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Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée

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Comment Geuffroy fist refaire l’abbaye de Maillières.

Geuffroy, avant son departement, charga et ordonna gens pour reffaire l’abbaye de Maillières ainsi comme le Sainct-Père luy avoit enchargé pour penitence, et leur assigna où ilz prendroyent argent pour payer les ouvriers ; et puys laissa bon gouvernement en son pays ; et aussi fist son frère Thierry au sien. Et quant Odon et Raimonnet visrent que ilz se mettoyent en chemin pour aller veoir leurs autres deux frères en Allemaigne, si disdrent entre eulx que aussi feroient-ilz. Si demandèrent tantost aux gens de leurs pays que ilz leur fussent au devant à Bonneval. Et à ce temps estoient ceulx frères ensamble, acompaignez de deux mille bassines et de mille arbalestriers. Et quant le conte de Vandosme en oyt les nouvelles, il cuida certainement que ilz venissent pour le exillier, et que Odon se fut complaint à ses frères de luy ; et doubta tant Geuffroy, que il se vint rendre à Bonneval en la mercy de Odon, conte de la Marche ; et il luy perdonna tout le meffait que oncques il fist à luy ; et le conte luy fist hommaige de la terre de quoy la hayne estoit entre eulx deux.

En ceste partie nous racompte l’istoire que les quatre frères se partirent de Bonneval, et puys se penèrent tant d’errer que ilz vindrent en la Champaigne, et en leur compaignie pluiseurs grans seigneurs ; et se logèrent une nuyt sur une ripvière nommée la Meuse, dessoubz une fortresse qui est appellée le Chasteau de Durres, pour ce que il siet sur la salize en hault sus la ripvière. Or me tairay ung peu à parler d’eulx, et commenceray à dire et à parler du roy d’Anssay, qui avoit une moult grosse guerre au conte de Fribourg et au duc d’Autriche, qui l’avoyent assiegé en une sienne fortresse qui estoit appellée Pourrencru, et estoit la place à quatre lieues de l’abbé. Et adoncques le roy d’Anssay manda le roy Regnauld de Behaigne, son nepveu, car il avoit sa niepce espousée, et si avoit mandé le duc Anthoine de Lucembourg, que ilz luy venissent aidier contre ses ennemis, qui estoient si fors que il ne les povoit plus resister. Et estoit le roy Regnauld pour lors venu à Lucembourg atout quatre cens bassines, et avoit amené la royne Aiglentine, sa femme, avec luy, et Oliphart, son filz. Grande fut la joye que les frères s’entrefirent. Adoncques Anthoine bienveigna moult Regnauld et la royne sa seur, et son nepveu Oliphart. Et la duchesse Cristienne leur vint à l’encontre, avecques elle ses deux filz, c’est assavoir Bertrand et Lochier, et sa mesnie. Là eut moult grant joye faicte des frères, des seurs et des nepveux les ungz aux aultres. Et tous ensamble en une compaignie entrèrent en la ville, et descendirent au chasteau ; et les baignons se logèrent en la prarie ès tentes et pavillons. Adoncq vindrent deux chevaliers poitevins qui avoient esté avec le roy Regnauld et avec le duc Anthoine à leurs conquestes ; mais quant ilz vindrent en la prarie et virent l’ost des baignons d’une part, et d’aultre les gens du duc Anthoine, ilz furent moult esbahis que ce povoit estre ; et commencèrent à demander se ilz vouloient tenir le siége devant la ville, et ilz disdrent que non. Adoncques passèrent les deux chevaliers oultre, et vindrent au chasteau, et là descendirent, et montèrent en la salle, où ilz furent bien congneus de toutes pars ; et leur fist-on grant joye ; et vindrent devant les deux frères, et les saluèrent de par Geuffroy et leurs trois aultres frères, et aussi toute la compaignie. Adoncques, quant les deux frères ouyrent les nouvelles, ilz leur firent faire grant joye, et eurent moult bonne et belle chière, et leur demandèrent se leurs frères estoient en bon point, et ilz leur disdrent que oy, et sont à deux lieues d’icy atout deux mille bassines et mille arbalestriers, où ilz vous viennent veoir. Par ma foy, dist le roy Regnauld, Anthoine, beau-frère, veez icy gracieuse compaignie venir veoir ses amis ; au mans ne viennent-ilz pas la main desgarnie. Adoncques il s’escria : A chevau, et faictes tendre toute la ville. Et ainsi fut-il fait ; et montèrent adoncques les frères à noble compaignie de chevalerie, et en leur compaignie se misrent les deux chevaliers poitevins ; et ainsi s’en allèrent à l’encontre de leurs frères ; et les dames s’en allèrent en leurs chambres pour eulx atourner.

