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Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée

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Comment ce livre fut faict par le commandement de Jehan, filz du roy de France, duc de Berry et d’Auvergne.

David le prophète dit que les jugemens et les pugnitions de Dieu sont comme abimes sans fons et sans ripve ; et n’est pas saige qui telles choses cuide comprendre en son engin, et cuide que les merveilles qui sont par l’universel monde sont les plus vraies, si, comme on dit des choses que on appelle faées et comme est de pluiseurs aultres choses, nous n’avons pas la cognoissance de toutes. Or adoncques la creature ne se doibt pas traveiller par oultrageuse presumption, que le jugement de Dieu vueille comprendre en son entendement, mais doibt-on, en pensant soy esmerveiller de celuy, et en soy merveillant, considerer comment elle puisse dignement et devotement louer et glorifier celuy qui tellement juge et ordonne de telles choses à son plaisir et vouloir sans contredit.

La creature de Dieu qui est raisonnable doibt moult songneusement entendre, selon que dit Aristote, que les choses qu’il a fait çà bas et crées, par la presence qu’elles ont en elles, certifient estre telles qu’elles sont. Si comme dit saint Pol en l’epistre qu’il fist aux Rommains en disant en ceste manière que les choses qu’il a faictes seront sceues et veues par la creature du monde, c’est assavoir par les hommes qui sçavent lire les livres, et adjoustent foy aux acteurs qui ont esté devant nous, quant à congnoistre et sçavoir les pays, les provinces et les estranges contrées, les diverses terres et royaulmes visiter, ont trouvé de tant de diverses merveilles selon commune estimation et si tresnoble, que l’umain entendement est contraint de Dieu que ainsi qu’il est sans ripve ne sans fons. Et ainsi sont les choses merveilleuses en tant de divers pays, selon les diverses natures qui saulve leur jugement. Je cuide que oncques homme se Adam n’eut parfaicte congnoissance des choses invisibles de Dieu ; pour quoy me pense de jour en jour prouffiter en science et en ouyr et veoir pluiseurs choses que on ne croit estre veritables ; lesquelles se elles le sont en ces termes cy je vous metz en avant, pour les grans merveilles qui sont contenues en ceste presente histoire, dont je vous pense atraicter au plaisir de Dieu et au commandement de mondit trespuissant et noble seigneur.

