sera maudit, et se besoing luy survenoit de guerre ou d’aultre necessité, il ne se sauroit de quoy aidier, dont il pourroit venir et escheoir en grant dangier et servitude, et n’en seroit ja plaint des estrangiers ne des privez. Car sachiés que une toison d’une année est plus pourfitable que celle qui a esté tondue deux ou trois fois. Or, mes enfans, encores vous deffens-je que vous ne croiez ne n’aiez fiance en jongleur n’en flatteurs, ne d’aultre homme qui d’aultruy mesdit en derrière, ne ne croiez conseil d’omme exillié ne fuitif de son pays, où il puit toucher au desir de nuire à ceulx qui l’ont exillé, se il n’y a tresbonne raison, et vous aussi bonne cause de luy aidier : car ce vous pourroit moult empescher de venir au degré d’onneur. Et aussi sur toutes choses je vous deffens orgueil et vous commande à tenir justice, et de faire raison aussi bien au grant comme au petit, et ne desirez pas à venger tous vos tors faitz, mais prenez amende raisonnable, qui la vous offrira, de chose de quoi on doit prendre amende ou hommaige ; ne desprisez ja vos anemis, tant soient petits, mais soiez tousjours en vostre garde à toutes heures, et gardez bien que, tant que vous aurez à estre conquerans, que entre vos compaignons ne vous maintenez comme sire, mais commun au petit et au grant, et devez parler et tenir à chascun compaignie selon sa qualité, et puys à l’un et puys à l’aultre ; car tout ce fait les cueurs des creatures famiablement attraire l’amour de ceulx à qui ilz sont humains, doulx, courtoys et humbles en seigneuries. Aiez cueur de fierté de lyon envers vos ennemis, et devez monstrer vostre puissance entre eulx et vostre seigneurie. Et se Dieu vous donne du bien, departez en à vos compaignons selon que chascun en sera digne. Et quant à la guerre, croiez le conseil des vaillans hommes qui ont hanté le mestier et l’usaige d’armes honnourablement. Et aussi je vous deffens que vous ne facés ja grant traicté à vos ennemis : car en long traicté gist aulcune foys grant deception et grant perte pour la puissante partie ; car tous temps les sages reculent pour plus loingz saillir ; et le sage, quant il voit qu’il n’a pas la puissance de resister à la force de ses ennemis, il pourchasse tous temps ung traictié pour disimuler tant qu’il se voie en puissance, et qu’il puisse nuire et grever ses ennemis ; et adonc en peu d’eure ilz trouvent voie pour quoy les traictez sont nulz. Et pourtant vous chastie que ne portez ja vostre ennemy où le puissiés mettre en subjection par honneur, et lors se vous luy faictes courtoisie, il vous sera tourné à tresgrant honneur, et vous luy faictes mains par traicté, posé que se trouvast d’un costé et d’aultre sans deception, se pourroient les aulcuns dire ou penser que vous y eussez aulcune doubte ; combien que je ne dis pas que on doibve refuser bon traicté, qui le peut avoir, mais qu’il soit si brief ou si long que ce soit à tousjours mais sans plus en faire de memoire aux vivans, et au prouffit et l’onneur de celluy qui y pense avoir le plus grant droit, et qui luy a selon la commune renommée. Et ainsi comme vous avez ouy chastia et enseigna Melusine ses enfans, lesquelz l’en mercièrent moult humblement. Et adonc leur dist : Enfans, vous envoie en vostre navire assez or et argent pour tenir vostre estat et pour bien paier vos gens jusques à quatre ans ; et n’aiez doubte que vous n’aiez assez pain, biscuit, eaue doulce, vinaigre, cher, poissons sallées et bons vins jusques à grant temps ; et allez vous-en en la garde de Dieu, qui vous vueille garder, conduire et ramener à joye, et veus que vous pensez de bien faire, et de faire et de tenir à vostre pouvoir tout ce que je vous ay enjoinct.