Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment le conte de Poeitiers et de Foretz et les barons et dames prindrent congié de Raimondin et Melusine.
L’istoire nous dist en ceste partie que tant demourèrent ces deux amans au lict que le soleil fut hault levé ; et adoncques se leva Raimondin et se vestit, et saillist hors du pavillon. Et desjà estoit le conte de Poetiers et le conte de Forestz et les aultres barons qui attendoient Raimondin, et l’emmenèrent tous ensamble en la chappelle, et là ouyrent la messe moult devotement, et puys vindrent en la prarie, et là de rechief commença la feste qui fut moult grande. Or vous en laisserons à parler, et dirons en avant de la contesse et des autres grans dames qui atournèrent Melusine et la menèrent moult richement appareillée en la chappelle ; et là ouyrent la messe, et fut l’offrande grande et riche ; et aprez ce que le service divin fut fait, se retrairent au pavillon. Que vous feroie ores long compte, la feste fut grande et noble, et dura par l’espace de quinze jours entiers, et donna Melusine de moult grans dons et joyaulx aux dames et damoiselles, aux chevaliers et escuiers ; et aprez la feste prindrent congié le conte et la contesse et toute la baronnie, pour eulx en aler. Et lors convoia Melusine la contesse et sa fille jusques oultre la villette de Colombiers ; et au departement donna Melusine à la contesse ung si riche fermail d’or que ce fut sans nombre, et à sa fille ung chappeau de perles à saphiers, gros rubis, diamans, et aultres pierres precieuses ; et tous ceulx qui veoient le fermail et le chappeau s’esmerveilloient de la beaulté, bonté et valleur d’iceulx. Et sachiez que Melusine donna tant aux grans et aux petis, que nul ne fut en la feste qui ne se louast des grans dons que Melusine leur donna, et s’esmerveilloient tous dont tant de biens povoient venir ; et disoient trestous que Raimondin estoit moult grandement, puissamment et vaillamment marié. Et aprez toutes ces choses, Melusine prinst congié honnourablement du conte et de la contesse et de toute la baronnie, et s’en retourna en son pavillon en moult noble et belle compaignie ; et Raimondin convoia tousjours le conte, et en chevauchant leur chemin le conte luy dist en ceste manière : Beau cousin, dictes moy, se faire se peut bonnement, de quel lignage est vostre femme ; combien que quant le chevalier vint à nous de par elle pour nous logier, il nous mercia de l’onneur que nous vous venions faire, de par ma damoiselle Melusine d’Albanie, et je le vous demande aussi pour ce que nous en sçaurions voulentiers la verité, car à tant que nous povons appercevoir de son estat et maintieng, il convient qu’elle soit saillie de moult noble et puissant lieu ; et la cause qui nous meut de le voulentiers sçavoir est pour ce que nous n’aions point mespris de luy faire l’onneur qui lui appartient. Par ma foy, monseigneur, dist le conte de Foretz, tout ainsi estoit ma voulenté.