En ceste partie nous dist l’istoire que tant chevauchèrent Anthoine et Regnauld, que ilz encontrèrent la première route, et leur demandèrent où sont les quatre frères ; et ilz leur disdrent : Voiez-les là, dessoubz cest estandart qui est demy parti d’azur et d’argent. Et ilz s’en allèrent celle part. Or est-il vray que Geuffroy estoit monté sur ung grant destrier et coursier, et le baston au poing, armé de toutes pièces, fors du bassinet ; mais ilz sceurent la venue des deux frères, si firent faire place environ d’eux, que nul ne les osoit approchier du long de deux lances ; et y avoit foison de gens d’armes devant et derrière qui tenoient les aultres en ordonnance. Adoncques vindrent le roy Regnauld et le duc Anthoine saluer leurs frères, et les bienveignèrent moult gracieusement. Là fut moult grande la joye que les frères firent entre eulx les ungs aux autres ; adoncques ilz se mirent à chemin ensamble, deux et deux, tous les plus aisnez devant. Odon et Anthoine allèrent devant ; aprez, le roy Regnauld et Geuffroy ; et puys aprez, Raimonnet et Thierry ; et alla tout leur ost aprez, à banières desploiez, et s’en allèrent vers Lucembourg, qui jà estoit tout encourtinée ; et les bourgoys estoient parez, et les bourgoises, aussi bien parées, estoient aux fenestres, et les dames au chastel, moult noblement atournées, qui moult grant desir avoient de veoir les frères, et par especial Geuffroy, pour les proesses que on disoit qu’il avoit faictes. Atant vindrent les frères en la ville, et firent loger les gens Geuffroy et de ses aultres frères venus avecq luy, et aprez ceulx de Lucembourg.

Moult fut grant l’effroy au tendre pavillons et tentes. Or est vray que, quant les frères entrèrent à Lucembourg, ilz misrent Anthoine et Geuffroy devant. Et sachiés que les nobles et non nobles gens s’esmerveilloient moult fort de la fierté et de la grandeur de ces deux frères, et disoient tous ceux qui les veoient que ces deux hommes estoient bien taillez de desconfire ung grant host. Et tant chevauchèrent que ilz vindrent au chasteau, et là descendirent. Là estoient la royne et la duchesse, qui se entretenoient par les mains, et estoient leurs dames et damoiselles aprez elles, et vindrent tout droit faire la reverence aux frères. Là eut moult grant joye demenée. On fist mettre les tables, et le disner prest, et puys aprez lavèrent et se assirent, et furent moult noblement servis. Et quant ilz eurent trestous disné, Geuffroy leur compta toutes les adventures de ses faitz, et du pays où il avoit esté en diverses besongnes et contrées. Et il commença à racompter et deviser l’adventure et la destinée du roy Elinas, dont ilz sont descendus, dont ilz furent joyeulx. Et puys compta la departie de son père, et en quel lieu il estoit, car du remanant sçavoient-ilz assez. Et puys compta le roy Regnauld comment luy et Anthoine, son frère, s’en alloient secourir le roy d’Anssay, que le duc d’Autriche, le conte de Fribourg, le conte de Salerne, et jusques au nombre de dix contes d’Allemaigne oultre le Rin, avoient assiegé à Pourrentru. Adoncques