Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment Melusine s’envolla de Raimondin, en forme d’ung serpent, du chasteau de Lusignen, par une fenestre.
En ceste partie nous dist l’istoire que quant Melusine fut sur la fenestre, elle prinst congié de tous en plourant et soy recommandant à tous les barons, dames et damoiselles qui furent là presens, et puys dist à Raimondin : Mon doulx amy, voiez cy deux aneaulx d’or qui ont une mesme vertu ; et sachiés bien de vray que tant comme vous les aurez, ou l’ung d’eulx, ne vous ne vous hoirs, s’ilz les ont aprez vous, ne serez jà desconfis en plet ne en bataille, se ilz ont bonne cause ; ne jà vous ne ceulx qui les auront ne pourront mourir par armes quelconques. Et adoncq les luy tendist et il les prinst. Et aprez commença la dame à faire piteux regrès et griefz souspiers en regardant Raimondin moult piteusement, et ceulx qui là estoient, plourant tousjours si tendrement que tous en avoient moult grant pitié. Encores en souspirant moult piteusement commença à regarder le lieu en disant : Hé, doulce contrée, j’ai eu en toy tant de soulas et de recreation, et y estoit en cestuy siècle du tout en tout ma beneureté, se Dieu n’eust consenti que je eusse esté si faulcement traye ; helas, je souloye estre dame clamée, et souloit-on faire et acomplir tout ce que je commandoye ; or n’en seray-je pas plus chambrière, mais seray en paine et en tourment jusques au jour du jugement ; et tous ceulx qui m’appelloient avoient grant joye quant ilz me veoient ; doresnavant ilz se desviront de moy, et auront paour et grant hideur ; et les joyes que je souloye avoir me seront plains et tribulations et griefves penitences. Et lors commença à dire à haulte voix : Adieu tous et toutes, et vous prie treshumblement qu’il vous plaise à prier notre Seigneur devotement pour moy qu’il luy plaise à moy alleger ma penitence ; mais toutesfois je veuil bien que vous sachez que je suys, et qui fut mon père, affin que vous ne reprochés pas à mes enfans qu’ilz soient enfans de malvaise femme, ne de serpente, ne de faée, car je suys fille du roy Elinas d’Albanie et de la royne Pressine sa femme, et sommes trois seurs qui avons esté predestinées moult durement d’estre en griefves penitences, et de ce ne vous puys-je à present plus dire ne ne veuil. Puis dist : Raimondin, adieu, mon amy, ne oubliez pas à faire de vostre filz Horrible ce que je vous ay dit ; mais pensez de vous deux enfans Raimonnet et Thierry. Adonc commença à faire un grief souspir, et laissa la fenestre, et saillist en l’air, et trespassa les vergiers, et lors se mua en forme de serpent moult grande, grosse et longue comme de .xv. piés ; et sachiés que en la pierre sur quoy elle passa au partir de la fenestre, demoura et encores est empraint la forme du piet d’elle. Adonc moult grant douleur menoient la baronnie, dames et damoiselles, et especiallement celles qui l’avoient servie, et par dessus tous les aultres Raimondin faisoit dueil moult aigre et merveilleux. Et lors saillirent tous ès fenestres pour veoir quel chemin elle tiendroit. Lors la dame, ainsi transmuée en guise de serpent comme dit est, fit trois tours environ la fortresse, et à chacune fois qu’elle passoit devant la fenestre, elle jetta ung cri si merveilleux que chacun en plouroit de pitié, et appercevoit-on bien qu’elle se partoit bien enuis du lieu, et que c’estoit par constrainte. Et adonc elle prinst son chemin vers Lusignen, menant par l’air si grant effroy en sa furieuseté, qu’il sambloit par tout en terre que la fouldre et tempeste y deut cheoir du ciel.
Ainsi comme je vous dis s’en ala Melusine, samblant de serpent vollant par l’air, vers Lusignen, et non pas si treshault que les gens du pays ne la veissent bien, et l’oyoit-on plus long d’une lieue aler par l’air, car elle alloit menant telle douleur et faisant si grant effroy que c’estoit grant douleur à veoir ; et en estoient les gens tous esbahis ; et tant alla qu’elle fut à Lusignen, et l’environna par trois fois, et crioit piteusement et lamentoit de voix seraine, dont ceulx de la fortresse et de la ville furent moult esbahis, et ne sçavoient que penser ; car ilz veoient la figure d’une serpente, et oyoient la voix d’une dame qui sailloit d’elle ; et quant elle l’eut environné trois fois, elle se vint fondre si soudainement et si horriblement sur la tour poterne, en menant telle tempeste et tel effroy, qu’il sambla à ceux de leans que toute la fortresse deut cheoir en abisme, et leur sambla que toutes les pierres du sommaige se remuassent l’une contre l’aultre ; et la perdirent en peu d’eure qu’ilz ne sceurent oncques qu’elle fut devenue. Mais tost aprez vindrent gens que Raimondin envoioit pour sçavoir nouvelles d’elle, ausquieulx fut dit comment elle s’estoit venue rendre leans et la paour qu’elle leur avoit faicte ; et ceulx retournèrent devers Raimondin, et luy comptèrent le fait. Lors commença Raimondin à entrer en sa douleur, et quant la nouvelle fut sceue par le pais, le povre peuple mena grant douleur, et la regrettoient piteusement, car elle leur avoit fait moult de biens ; et commença-on par toutes les abbaies et eglises qu’elle avoit fait fonder à dire pseaulmes, vigilles, et faire anniversaires pour elle ; et Raimondin fist faire moult de biens et prières.