Laissons à present les acteurs en paix, et retournons veritablement à ce que nous avons ouy dire et racompter à nos anciens, et que cestuy jour nous avons ouy dire que du pais de Poetou on y a veu de fait, pour coulourer nostre histoire à estre vraie comme nous le tenons, et de la demonstrer et publier par les vraies croniques nous l’entendons. Nous avons oy racompter à nos anciens que en pluiseurs parties sont apparus à pluiseurs tresfamilierement pluiseurs manières de choses, lesquelles les ungz appeloient luytons, les autres faées, et les aultres bonnes dames, et vont de nuyt et entrent ès maisons sans huys rompre et ouvrir, et ostent et emportent aulcunesfois les enfans des berceaux, et aulcunesfois ilz leur destournent leur memoire, et aucunesfois ilz les brulent au feu. Et quant ilz s’enpartent ilz les laissent aussi sains comme devant ; et aulcuns donnent grant heur en cestuy monde ; et encore dit iceluy Gervaise que aulcunes aultres fantaisies s’aparent de nuyt à pluiseurs, en divers lieux, en guise de femme à face ridée, de basse et petite stature, et font tantost les bessours de nuyt ès hostelz liberalement, et ne faisoient aulcun mal. Et aussi dit que pour certain il avoit en son temps ung ancien amy qui estoit viel homme qui racomptoit pour verité qu’il avoit veu en son temps pluiseurs fois de telles choses. Et dit encore ledit Gervaise que les dites faées se mettoient en guise de tresbelles femmes, et en ont eu aulcunes fois pluiseurs hommes aulcunes pensées, et ont prins à femmes moiennant aulcunes convenances qu’ilz leur faisoient jurer ; les ungz qu’ilz ne verroient jamais l’ung l’aultre ; que le samedi ilz ne les enquerroient que elles seroient devenues en aulcunes manieres ; les autres que se elles avoient enfans, que leurs maris ne les verroient jamais en leurs gessines. Tant qu’ilz leur tenoient leur convenance, ilz estoient en audience et prosperité, et si tost qu’ilz deffailoient en celle convenance, ilz decheoient de tout leur bonheur. Et ces choses advenues d’avoir enfraint leurs convenances, les aultres se convertissoient en serpens en pluiseurs jours. Et plus dit ledit Gervaise qu’il croit que ce soit pour aulcuns meffais estre fais en la desplaisance de Dieu, pour quoy il les pugnit si secretement et si merveilleusement, dont nul n’a parfaictement congnoissance, fors luy tant seullement. Et pour ce compte, il dit les secrez de Dieu abismes sans fons et sans ripve ; car nul parfaictement ne scet riens au regard de luy, combien que aulcune fois de sa provision sont toutes choses sceues, non pas par ung seul, mais par pluiseurs. Or voit-on souvent que quant l’omme n’aura issu de sa contrée, non obstant qu’il ait veu de merveilleuses choses veritables qui sont prez de ses contrées et regions, que pourtant jamais ne vouldroit croire pour le dire ne ouyr se de fait ne le veoit ; mais quant de moy qui n’ay esté guaires loing ay veu des choses que pluiseurs ne pourroient croire se ils ne le veoient. Avec ce dit ledit Gervaise et met exemple d’ung chevalier nommé messire Rocher du chasteau Roussel, en la province d’Acy, qui trouva d’aventure sur le serain une faée en une prairie, et la vouloit avoir à femme ; et de fait elle si consentit par telle convenance que jamais il ne la verroit nue ; et furent long temps ensamble, et cressoit le chevalier de jour en jour en prosperité. Or advint grant temps aprez que il vouloit veoir la dicte faée, et tant que ladicte faée bouta sa teste dedens l’eaue, et devint serpent ; et oncques puys ne fut veue. Et depuis le chevalier de jour en jour peu à peu commença à decliner de toutes ses prosperitéz et de toutes choses. Je ne vous veulx plus faire de proverbes ne d’exemples ; et ce que j’en ay fait si est pour ce que je entens à traicter comme la noble fortresse de Lusignen fut fondée par une faée, et la manière comment, selon la juste cronique et vraie histoire, sans appliquier nulle chose quelconque qui ne soit veritable et juste et de la propre matère. Et me orrez dire de la noble lignée qui en est issue, qui regnera toujours jusques à la fin du monde, selon ce qu’il appert qu’elle a toujours regné jusques à present. Mais pour ce que j’ay premierement commencé à traicter des faées, je vous diray dont celle faée vint qui fonda la noble place et fortresse de Lusignen dessusdit.


Cy après s’ensuyvent les noms et les estas des enfants qui furent au mariage de Raimondin et de Melusine. Et premierement en saillit le roy Urian qui regna en Chippre, et le roy Guion qui regna moult puissamment en Armenie ; item le roy Regnauld qui regna moult puissamment en Behaigne ; item Anthoine qui fut duc de Lucembourg ; item Raimond qui fut conte de Foretz ; item Geuffroy au Grant Dent qui fut seigneur de Lusignen ; item en saillit Thieri qui fut seigneur de Parthenay ; item Froimond qui fut moynne de Maillières, lequel Geuffroy au Grant Dent ardit l’abbaye et l’abbé avecq cent religieulx.

