Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
PRÉFACE.
Le roman de Melusine est un des plus intéressants de l’époque ancienne. Le style en est simple, souvent naïf, et, dans plusieurs passages, il ne manque pas d’une certaine élévation. Les noces de Raimondin présentent un tableau qui a de la majesté ; les instructions données par Mélusine à deux de ses enfants, Urian et Guion, au moment où ils vont porter secours au roi de Chypre, assiégé par le soudan de Damas, sont d’un esprit juste et droit. Les regrets de Geoffroy à la Grant Dent, lorsqu’il a brûlé l’abbaye de Maillières, et fait périr son frère Froimond avec les autres moines ; ceux de Raimondin lors du départ de Mélusine, sont rendus d’une manière touchante. L’on ne peut lire cet ouvrage sans être attendri sur le sort de Mélusine, et l’on regrette cette pauvre serpente, si malheureuse de quitter son mari, ses enfants, les lieux où elle était aimée et honorée, et obligée de subir sa pénitence jusqu’au jour du jugement.
La légende de Mélusine a été pendant bien longtemps très populaire en France, et particulièrement dans le Poitou, contrée où, suivant la Vraye Chronique, se sont passés les faits qui lui ont donné tant de célébrité. Si l’histoire de Mélusine s’est un peu effacée de la mémoire du peuple, du moins n’en est-il pas ainsi de son nom, car il est peu de localités où l’on ne se serve encore de cette locution devenue proverbiale : Faire des cris de Mélusine, ou de Merlusine.
Sans doute il en est de la légende de Mélusine comme de la plupart des autres légendes : elle a un fond historique. Nous n’avons pas l’intention d’examiner ici si Mélusine est bien Mélisende, veuve d’un roi de Jérusalem, comme on peut l’inférer de l’Histoire des Croisades de Guillaume de Tyr, ou bien encore Eustache Chabot, dame de Vouvant et de Mervant, femme de Geoffroy de Lusignan, ainsi que l’ont prétendu MM. de Sainte-Hermine et Charles Arnaud, d’après le bénédictin dom Fonteneau. C’est une question dont nous laissons la solution à de plus doctes que nous. Notre seul but a été de donner une nouvelle édition de l’ouvrage de Jean d’Arras.
La Melusine, réimprimée tant de fois, est devenue si rare qu’il est à peu près impossible de s’en procurer un exemplaire d’une bonne édition, et que les mauvaises éditions tronquées, imprimées à Troyes, chez la veuve Oudot, se vendent des prix très élevés, et encore en rencontre-t-on fort peu souvent.
Les diverses éditions du roman de Melusine diffèrent notablement entre elles. Nous avons dû rechercher le meilleur texte, et notre choix s’est arrêté sur celui de l’édition « imprimée par maistre Steinschaber, natif de Suinfurt, en la noble cité de Genève, l’an de grâce 1478, au mois d’aoust », in-fol. gothique, avec des figures en bois.
Notre savant homonyme s’exprime ainsi sur cette édition, dans son Manuel du Libraire : « Voici une édition fort précieuse, et la première, sans doute, de ce célèbre roman. Elle a été précédemment attribuée à Mathis Husz, imprimeur à Lyon vers 1480, d’après l’exemplaire de la bibliothèque Royale, dans lequel il manque le feuillet où doit se trouver la souscription ci-dessus, et qui fait partie de l’exemplaire complet appartenant à la bibliothèque de Wolfenbuttel. »
Nous ajouterons que l’édition de 1478 contient le plus ancien texte connu, et qu’elle renferme une partie des prouesses de Geoffroy à la Grant Dent, qui ne se trouvent pas dans toutes les autres éditions.
On y trouve encore, quoique pour ainsi dire détachée du roman, l’aventure du château de l’Epervier, gardé par Melior, seconde sœur de Mélusine ; mais l’auteur ne parle pas de la troisième sœur, Palestine, condamnée par sa mère Pressine à rester enclose dans la montagne de Guigo pour y garder le trésor du roi Elinas, son père, jusqu’à ce qu’un chevalier de la lignée vienne la délivrer et gagner ce trésor, qui doit aider à conquérir la terre de promission. Nous avons vainement cherché cet épisode dans les diverses éditions et dans les manuscrits de Mélusine qu’il nous a été donné de consulter. Nous n’en avons trouvé qu’une relation imparfaite dans les manuscrits 630, 986, et 2782, supplément 53, fonds La Vallière (Bibliothèque de la rue de Richelieu), qui contiennent le roman de Mélusine, mis en vers par un nommé Coudrette.
D’après cette relation, un chevalier anglais fait des prodiges de valeur pour conquérir le trésor, mais il succombe dans son entreprise parce qu’il n’est pas de la lignée : Godefroy à la Grant Dent, qui apprend cette aventure, veut entreprendre la conquête du trésor, mais, déjà âgé, il tombe malade et meurt.
Le livre imprimé par Steinschaber est rempli de fautes typographiques : nous avons tâché de les faire disparaître. Nous avons, en outre, ponctué et accentué l’ouvrage, qui, sans cette addition, serait parfois difficile à comprendre. Mais nous avons poussé le respect du texte jusqu’à conserver l’orthographe de certains mots écrits de diverses manières, bien que nous eussions pu, sans scrupule, considérer ces orthographes différentes comme des erreurs de typographie.
Sauf les corrections que nous venons d’indiquer, la nouvelle édition est la reproduction exacte du texte de celle de 1478.