Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment le Souldan fut tué devant Famagosse.
En ceste partie nous dist l’istoire que quant Urian ouyt les nouvelles, il fist sonner ses trompettes et fist tantost armer l’ost, et se mist en quatre batailles, dont il en eut la première, son frère la seconde, le maistre de Rodes la tierce, le capitaine la quarte ; et après fist demourer en la vallée tout le sommaige, et les fist bien garder de cent hommes d’armes et cinquante arbalestriers, et aprez commencèrent à monter la montaigne. Et adonc ilz virent l’ost des Sarrazins, et comment ilz assailoient moult fort la cité. Adonc Urian va dire à ses gens : Seigneurs, ces gens sont moult grant nombre ; mais sachiés que pour certain, Dieu avant, ilz seront tous nostres, et bien brief. Or doncques il va dire : Allons tous contre l’ost, sans eulx riens meffaire, et allons premierement assaillir ceulx qui assaillent la cité, et je croy fermement, à l’aide de Dieu, que ilz ne nous pourront endurer. Et ilz lui respondirent que ainsi estoit bon affaire. Adonc il voulut devaller la montaigne et passer par derrière l’ost ; et quant ilz cuidèrent passer, les Sarrazins les advisèrent, et virent qu’ilz n’estoient pas de leurs gens ; et adonc commencèrent à effroyer et crier à l’arme. Si dist Urian au capitaine qu’il tournast sa banière sur ceulx de l’ost, et que les combatist moult fort ; là eut grant partie assamblée ; et Urian et les deux aultres batailles se mirent entre le guet et ceulx qui assailoient la ville ; tant attendirent tous, que ceulx qui gardoient les logis furent tous mors et desconfis. Adonc ilz laissèrent gens pour les garder, et puys tantost et sans delay ilz s’en allèrent vers l’assault ; mais il fut que on vint dire au souldan : Sire, toutes les tentes et pavillons sont pris et les gardes mors, et nous viennent courir sus les plus malvaises gens que je vis oncques. Adonc se retourna le souldan, et vist venir banières et pannons, et les gens si serrez ensamble qu’il ne sambloit pas qu’ilz fussent la moetié du nombre qu’ilz estoient. Adonc fut le souldan moult courroucé, et fist sonner ses trompettes pour le retraite et pour mettre ses gens en ordonnance ; mais avant qu’il les eut assemblez à moetié, Urian vint et sa bataille, qui leur courut sus moult asprement ; et là commença moult grant l’occision et perte ; mais pour certain la plus grant perte tourna sur les Sarrazins, car ilz n’eurent pas loisir de eulx ordonner, et estoient moult foullez de l’assault ; et si n’estoit mie chascun soubz sa banière quant on leur courut sus, gens qui estoient moult aspres et durs du mestier d’armes, que en peu d’eure plusieurs se mirent en fuyte ; mais le souldan, qui fut plain de grant courage et de grant vaisselage, ralia ses gens entour luy, et livra moult fort assault à nos gens et moult fierement. Là eut maint homme mort et affollé, et se faisoit fort redoubter, car il tenoit une hache à deux mains et frappoit à destre et à senestre, et faisoit moult grant occision de nos gens ; et mal advient à celluy qui ne se destourne de son chemin. Adoncques quant Urian le vit ainsi besongnier, il en fut moult doulent, et dist en soy mesme : Par ma foy, c’est grant dommaige que cest Tourc ne croit en Dieu, car il est moult preux de la main ; mais pour le dommaige que je voy qu’il fait de mes gens, je n’ay mie cause de le plus deporter, et aussi nous ne sommes mie en place de tenir longues parolles. Adoncques il estremist l’espée au poing moult fierement, et hurta le chevau des esporons, et vint vers le souldan grant erre ; et quant le souldan le vist venir, il ne le reffusa pas, mais empoingna sa hache et cuida ferir Urian sur la croix du chief ; et Urian se destourna hors du coup ; la hache fut pesante, et à la basser qu’il fist par la force du coup, la hache luy volla hors du poing. Et adonc Urian le ferist de l’espée sur le heaulme moult grant coup de toute sa force, et fut le souldan si chargé du coup qu’il fut si estourdi qu’il ne veoit ne attendoit, et