respondist Geuffroy en ceste manière : Mes seigneurs et mes frères, nous ne vous sommes pas venus veoir pour reposer, quant vous avez tant d’ouvrages sur les bras ; et se nous eussions sceu au departir de Lusignen, entre nous quatre eussions amené assez de gens, combien que nous ne sommes que trop ; mais, beaulx seigneurs, ne faisons pas icy long sejour, mais allons courir sur nos ennemis. Adonc se dressa, et prinst congié de ses deux frères et de ses nepveux ; et commença à dire en ceste manière : Beaulx seigneurs, qui a à besongnier ne doibt pas actendre le lendemain de ce qu’il peut faire le serain. Et adonc prindrent congié Odon, Raimonnet et Thierry ; et tantost descendirent de la salle ; et adoncques leurs frères et les barons et les dames les convoièrent ; mais il n’y avoit celluy qui ne se donnast grant merveilles de la fierté de Geuffroy. Et quant ilz furent descendus en bas, ilz prindrent gracieusement congié des dames, et montèrent à chevau ; et ne voulurent oncques souffrir que le roy Regnauld et Anthoine les convoiassent, mais leur dist Geuffroy : Prenez congié dès anuyt de vos femmes, mes seurs, et de vos aultres gens, et ordonnez bien et sagement de vos besongnes ; et je m’en vois à mon logis, et moy et mes frères, pour ordonner nos gens, et aussi pour avoir guides qui sachent le pays, car nous ferons l’avant-garde entre nous quatre et nos gens. Et ceulx retournèrent et disdrent entre eulx l’ung à l’aultre ainsi : Pour vray, cestuy homme ne peut longuement durer qu’il ne soit ou mort ou pris, car il ne craint riens qu’il soit au monde, et aussi à le conseillier c’est paine perdue, car il ne souffre riens fors selon son ymagination ; car pour certain le roy Urian et le roy Guion, nos frères, m’ont bien mandé comment il se gouverna par toute la terre où il avoit esté, et aussi en la mer, comment il y a besongné ; car, se il n’avoit que dix mille hommes avecques luy et il en voyoit devant soy deux cent mille, si se frapperoit-il dedens de sa fierté, sans prendre conseil de nulluy. Adonc le roy Regnauld luy respondist : Mon frère, cy se fauldra sur ce adviser d’estre plus sur sa garde, affin que, se il avoit affaire, que on luy fut prest à secourir pour le peril qu’il en pourroit advenir ; car de ce je ne luy sçay nul mal gré, pour ce que, au plus tost que on peut, on doibt grever ses ennemis ; et, puys qu’il se sent puissant de soy-mesmes, et qu’il est hardi et entreprenant, sa hardiesse, par foy, luy est bien seant ; car chose hardiement entreprise et poursuyte fait aussi ensuyvre le fait à bien. Et à tant en laissèrent le parler. Celle nuyt ilz prindrent congié de leurs femmes, et leur laissèrent bons gouverneurs ; et aussi Geuffroy ordonna d’autre costé et se pourveut de tout ce que mestier luy estoit, et eut bonnes guides. Et avoit enquis diligamment de ses ennemis, et des passages par où ilz devoient rapasser la ripvière, et que ilz ne povoyent rapasser que par Fribourg ou par Balle. Adoncques il luy sambla que s’il povoit avoir l’ung, que legièrement il pourroit desconfire ses ennemis.