L’istoire nous dist que adonc Raimondin fut moult couroucé au cuer quant il ouyt la requeste que le conte de Poeitiers, son seigneur, luy faisoit, et pareillement le conte de Foretz, son frère ; car il amoit, doubtoit et prisoit sa dame tant qu’il haioit toutes choses qu’il pensoit qui luy deussent desplaire ; non pourtant il luy respondit moult froidement : Par ma foy, monseigneur, et vous mon frère, plaise vous sçavoir que par raison naturelle à qui que je cellasse mon secret, à vous deux je ne le debveroie pas celler, voire se c’estoit chose que je le peusse dire, et aussi que je le sceusse ; et pour ce je vous responderay à ce que vous m’avez demandé selon ce que je puys sçavoir. Sachiés que je ne demandé ne enquis oncques tant que vous m’avez demandé et jà enquesté ; mais tant vous en sçay bien dire qu’elle est fille de roy puissant et hault terrien ; et par l’estat, gouvernement et maintieng que vous avez veu en elle, vous povez bien assez appercepvoir qu’elle n’est ne a esté nourie en mendicité ne en rudesse, mais en superfluité d’onneur et largesse de tous biens ; et vous requiers comme à messeigneurs et amis que plus n’en enquerez, car aultre chose ne povez vous sçavoir de moy ; et telle qu’elle est elle me plaist bien, et en suys trescontent, et congnois bien que c’est le sourion de tous mes biens terriens présens et advenir, et aussi crois-je certainement que c’est la voie première de tous mes biens et le saulvement de moy. Adonc, respondist le conte de Poeitiers, par ma foy, beau cousin, de ma part je ne vous en pense plus à enquester, car comme vous avez saigement mis en termes de haultes honneurs, richesses et maintieng de ma cousine, vostre femme, nous devons de nous mesmes concepvoir qu’elle est de noble extraction, et de trespuissant et hault lieu. Par ma foy, monseigneur, dist le conte de Foretz, vous dictes vray ; quant est de ma part je ne l’en pense jamais à enquester, jà soit ce qu’il est mon frère, car je l’en tien tresbien asseuré selon mon advis. Las ! depuys il luy faillit de convenant, dont Raimondin emperdist la dame, et le conte de Forestz emprist depuys, pour ce, mort par Geuffroy au grant dent, dont on vous parlera cy après plus à plain en l’istoire, mais quant pour cause de briefveté. Raimondin prist congié du conte et de son frère et des barons, et s’en retourna à la fontaine de Soif ; et aussi le conte de Forestz prist congié du conte de Poetiers, de sa mère, de sa seur, et de tous les barons moult honnourablement, et s’en alla en sa conté et les mercia moult de l’onneur qu’ilz lui avoient fait aux nopces de Raimondin son frère. Et pourtant le conte de Poeitiers, sa mère et sa seur, et ceux de son hostel retournèrent à Poetiers, et chascun des aultres barons s’en alla en sa contrée. Mais il n’y eut celluy qui ne pensast aux merveilles et richesses qu’ilz avoient veu aux nopces, et aux trenchis et au ruissel qui si souldainement leur estoit apparu estre fait ; et disoient bien tous ceulx d’un commun d’illec environ, que d’aultres plus grans merveilles y adviendroient et apparroient. Et à tant se taist l’istoire à parler d’eulx et commence à parler de Raimondin et de sa dame comme ilz furent aprez la departie de la feste.
L’istoire nous racompte que quant Raimondin fut retourné devers la dame, qu’il trouva la feste encore plus grande que devant, et y avoit plus de nobles gens qu’il y eut devant. Toutes lesquelles gens lui vont dire à haulte voix : Monseigneur, vous soiez le bien venu comme celluy à qui nous sommes et à qui nous voulons obéir ; et ce disdrent aussi bien les dames que les seigneurs ; et adoncques Raimondin leur respondit : grans mercis de l’onneur que vous me offrez. Et à tant est venue Melusine qui moult honnourablement le bienveigna et le traist à part, et luy recorda mot à mot toutes les parolles qui avoient esté entre le conte et luy, et entre luy et le conte de Forest ; et luy dist la dame : Raimondin, tant que vous tiendrez ceste voie tous les biens vous habonderont ; beau amy, je donneray demain congié à la plus grant partie de nos gens qui cy sont venus à nostre feste ; car il nous fauldra ordonner aultre chose, Dieu devant, que vous ferez bien prouchainement ; et Raimondin respondist ainsi : dame, comme il vous plaira. Et quant vint le lendemain au matin, Melusine departist ses gens, et en y eut grant quantité qui s’en allèrent, et ceulx qui luy pleurent demourèrent. Et à tant se taist l’istoire à parler des choses dessusdictes, et commence à traicter et à parler comment la dame commença à fonder la fortresse de Lusignen, de quoy j’ay dessus parlé.