Il est vray qu’il y eut ung roy en Albanie qui fut moult vaillant homme, et dist l’istoire qu’il eut de sa première femme pluiseurs enfans, dont dist l’istoire que Mathathas, qui fut père de Florimont, qui fut son premier filz, et ce roy eut nom Elinas, et fut moult puissant et preus chevalier de la main. Et advint que, après le trespas de sa femme, il chassoit en une forest prez de la marine, en laquelle avoit une moult belle fontaine, et en ung mouvement prinst si grant soif au roi Thiaus de boire de l’eaue, et adonc tourna son chemin vers ladicte fontaine, et quant il approucha la fontaine, il ouyt une voix qui chantoit si melodieusement qu’il ne cuida pas pour vray que ce ne fut voix angelique ; mais il entendit assez pour la grand doulceur de la voix que c’estoit voix de femme. Adonc descendit de dessus son chevau, affin qu’il ne fist trop grant effroy, et l’atacha à une branche et s’en alla peu à peu vers la fontaine le plus couvertement qu’il peut ; et quant il approucha la fontaine, il vit la plus belle dame que il eut oncques veue en jour de sa vie, à son advis. Lors s’en arresta tout esbahi de la beaulté qu’il appercevoit en celle dame qui tousjours chantoit si melodieusement que oncques seraine ne chanta si melodieusement ne si doulcement ; et ainsi il s’arresta tant pour la beaulté de la dame que pour sa doulce voix et son chant, et se mucha le mieulx qu’il peut dessoubz les feulles des arbres, affin que la dame ne l’apperceut, et oublia toute la chasse et la soif qu’il avoit par avant, et commença à penser au chant et à la beaulté de la dame, tellement qu’il fut ravy et ne sceut se il estoit jour ou nuyt, et ne sçavoit s’il dormoit ou veilloit.

Ainsi que vous pourrez ouyr fut le roy Elinas si abusé tant du tresdoulx chant comme de la beaulté de la dame, que il ne sçavoit se il dormoit ou s’il veilloit ; car tousjours chantoit si melodieusement que c’estoit une melodieuse chose à oyr. Adonc le roy Thiaus fut si abusé qu’il ne luy souvenoit de nulle chose du monde, fors tant seullement qu’il oyoit et veoit ladicte dame, et demoura là grant temps ; lors vindrent deux de ses chiens courans qui luy firent grant feste, et il tressaillit comme ung homme qui vient de dormir, et adoncques lui souvint de la chasse et si grant soif que, sans avoir advis ne mesure, il s’en alla sur le bort de la fontaine et print le bassin qui pendoit sur laditte fontaine et beut de l’eaue ; et lors regarda la dame qui eut laissé le chanter, et la salua treshumblement en luy portant le plus grand honneur qu’il peut. Adonc elle, qui sçavoit moult de bien et d’onneur, lui respondit moult gracieusement. Dame, dist le roy Thiaus, par vostre courtoisie ne vous vueille desplaire se je vous ay requis de vostre estat et de vostre estre et qui vous estes ; car la cause qui à ce me meut elle est telle que je vous diray. Treschière dame, plaise vous sçavoir que je sçay et congnois tant de l’estre de cestuy pays et d’environ, que de quatre à cincq lieues n’y a nul meschant chasteau ne forteresse que je ne sache, excepté celle dont huy matin m’en suys parti, qui est environ à deux lieues d’icy, et que je ne congnoisses les seigneurs et dames, et quieulx ilz sont, et pour ce je m’esmerveille dont une si belle et si gente dame comme vous estes peut estre venue si despourveue de compaignie ; et pour Dieu pardonnez-moy, car c’est à moi grant oultraige de l’enquerre ; mais le grand desir m’a enhardy et donné couraige de ainsi le faire.