Le lendemain fist Geuffroy sonner ses trompettes et fist chanter la messe et armer ses gens, et se mist à chemin à belle compaignie et en belle ordonnance. Et adonc ses deux frères saillirent hors de la ville, et firent desloger leur ost. Là povoit-on veoir les banières de Lusignen ventiller au vent. Tant chevauchèrent et leur ost, qu’ilz passèrent la Lorraine, et se misrent es plains pays d’Anssay. Ung soir furent logés à six lieues de l’ost et à cincq de Fribourg. Lors appella Geuffroy ses frères et leur dist : Nous ne devons pas courir sur ces gens sans les deffier ; il fault mander qu’ilz se gardent de nous. Et ilz respondirent que c’estoit bien raison de ce faire. Adonc ilz firent une lettre faisant mention de ce, et fut le commencement de la lettre escripte en ceste manière : A vous duc d’Autriche, et à vous conte de Fribourg, et à tous vos alliez, nous Regnauld, roy de Behaigne, nous Anthoine de Lusignen, duc de Lucembourg, nous Odon de Lusignen, conte de la Marche, nous Geuffroy de Lusignen, seigneur de ce lieu, nous Raimonnet de Lusignen, conte de Foretz, et je Thierry de Lusignen, seigneur de Parthenay, vous mandons que tantost, ces lettres veues, vous vous gardez de nous, car nous vous porterons dommaige le plus tost que nous pourrons, pour cause du tort que vous faictes et avez fait à nostre seigneur et bien amé cousin et oncle le roy d’Anssay. Et en ceste defiance misrent leurs six seaux, et fut baillée la lettre à ung herault qui tant erra qu’il vint au siége et la presenta au duc d’Autriche, et fut leue en audience. Comment, se disdrent les Allemands l’ung à l’autre, le diable a apporté tant de ceux de Lusignen en cestuy pays ? Il n’est maintenant nouvelles par pays que d’eulx, tant y a que les nouvelles sont espandues par le monde, et entre les Sarrazins et entre les cristiens. Adonc s’en retourna le herault aux frères et leur compta la manière comment ceulx de l’ost s’esmerveilloient dont tant de ceulx de Lusignen povoient venir. Et adonc Geuffroy respondist ainsi : Par ma foy, ilz ont ouy parler de nous bien loing, mais tantost, se Dieu plaist, ilz nous verront de plus prez au plus brief que nous pourrons, au plaisir de Dieu. Or fut vray que la nuyt se reposa l’ost ; mais Geuffroy dist à ses trois frères qu’ilz feissent l’avant-garde, et qu’il avoit ung peu affaire en certain lieu ; et il disdrent de par Dieu, mais qu’il gardast bien où il iroit ; et il leur dist : Ne vous en doubtez, je m’en garderay bien, se Dieu plaist. Et atant s’en partist Geuffroy, atout cincq cens bassines et cent arbalestriers, et aussi il eut deux bonnes guides qui bien sçavoient tout le pays, et se fist mener vers Fribourg, et s’embucha entre les hayes au point du jour ; et là actendoit Geuffroy l’adventure.

L’istoire nous dist que adonc il se partist tout seul de l’embuche, et se mist sur une petite montaigne, au point du soleil levant, et estoit armé d’une coste de fer sans bassinet, le plus couvertement qu’il peut, et avoit ainsi fait armer jusques au nombre de dix chevaliers es quieulx il se fioit le plus, et avoient dix grans sacs plains de fain, et avoient larges botes et esperons enroulliés, en guise de gros varles ; et avoient avec eulx ung escuier de la duché de Lucembourg, qui moult bien sçavoit parler allemant. Et leur commanda Geuffroy qu’ilz fussent tous pretz quant il les viendroit querre, et aux aultres qu’ilz espiassent se ilz entreroient dedens la porte, et se ilz les y voyoient entrer qu’ilz venissent atout les chevaux aprez eulx. Et ilz luy disdrent que ainsi feroient-ilz. Adonc Geuffroy apperceut que ung peu aprez soleil levant on ouvrist la barrière et le pont et la porte toute arrière ; et fist-on grant foison de bestial saillir de leans. Et quant il apperceut ce, il s’en retourna tout court et fist prendre à ses dix chevaliers chascun son sac sur l’arson de sa selle, et prinst le sien ; et lors l’escuier, qui moult bien sçavoit le langage, prinst ung sac aussi, et se mist devant Geuffroy embrunché sur son fardel. Adoncques vindrent à la barrière, et incontinent ledit escuier cria à haulte voix : Ouvrez icy, ouvrez, car nous avons si grant sommeil que plus ne povons, pour ce que ne finames à nuyt de chevaucher. Et on leur ouvrist. Et leur