perdist le frain et les estriers, et le chevau l’emporta là où il voulut. Et adoncq Urian le ferist de la bonne espée entre le chief et les espaulles ; car lors le souldan estoit tout embroché et le heaulme estoit tendre par le derrière ; l’espée trouva adonc le col à my, excepté tant seullement ung peu de la garnison de la gorgerete, et trencha l’espée la garnison tout oultre et les deux maistresses vaines et les tendans au gorgeron. Adonc le souldan chait par terre, et y eut là si grant foulle de chevaux d’une part et d’aultre, que la bataille y fut si tresdure et si tresforte que ses gens ne luy peurent aidier, et seigna tant qu’il luy faillist là morir par la force du sang qu’il jetta ; et tantost que Sarrazins percheurent que le souldan estoit mort, ilz furent tous esbahis, ne oncques puys ilz ne combatirent de bon cueur. Adonc Urian et son frère Guion faisoient tant d’armes que nul ne les veoit qui ne les prisast. Et sachiés bien que Poetevins et les aultres barons s’esprouvoient si bien et si vaillamment, que en peu d’eure Sarrazins furent tous desconfis, si que mal soit de celluy qui ne fut mort ou prins. Et adonc Urian et ses gens se logèrent ès logis des Sarrazins, et fut le sommaige des cristiens mandé, et les gardes, qui furent moult joyeulx de la victoire, et s’en vindrent moult liement en l’ost, et se logèrent bien aisement ; et firent les deux frères partir la conqueste que chascun s’en tint à bien payé. Et cy se taist l’istoire de plus parler de Urian, et commence à parler du capitaine de Lymasson, qui vint tantost à Famagosse.
En ceste partie nous dist l’istoire que aprez la desconfiture de la bataille, le capitaine se departist des deux frères, avecques luy .xxx. chevaliers de noble affaire, et s’en vint en la cité, où on luy ouvrist les portes moult liement, et entra dedens, et il trouva les gens par les rues, dont les ungz faisoient grant feste pour ce que ilz se voioyent delivrez des mains des Sarrazins, et beneissoient l’eure que oncques les enfans de Lusignen avoient esté nez, et l’eure que ilz entrèrent au pais ; et les aultres gens faisoient moult grant dueil et menoient moult grans pleurs et douleurs pour la blessure du roy, et que on disoit que il n’y avoit remède que il ne perdist la vie ; si ne sceut pas bien que penser, car il ne sçavoit pas encore que le roy fut blessé. Et adoncques tant exploita, qu’il vint au palais et là descendist, où il trouva le peuple bien mat. Et il leur demanda qu’il leur failloit. Par foy, dist l’ung, assez ; car nous perdons le plus preudomme et le melleur qui oncques fut en ce royaulme. Comment, dist doncques le capitaine, le roy est malade ? Ha, ha, sire, n’en sçavez-vous plus ? lui respond ung chevalier ; nous saillismes hyer encontre nos ennemis, et au retourner fut le roy feru du souldan d’ung dart envenimé, tellement que l’on n’y treuve point de remède ; car nous pensions tousjours que ces deux nobles hommes et leurs gens deussent venir trois jours a. Et sachiés que la fille du roy meyne telle douleur que c’est grant pitié à veoir, car il y a jà deux jours qu’elle ne volut boire ne menger ; il nous sera bien mal advenu se nous perdons nostre roy et nostre damoiselle ; car se ce advenoit, le pays seroit en grant orphanité de seigneur. Beaulx seigneurs, dist le capitaine, il n’est pas encores perdu tout ce qui en peril est. Ayez fiance en nostre seigneur Jhesucrist, et il vous aidera. Je vous prie menez-moy vers le roy. Par ma foy, c’est legier à faire, car il gist en celle chambre là, où chascun peut aller comme se il n’avoit nul mal. Il a jà fait son testament, et a ordonné du sien à ses serviteurs que chascun s’en tint pour bien payé, et est confessé, et a receu notre Seigneur, et est administré de tous les sacremens. Par foy, dist le capitaine, il en vault mieulx, et a fait que sage ; et lors entra en la chambre et s’enclina devant le lict du roy, et lui fist la reverence. Capitaine, dist le roy, vous soiez le bien venu, et vous mercie de la bonne diligence que vous