Syre chevalier, dist la dame, il n’y a point d’oultraige, mais vient de grant courtoisie et honneur ; et sachiez, sire chevalier, que je ne seray pas longuement seule quant il me plaira ; mais j’en ay envoié où je me devisoie comme vous avez ouy. Lors vient à ce parler ung varlet bien abillié monté sur ung grant courcier, et menoit en destre ung palefroy se richement enharnacié que le roy Elinas fut moult esbahi du noble atour et de la richesse que il vit entour ledit pallefroy, et dist en soy mesmes qu’il n’avoit oncques veu si riche pallefroy ne atour. Adoncques le varlet dist à la dame : Madame, il est temps de vous en venir quant il vous plaira ; et elle prestement va dire : De par Dieu ; puis dist au roy : Sire chevalier, à Dieu vous comment, et grant mercis de vostre courtoisie. Adoncques elle s’en alla au palefroy pour monter, et le roy s’avanca et lui aida à monter moult doulcement ; et elle le mercia et s’enpartist ; et le roy vint à son chevau et monta. Lors vindrent ses gens qui le querroient, et luy disdrent qu’ilz avoient pris le cerf, et le roy leur dist : Ce me plaist. Lors commença à penser en la beaulté de la dame, et la print si fort à amer qu’il ne sceut quelle contenance prendre, et dist à ses gens : Allez vous-en devant, je vous suivray tantost ; et s’en allèrent, et bien apperceurent que le roy avoit trouvé quelque chose. Et à tant s’en departirent de luy, car ilz ne luy osèrent contredire ; et adonc le roy tourne le frain de son chevau, et s’en alla aprez tout hastivement par le chemin qu’il avoit veu la dame aller.

L’ystoire nous racompte que tant suyvit le roy Elinas la dame, qu’il la trouva en une forestz où il y avait grant foison d’arbres haultz et drois ; et estoit en la saison que le temps est doulx et gracieux ; et le lieu de la forestz estoit moult delectable. Et quant la dame ouyt le fray du chevau du roy Elinas qui venoit grant erre, elle dist à son varlet : Arrestons-nous et attendons ce chevalier, car je crois qu’il nous vient dire une partie de sa voulenté dont il n’estoit pas pour lors advisé ; car nous l’avons veu monter fort pensif. Dame, dist le varlet, à vostre plaisir. A tant vint le roy qu’il arriva d’encoste la dame comme se il ne l’avoit oncques veue, et la salua moult effreement, car il estoit si surpris de s’amour qu’il ne sçavoit nulle contenance faire. Adoncques la dame, qui congneut assez que c’estoit et qu’il adviendroit à son entreprise, luy dit : Roy Elinas, que vas-tu querant aprez moy si hastivement ? Emporté-je riens du tien ? Et quant le roy se ouyt nommer, il fut moult esbahi, car il ne congnoissoit point celle qui parloit à luy ; et neantmoins il luy respondit : Ma chière dame, du mien n’emportez riens, fors tant seullement que vous passez parmy mon pays, et est grant vilonnie à moy, puys que vous estes estrangière, que je ne vous passe moult hounourablement parmy mon pays, ce que je feroie moult voulentiers se je fusse en lieu propice pour ce faire. Adoncques, respondit la dame, roy Elinas, je vous tiens pour excusé, et vous prie que se vous ne nous voulez aultre chose, que vous ne laissez ja de vous en retourner pour ceste cause. Lors respondit le roy : aultre chose je quiers, dame. Et quoy, dist-elle, dictes-le-moy hardiement. Ma treschière dame, puysqu’il vous plait, je vous le diray. Je desire tant que nulle chose du monde à avoir vostre bonne amour et vostre bonne grace. Par ma foy, dist-elle, roy Elinas, à ce n’avez-vous riens failly ; mais que vous n’y pensez que tout honneur, car ja homme n’aura m’amour en sa ventance. Ha, ma treschière dame, je ne pense en nul cas deshoneste. Adoncques vit la dame qu’il estoit empris de son amour, et luy dist : Se me voulez prendre en femme par foy, par la foy de mariage, ensamble que vous ne metterez ja paine de me veoir en ma gessine, ne ne ferez par voie quelconque que vous m’y voiez ; et se ainsi le voulez faire, je suys celle qui obeiray à vous ainsi comme femme doibt obeir à son mari. Lors le roy luy va jurer : ainsi le vous feray-je. Sans long parlement ilz furent espousez et menèrent longuement bonne vie ensemble. Mais le pays du roy Elinas estoit moult esbahi que celle dame estoit, combien qu’elle gouvernoit bien à droit saigement et vaillamment. Mais Nathas, qui estoit filz du roy Elinas, la haioit trop. Si advint qu’elle fut en gessine de trois filles, et les porta bien et gracieusement son temps, et les delivra au jour qu’il appartenoit. La première née eut nom Melusine ; la seconde Melior ; et la tierce Palatine. Le roy Elinas n’estoit pas lors présent en ce lieu, et le roi Nathas y estoit, et regarda ces trois seurs qui estoient si belles que c’estoit merveilles. Adoncques il s’en alla par devers le roy son père et luy dist ainsi : Sire, ma dame la royne Pressine vostre femme vous a porté les trois plus belles filles qui oncques furent veues ; venez les veoir. Adoncques le roy Elinas, auquel ne souvenoit de la promesse qu’il avoit faicte à Pressine sa femme, dit : beau filz, si feray-je, et s’en vint apertement et entra en la chambre où Pressine baignoit ses trois filles. Et quant il les vit il dist en ceste manière : Dieu benoit la mère et les filles, et eut moult grant joye. Et quant Pressine l’ouyt, elle luy respondit : Faulx roy, tu as failly ton convenant, dont moult grant mal il vous viendra, et m’as perdue à toujoursmais ; et sçay bien que c’est pour ton filz Nathas, et me fault partir de vous soudainement, mais encore seray-je vengée de vostre filz par ma seur et compaigne madame de l’Isle-Perdue ; et ces choses dictes print ses trois filles et s’en alla à tout icelles, et oncques puis ne fut veue au pays.