demandèrent que c’estoit que ilz portoient ; à quoy ilz respondirent : Ce sont robbes que nous avons gaignées, et les venons vendre en ceste ville. Et ainsi les laissèrent passer, et tantost ilz montèrent sur le pont et entrèrent en la porte, et jettèrent hastivement leur sac jus, et tirèrent leurs espées, et ferirent sur les portiers, et les mirent à mort à terre, et tous les aultres à l’espée. Adoncques quant ceux de l’embuche perceurent qu’ilz furent dedens la porte, ilz brochèrent les chevaulx, et vindrent à la ville, et entrèrent dedens la porte qui mieulx. Adoncq eussiés oy crier : Trahis, trahis. Et d’aultre part : Ville gaignée. Fin de compte, il est vray que tous ceulx qui furent trouvez furent mors ; mais grant foison s’en partirent de la ville ; et tantost Geuffroy garnist le pont dessus la ripvière, et y laissa quatre cens bassines et cent arbalestriers ; et puys se mist en chemin devers l’ost, et trouva qu’ilz estoient deslogez ; et avoient les frères de Geuffroy moult grant paour de luy, mais quant ilz le virent ilz furent moult joyeulx. Et adoncques il leur compta son adventure, et comment il avoit conquis le passage pour passer en Autriche ; et besoing en estoit. Et ilz en furent moult joyeulx, et se logèrent celle nuyt tous ensamble aux plains champs, et jeurent tous armez, car ilz furent à une lieue de l’ost. Et celle mesme nuyt vindrent nouvelles en l’ost des parties adversaires comment Fribourg estoit pris, dont le conte et tous les autres furent moult doulens ; et leur compta le messagier la manière comment ce avoit esté. Par foy, dist le duc d’Autriche, ilz sont soubtilz gens d’armes, et sont moult à redoubter. Qui n’y pourvoira de remède, ilz nous pourront bien donner ung grant eschat. Par Dieu, disdrent les autres, vous dictes vray. Et ainsy laissèrent la chose jusques à lendemain ; et sur ce eurent conseil.

En ceste partie nous dist l’istoire que le lendemain au point du jour, ouyrent les frères messe, et puys ordonnèrent leurs batailles. Geuffroy et ses trois frères qui avec luy furent venus, et leurs gens, eurent la première bataille, Anthoine eut l’aultre, et le roy Regnault la tierce, et s’en allèrent les banières au vent. Par ma foy, c’estoit grant beaulté à les veoir. Adoncques environ le soleil levant, vindrent sur une petite montaigne, et commencèrent à veoir et regarder la fortresse du Pourrencru, et le siége entour ; et, ce fait, descendirent la vallée. Et à celle heure vint ung chevalier qui s’estoit allé esbattre hors de l’ost, qui cria à l’arme quant il vit venir les frères. Lors se coururent armer de toutes pars, et se vindrent renger au dehors de l’ost. Adonc les batailles s’approchèrent, et au baisser des lances eut moult grant criée et grant froissée de lances ; et moult fut l’encontre fière et dure ; et y eut d’une part et d’aultre moult d’occis. Les batailles sembloient estre tout en une. Là povoit-on veoir grant occision ; et la chose estant en tel estat, Geuffroy tenoit l’espée empoignée et en frappoit par telle manière que tout ce qu’il rencontroit il jettoit par terre. Adoncques les six banières des frères se joindirent ensamble, et alloient iceulx six frères en une flotte. Là oyoit-on crier, Lusignen : en pluiseurs lieux, et alloient iceulx frères desrompant les batailles, et mettans tout en fuyte. Et fut le duc d’Autriche abbatu du chevau par terre d’ung revers que Geuffroy luy donna ; et, luy abbatu, il fut incontinent saisi ; et Anthoine prinst le conte de Fribourg, et fut baillé à quatre chevaliers en garde. Que vauldroit ores faire long compte ? La bataille fut desconfite, et s’en allèrent ceulx qui peurent eschapper, les ungz vers Balle, les aultres vers Fribourg ; et y eut merveilleuse occision, car il y eut de vingt et cincq à trente mille tant d’Autrichiens que de leurs aidans. Adoncques ceulx du fort furent moult esbahis quant ilz visrent dehors tel toullis, mais ne demoura gaires que on leur dist que c’estoient les frères de Lusignen. Adoncques issist le roy d’Anssay dehors, et vint aux logis où les frères estoient logez ès tentes qu’ilz avoient conquises ; et le roy là arrivé les festoya moult amoureusement, et les mercia moult humblement du noble secours qu’ilz lui avoient faict. Et tantost luy firent