avez faicte de acompaigner ces deux nobles hommes par quoy ma terre est hors de la subjection des Sarrazins, car je n’avoye plus puissance de gouverner mes gens en mon pais ; je vous prie que vous leur allez dire de par moy qu’il leur plaise de moy venir veoir devant que je meure ; car j’ay grant voulenté de leur satisfaire à mon povoir de l’amour et de la courtoisie qu’ilz m’ont faicte, et aussi ay-je grant desir de les veoir et de parler à eulx pour certain cas que je leur vueilz declarer. Monseigneur, dist le capitaine, je les vois querir à vostre congié. Or allez, dist le roy, et les me faictes cy venir demain dedens prime. Et se partist et saillist de la ville et s’en vint vers l’ost. Et lors le roy commanda à encourtiner toute la grande rue, de la porte par où les frères devoient venir, jusques au palais, et fist appareiller le plus richement qu’il peut contre leur venue. Et cy se taist l’istoire de luy, et parle du capitaine.
L’istoire nous dist que tant erra le capitaine qu’il vint en l’ost et en la tente des deux frères, qui moult le bienveignèrent. Et lors il leur compta comment le roy estoit moult fort blessé, et qu’il leur prioit humblement qu’il leur pleut de venir devers lui pour les mercier du noble secours qu’ilz lui avoient fait, et eulx satisfaire de leur paine et despence à son povoir, et aussi pour parler à eulx d’aultres cas. Par foy, dist Urian, nous ne sommes pas cy venus pour estre souldoiez pour argent, mais tant seullement pour soustenir et exaulcer la foy catholique, et nous voulons bien que chascun sache que nous avons assez finance pour paier nos gens ; mais toutesfois nous irons voulentiers vers luy. Et sachiés que quant à moy je pense aller par devers le roy en tel estat que je me partis de la bataille, car, se il luy plaist, je vueil recepvoir l’ordre de chevalerie de sa main, pour la vaillance et l’onneur que chascun dist de luy. Et vous, capitaine, luy povez aller dire que demain, à l’eure que il a mandé, moy, mon frère et le maistre de Rodes, Dieu avant, irons devers luy, et cent de nos plus haultz barons. Adoncques prinst congié le capitaine et s’en vint en la cité, où on le receupt moult honnourablement ; et tantost il vint au palais, où il trouva le roy en aussi bon point comme il avoit laissé ; et y estoit sa fille Hermine, qui moult estoit doulente du mal de son père ; mais non obstant ce elle se reconfortoit fort de ce que on luy disoit que les deux frères damoisaulx devoient venir le lendemain ; et sachiés qu’elle desiroit moult à voir Urian. Et adonc salua le capitaine le roy. Vous soiez le bien venu, dist le roy ; quelles nouvelles de vostre messaige, et verra-on point ces deux jeunes damoiseaulx ? Sire, ouy, dist le capitaine, eulx centiesme ; et il vous plaise assavoir que ilz ne veulent rien du vostre, car, comme ils dient, ilz ne sont pas souldoiers pour argent, mais ilz se disent souldoiers de nostre seigneur Jhesucrist. Et tant, sire, m’a dit Urian que demain, Dieu avant, devant qu’il soit prime, il viendra par devers vous en tel point qu’il saillist de la bataille, car il veut recepvoir l’ordre de chevalerie de vostre main. Par ma foy, dist le roy, je loe nostre seigneur Jhesucrist quant devant ma mort il luy plaist que je face chevalier d’ung si vaillant et hault prince ; et sachiés que j’en morray plus aise. Adoncques quant Hermine oyt dire celle nouvelle, elle en eut si grant joye au cueur qu’elle ne sçavoit quelle contenance faire ; mais pourtant elle n’en monstra nul semblant ; ainçoys monstra qu’elle sentoit grant douleur au cueur. Adoncques elle prinst congié de son père et le baisa moult doulcement en plourant, et s’en vint en sa chambre ; et là commença moult fort soy plaindre une heure de la douleur qu’elle avoit de son père, et l’autre heure de la grande joye et desir qu’elle avoit de voir Urian, dont la demourée luy tarde moult, et fut moult grant pièce en pensée tellement argue que oncques toute nuyt ne dormit, et ainsi se passa la nuyt jusques à lendemain heure de prime.