L’istoire nous dit que quant le roy Elinas eut perdu Pressine sa femme et ses trois filles, qu’il fut si esbahi qu’il ne sceut que faire ne que dire ; mais fut par l’espace de sept ans qu’il ne faisoit que se plaindre, et gemir, et soupirer, et faire tousjours griefs plains et piteuses lamentations pour l’amour de Pressine sa femme qu’il amoit de leal amour ; et disoit le peuple de son pays qu’il estoit assoté ; de fait ilz donnèrent le gouvernement à son filz Nathas, qui se gouverna vaillamment et tint son père en grant charité. Adoncques les barons d’Albanie luy donnèrent à femme une gentyfemme qui estoit dame Dicris ; et de ces deux issist Florimont dont dessus est faicte mention, qui depuys moult grant paine prenoit et traveillait. Toutesfois nostre histoire n’est pas entreprise pour luy, et pour ce nous nous en taisons sans plus parler, et retournerons à nostre histoire.

L’histoire dit que quand Pressine s’en partist à tout ses trois filles, elle s’en alla en Avalon, nommée l’Isle-Perdue, pour ce que nul homme, tant y eut esté de foys, n’y saroit jamais rassener, sinon de grant adventure ; et illec nourrit ses trois filles jusques en l’aaige de quinze ans, et les menoit tous les matins sur une montaigne haulte, laquelle estoit nommée, comme l’istoire dit et racompte, Elinéos, qui vault à dire en françoys autant comme montaigne florie ; car de là elle veoit assez la terre de Ybernie ; et puys disoit à ses trois filles, en plourant et en gemissant : Mes filles, veés là le pays où fustes nées et où eussiez eu vostre bien et honneur se ne fut le dommaige de vostre père, qui vous et moy a mis en griefve misère sans fin jusques au jour du jugement de Dieu qui pugnira les mauvais et exaucera les bons en leurs vertus.