admener le duc d’Autriche, le conte de Fribourg, et six aultres contes, et les luy baillèrent, et luy disdrent : Damp roy, vecy vos ennemis ; faictes-en à vostre guise. Et le roy les en mercia moult humblement. Mais, à brief parler, ce non obstant, ilz traictèrent ensamble, tant par le moyen des frères comme par eulx, qu’ilz promisrent, par foy et serment, à restablir au roy d’Anssay toute sa perte. Et se vous voulez sçavoir la cause pour quoy la guerre estoit meue entre eulx, c’estoit pour ce que les aultres demandoient à avoir ce qui demoura au roy d’Aussay par ledit traicté. Et si jurèrent et promisrent que jamais ilz ne mouveroient guerre l’ung à l’aultre ; et Geuffroy fist rendre au conte de Fribourg sa ville, dont il le mercia moult, et luy offrist moult humblement son service. Et là fut accordé le mariage de Bertrand, le filz au duc Anthoine, à Mellidée, la fille au roy d’Anssay ; et adonc, quant ce fut fait, le duc d’Autriche et ses gens prendre congié des frères ; et s’en partirent les frères et le roy d’Anssay et Mellidée sa fille, et vindrent à Lucembourg ; et là furent faictes les neupces à moult grant joye et solemnité ; et, la feste passée, le roy Regnauld et sa femme prindrent congié de leurs frères, et s’en allèrent en Behaigne. Et Geuffroy et ses frères reprindrent congié de leur frère, et de la duchesse et de leurs nepveux, du roy d’Anssay et de sa fille, et s’en retournèrent chascun en son pays ; et le roy d’Anssay retourna au sien, et emmena sa fille et Bertrand son mari. Et nous dist l’istoire que depuys se trouvèrent les huyt frères ensamble à Monserrat, et tindrent entre eulx grant feste ; et firent tant que Raimondin, leur père, vint au bas de son hermitaige, et fut moult joyeulx de veoir ses enfans ensamble ; et aprez ce, prinst Raimondin congié de ses enfans, et remonta en son hermitaige. Et à leur departement donnèrent les frères de moult riches joyaulx à l’eglise, et aprez prindrent congié l’ung de l’aultre, et s’en allèrent chascun en leurs contrées, les ungz par mer, et les aultres par terre.

Cy nous tesmoingne l’istoire que tant que Raimondin vesquist, Geuffroy et Thierry son frère le visitèrent unes foys chascun an ; et estoit assez prez du terme qu’ilz devoient mouvoir, car Thierry estoit venu à Lusignen, et devoient mouvoir dedens trois jours ensuyvans, que advint une adventure de quoy les frères furent moult esbahis et doulens, car la serpente se monstra sur les murs, ainsi que tous la peurent bien veoir à plain, et alla tout autour de la fortresse par trois foys, en signe qu’elle prinst moult douleureusement congié dudit lieu, et se mist sur la tour Pontume, et là faisoit si griefz plains et si tresgrans souspirs, qu’il sembloit proprement à ceulx qui là estoient que ce fut la voix d’une dame ; et aussi estoit-ce, comme nous racompte l’istoire. Et adoncques Geuffroy et Thierry en eurent moult grant pitié, car ilz sçavoient bien certainement que c’estoit leur propre mère, et pour ce commencèrent à plourer moult tendrement. Adonc quant elle les perceut plourer, elle s’enclina et jetta ung cry si horrible et si douloureux qu’il sambla proprement à ceulx qui l’oyrent que la tour deubt fendre. Aprez, les frères partirent pour aller à Monserrat, et firent tant qu’ilz arrivèrent audit lieu, et trouvèrent leur père trespassé, dont ilz menèrent moult grant dueil.

Le lendemain vint le roy d’Arragon, la royne et tous les barons et prelas du pays, et pluiseurs aultres ; et y avoit foison de dames et damoiselles, et de bourgoys et bourgoises des bonnes villes du pays ; et y estoient Geuffroy et Thierry moult richement habituez, quant pour dueil faire eulx et leurs gens. Adonc vindrent vers le roy d’Arragon, vers les princes et prelas, et tenoient entre eulx le prieur pour faire congnoistre les seigneurs par nom et par surnom. Et sachiés que Geuffroy et Thierry firent moult honnourablement la reverence au roy et à la royne d’Arragon et aux aultres barons, et les mercièrent moult honnourablement de l’onneur qu’ilz leur faisoient. Adoncques entrèrent au moustier, et firent commencer le service moult devotement, et fut l’offrande moult grande et riche, et furent les chevaux offers si honnourablement comme on devoit faire pour ung tel prince.