En ceste partie nous dist l’istoire que lendemain matin fist le roy commandement que tous les nobles et non nobles feissent parer les rues pour faire feste et honneur à la venue des deux frères et de leurs gens, et que à chascun quarrefour eut menestriers et trompettes, et que on jouast de tous aultres instrumens qui pourroient estre trouvez en la ville, et de toutes aultres melodies de quoy on se pourroit adviser pour festoyer et honnourer les damoiseaulx ; et pour certain le peuple en fist bien son devoir, et plus que le roy ne sceut commander. Que vous feroy-je plus long prologue ? Les deux frères dedens prime vindrent montez moult noblement sur deux haultz destriers ; et estoit Urian tout armé, ainsi ne plus ne mains comme il se partist de la bataille, l’espée toute nue au poing ; et Guion son frère estoit vestu d’ung moult riche drap de Damas bien fourré ; et alloient par devant eulx trente des plus haultz barons en noble arroy, et devant eulx, au plus prez, estoit le maistre de Rodes et le capitaine de Lymasson ; et aprez les deux frères venoient en moult noble arroy soixante et dix chevaliers et leurs escuiers, leur compaignie, et leurs pages ; et en ce point entrèrent en la cité. Là vessiés commencer la feste moult grande, et les trompettes et menestriers faire leur mestier ; et y avoit aultres instrumens, pluiseurs de melodieux sons, et parmy la ville veissiés gens de grant honneur qui estoient moult bien et richement habillez, qui crioient à haulte voix : Ha, ha, bien veignez, prince de victoire, par qui nous tenons et sommes tous resucitez du cruel servage des ennemis de nostre seigneur Jhesucrist. Là veissiez dames et damoiselles aux fenestres, et les anciens gentilshommes et bourgoys si s’esmerveilloient de la grant fierté du noble Urian, qui estoit tout armé, le visaige descouvert, ung chappeau vert sur le chief, l’espée toute nue au poing ; et le capitaine luy portoit son heaulme devant, sur le tronson d’une lance ; et quant ilz apperceurent la fierté de son visaige, ilz disdrent entre eux ensemble : Cest homme est pour soubzmettre tout le monde en son obeissance. Par ma foy, disoient les aultres, il le montre bien, car il est entré en ceste cité comme se il l’eut conquise. En nom de Dieu, disoient les aultres, la rescousse du dangier dont il nous a ostez vault autant et est assez conqueste. Par ma foy, disoient les aultres, combien que son frère n’ait pas si fière philozomie, si semble-il bien homme de bien et de haulte entreprinse. Et ces paroles disant, ils les convoièrent jusques au palais, où ils descendirent. Et cy se taist l’istoire de plus parler du peuple, et commence à parler comment les deux frères vindrent devant le roy.