Melusine, la première fille, luy demanda : Quelle faulceté vous a fait nostre père pour quoy avons ceste griefveté ? Adoncques la dame leur commença à racompter toute la manière du fait ainsi comme vous avez ouy racompter par avant. Et lors quant Melusine eut ouy sa mère racompter le faict, elle remist sa mère en aultres parolles en luy demandant l’ettre du pays, les noms des villes et des chasteaux d’Albanie ; et en racomptant ces choses, elles descendirent ensamble de la montaigne, et s’en revindrent en l’isle d’Avalon. Et adonc Melusine tira à part ses deux seurs, c’est assavoir Melior et Palatine, et leur dist en ceste manière : Mes chières seurs, or regardons la misère où nostre père a mis nostre mère et nous, qui eussions esté en si grant aise et si grant honneur en nostre vie ; que vous est il advis qu’il en soit bon de faire ? car quant de moy je m’en pense vengier ; et ainsi que petit solas a impétré à nostre mère par sa faulceté, aussi peu de joye lui pensé-je faire. Adoncques les deux seurs luy respondirent en ceste manière : Vous estes nostre aisnée seur, nous vous suivrons et obeirons en tout ce que vous en vouldrez faire et ordonner. Et Melusine leur dist : Vous monstrez bonne amour et d’estre bonnes filles et leales à nostre mère, car par ma foy c’est tresbien dit. Et j’ay advisé s’il vous semble bon que nous l’enclorons en la haulte montaigne de Northumbelande nommée Brumbelioys, et en celle misère sera toute sa vie. Ma seur, dist lors chascune, or nous delivrons de ce faire, car nous avons grant désir que nostre mère soit vengée de la desleaulté que nostre père luy a fait. Adoncques firent tant les trois filles que par leur faulce condition elles prindrent leur père et l’enclouirent en ladicte montaigne. Et après que ce fut fait, elles revindrent à leur mère, et lui disdrent en telle manière : Mère, ne vous doibt challoir de la desleaulté que nostre père vous a fait, car il en a son paiement ; car jamais ne iscera ne partira de la montaigne de Brumbelioys où nous l’avons enclos ; et là il usera sa vie et son temps en grant douleur. Ha, ha, va dire adoncques leur mère Pressine, comment l’avez osé faire, mauvaises filles et dures de cuer ? vous avez tresmal fait quant celluy qui vous a engendrées vous avez ainsi pugni par vostre orgueilleux couraige ; car c’estoit celluy où je prenoie toute la plaisance que j’avoie en ce mortel monde, et vous me l’avez tolu. Si sachiez que je vous pugniray bien du mérite selon la desserte. Toy, Melusine, qui es la plus ancienne, et qui de toutes deusse estre la plus congnoissant, et tout ce est venu par toy, car je sçay bien que ceste charte a esté donnée par toy à ton père, et pour ce tu en seras la première pugnie ; car non obstant la verité du germe de ton père, toy et tes seurs eut attrait avec soy, et eussiez bien briefment esté hors des mains de l’adventure de japhes et des faées, sans y retourner jamais ; et desoresmais je te donne le don que tu seras tous les samedis serpent des le nombril en abas, mais se tu trouvez homme qui te vueille prendre en espouse, et qu’il te promette que jamais le samedi ne te verra ne descelera ne revelera ou dira à personne quelconques, tu vivras ton cours naturel et morras comme femme naturelle, et de toy viendra moult noble lignée qui sera grande et de haulte proesse ; et par adventure si tu estoies decellée de ton mary, sachies que tu retourneroyes au tourment auquel tu estoies par avant, et seras tousjours sans fin jusques à tant que le treshault juge tiendra son jugement, et toy apperras par trois jours devant la fortresse que tu feras et que tu nommeras de ton nom, quant elle devra muer seigneur ; et par le cas pareil aussi quant ung homme de ta lignée devra morir. Et tu, Melior, je te donne en la grant Armenie ung chastel bel et riche où tu garderas un esparvier jusques à tant que le maistre tiendra son jugement ; et tous nobles chevaliers de noble lignée qui y vouldront aller veillier la surveille, la veille, le XX jour de juing sans sommeiller, auront ung don de toy des choses que on peut avoir corporellement, c’est assavoir des choses terriennes ; sans point demander ton corps ne t’amour pour mariage ne aultrement ; et tous ceulx qui te vouldront demander sans eulx vouloir deporter, seront infortunez jusques à la neufiesme lignée, et seront dechassez de tout en tout de leurs prosperitez. Et tu, Palatine, seras enclose en la montaigne de Guigo à tout le trésor de ton père, jusques à tant que ung chevalier viendra de vostre lignee, lequel aura tout celuy tresor et en aidera à conquerre la terre de promission et te delivrera de là. Adoncques furent ces trois filles moult doulentes, et atant s’en departirent de leur mère. Et s’en alla Melusine parmy la grand forest et bocage ; Melior aussi se departit, et s’en alla au chasteau de Lesprevier en la grand Armenie ; et Palatine aussi s’en partit pour aller en la montaigne de Guigo où pluiseurs luy ont veuë, et moy de mes oreilles le ouy dire au roy d’Arragon et à pluiseurs aultres de son pays et de son royaulme. Et ne vous veuille desplaire se je vous ay ceste adventure racomptée, car c’est pour plus adjouster de foy et verifier l’istoire où desorenavant je vueil entrer en la matière de la vraye histoire. Mais avant je vous diray comment le roy Elinas fina ses jours en cest siecle, et comment Pressine sa femme l’ensepvelist dedens la dicte montaigne en ung moult noble sercueil, comme tous orrez cy aprez.