Ainsi comme je vous dis fut fait l’obsèque de Raimondin, et y eut moult grant noblesse ; et aprez le service fut ensepveli le corps, et fut bien seellée la sepulture par dessus, qui fut moult riche et moult noblement ouvrée, selon l’usage du temps de lors ; et fut le disner grant et noble. Et est vray que le roy et la royne d’Arragon regardoient moult voulentiers Bernardon, le nepveu de Geuffroy et de Thierry, et moult leur pleut, car il servoit les seigneurs si gracieusement que merveilles ; et tant que, aprez graces, la royne pria au roy qu’il demandast à Geuffroy qui celluy enfant estoit. Par mon chief, dist le roy, j’avoys en propos de le demander, car il me plaist moult, et tant vault mieulx qu’il vous plaist aussi. Et lors le roy appella Geuffroy, et lui demanda de quel lignage celluy enfant estoit, qui tant bien estoit endoctriné. Par ma foy, dist-il, il est filz de Odon, le conte de la Marche, qui est nostre frère. Geuffroy, dist le roy, il samble bien qu’il soit sailly de noble extraction, et aussi il le monstre bien. Sachiés de vray que l’enfant nous plaist moult, et aussi fait-il à la royne ; et vrayment, s’il vous plaisoit à nous le laisser, nous en ferions tant pour l’amour de vous, que vous nous en sçauriés bon gré au temps advenir. Sire, dist Geuffroy, le père en a encores deux et deux filles, et, puys qu’il vous plaist, de bonne heure fut-il né, et il nous plaist bien. Et lors le roy l’en mercia moult, et aussi fist la royne. Et sachiés que celluy enfant eut puys espousée la fille au seigneur de Cabières en Aragon, qui plus n’avoit d’oir ; et en sont issus les hoirs de Cabières, qui ores vivent. Adoncques le roy et la royne prindrent congié, et aussi firent tous les aultres barons, des deux frères, qui les convoièrent moult honnourablement, et puys s’en retournèrent à l’eglise et mirent leur nepveu en beau point, et luy baillèrent grant foison de finance pour soutenir son estat, et aussi luy baillèrent ung tressage escuier pour le gouverner, et l’envoièrent au roy moult bien accompaigné ; et le roy et la royne le receurent moult liement et l’aimèrent moult. Or vous diray des deux frères, et comment ilz prindrent congié du prieur, et firent moult de bien à l’eglise, et en vouloient amener le chappellain et le clerc de leur père ; mais ilz ne voulurent oncques partir, et se rendist le chappelain hermite au lieu de son maistre ; et le clerc demoura serviteur comme devant. Et aprez s’en partirent Geuffroy et Thierry avec leurs gens, et apportèrent le corps de leur père ; et, en toutes les villes où ilz gisoient, faisoient autour du corps grant luminaire, et dire et faire prier Dieu par les religieux pour leur père. Et les convoia le prieur de Monserrat jusques à Perpignen ; et puys il prinst congié et s’en retourna en son abbaye ; les deux frères et leur route errèrent tant qu’ilz vindrent à Lusignen. Là furent adoncques mandez les contes de Foretz et de la Marche, qui estoient leurs frères ; et firent faire l’obsèque de leur père à Nostre-Dame de Lusignen. A celluy obsèque furent tous les barons du pays, et fut illecq corps ensepvely à grant noblesse et à grant solemnité. Et y fut faict ung moult grant disner ; et fut adoncques Geuffroy tenu pour estre le droit seigneur de Lusignen ; et comptèrent à Odon leur frère comment le roy et la royne d’Arragon avoient voulu avoir Bernardon son filz. Et il respondit : Que Dieu y ait part, car je tien à bien employé. Lors prindrent congié les frères et les barons de Geuffroy, et retournèrent chascun en leur pays ; et Geuffroy demoura à Lusignen, qui puys fist moult de biens.

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