Long temps fut le roy Elinas en la montaigne, et tant que la mort qui tous affine le prinst. Adoncques vint Pressine sa femme et l’ensepvelist en une si noble tombe, que nul ne vit oncques si noble ne si riche ; et avoit en la chambre tant de richesses que c’estoit sans comparation. Et y sont candelabres d’or, et y a pierres precieuses, et aussi torches et chandelliers et lampes qui y ardent nuyt et jour ; et au piet de la tombe mist une image de albastre de son hault et de sa figure, si belle que plus ne pourroit estre ; et tenoit la dicte image un tablier doré auquel l’adventure dessusdicte estoit escripte ; et là establit ung gayant qui gardoit celluy image, lequel gayant estoit moult fier et horrible, et tout le pays tenoit en subjection et patis ; et aussi le tindrent après luy pluiseurs gayans, jusques à la venue de Geuffroy à la grant dent ; de quoy vous orrez cy aprez parler. Or avez ouy parler du roy Elinas et de Pressine sa femme ; si vous vueil doresnavant commencer la vérité et l’histoire des merveilles du noble chasteau de Lusignen en Poitou, et pour quoy et par quelle manière il fut fondé.

L’histoire nous racompte qu’il y eut jadis en la brute Bretaigne ung noble homme, lequel eut riot avecq le nepveu du roy des Bretons ; et de fait il n’osa plus demourer au pays, mais prist tot sa finance et s’en alla hors du pays par les haultes forestz et les haultes montaignes ; et si, comme racompte l’histoire, il trouva ung jour sur une fontaine une belle dame qui lui dist toute son adventure, et finablement ilz s’amourèrent l’ung de l’aultre, et lui fist la dame moult de confort, et commencèrent en leur pays, qui estoit desert, bastir et fonder pluiseurs villes et fortresses et grans habitations ; et fut le pays en brief temps assez bien peuplé ; et appellèrent le pays Foretz, pour ce qu’ilz le trouvèrent plain de bocages ; et encores au jourduy est appellée. Or advint que entre le chevalier et la dame eut discort, je ne sçay pas bonnement comment ne pourquoy ; elle se departist tout soudainement d’avec luy, dont le chevalier fut moult doulent, et non obstant ce il croissait tousjours en grant honneur et en grant prosperité. Or advint que les nobles de son pays le pourveurent d’une gentille dame qui estoit seur au conte de Poitiers qui regnoit pour le temps, et eut d’elle pluiseurs enfans masles, entre lesquieulx il en y eut ung, c’est assavoir le tiers, qui fut appellé Raimondin, qui estoit bel, gent et gracieux, et moult actentif, soubtil et intellectif en toutes choses, et en icelluy temps ledit Ramondin povoit avoir .xiiii. ans.

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