En ceste partie nous dist l’istoire que quant la feste fut departie de ses gens, que tantost aprez elle fist venir grant foison d’ouvriers et de pionniers, et fist tantost trencher et desracinier les grans arbres, et fist faire la roche toute nette par dessus, et le parfont trenchis, ainsi qu’elle avoit fait ordonner par avant, et ainsi que le cuir du cerf avoit environné ; et puys fist venir grant foison de massons et tailleurs de pierre, et aprez fist commencer sur la vive roche nette et bastir le fondament tel et si fort que c’estoit merveilles à veoir ; et faisoient les ouvriers dessusdis tant d’ouvraige et si soudainement, que tous ceulx qui par là passoient en estoient tous esbahis ; et les paioit merveilleusement tous les samedis sans nulle faute, tellement qu’elle leur donnoit ung denier de reste, et trouvoient pain, vin et char, et toutes aultres choses qui leur faisoient besoing, à grant habondance. Et est vray que personne ne sçavoit dont ces ouvriers estoient. Et sachiez que en brief temps fut la fortresse faicte, non pas une tant seullement, mais deux fortes places avant que on puisse venir ne aller au donjon ; et sont toutes les trois places environnées de fortes tours machicollées et les voulées des tours tournées et aguies, et les murs haultz et bien carnelez ; et en y a à trois pares de brayes bien haultes et puissans ; et y a pluiseurs tours ès dictes braies, et poternes fortes à merveilles, et au lez, vers le hault bois au dessus de la prarie, est la roche si haulte et si droite qu’en elle nulle creature pourroit habiter. Et avec tout ce il y a fortes braies entaillées de mesmes la roche. Or est vray que la fortresse est grande et forte à merveilles. Et sachiez que le conte de Poetiers et tous les barons et mesmes les gens du pays furent tous esbahis comment si grant ouvraige povoit ainsi estre fait et en si peu de temps ; et adonc la dame se logea dedens la fortresse, et Raimondin fist crier une grande feste qui fut moult noble ; et y furent le conte de Poetiers, sa mère, sa seur, les barons du pays, le conte de Forestz, et pluiseurs aultres nobles du pays et de pluiseurs nations ; et aussi y furent tant de dames et damoiselles qu’il devoit bien souffire pour la journée. Et à la feste fut bien jousté et bien dancé, et menèrent moult joyeuse vie, et moult amoureusement furent assamblez. Et quant Melusine vit son bon point, si a dit aux deux contes et aux barons moult humblement en ceste manière : Mes beaulx et bons seigneurs, nous vous remercions de la haulte honneur que vous nous avez faicte, et la cause pour quoy nous vous avons prié de y venir je vous la declareray à present.
Seigneurs, dist la dame, je vous ay icy assamblez pour avoir vostre conseil comment ceste fortresse sera appellée, pour quoy il soit memoire à jamais comment elle a esté fondée adventureusement. Par ma foy, dist le conte de Poetiers, belle niepce, et nous vous disons tant en général et voulons que vous mesmes luy donnez le nom qu’elle aura ; car il n’y a pas en tous nous assemblez autant de saigesse qu’il y a en vous seullement ; et sachiez que nul de nous ne se meslera de ce faire ; vous en avez tant fait que d’avoir achevé si tresbelle place que ceste est devant vous. Chier sire, dist Melusine, vous avez tout à pensement gardé ceste response pour moy rigoler ; mais quoy qu’il en soit, je vous requiers que m’en vueillez dire vostre entention. Par ma foy, dist le conte, ma niepce, nul de nous ne s’en meslera jà par dessus vous, car, par raison puys que vous en avez tant fait que d’avoir achevé si tresbelle place que ceste est quant à present la plus belle et la plus forte que j’ai point en nul lieu veue, vous mesmes, sans aultre, lui devez donner le nom à vostre gré. Ha, ha, monseigneur, dist Melusine, puys qu’il n’en peut aultrement estre, et que je voy qu’il est à vostre plaisir que je luy mette son propre nom, or doncques, puys qu’il vous plaist, elle a nom Lusignen. Par ma foy, dist le conte, ce nom lui affiert bien pour deux causes : car tout premierement vous estes nommée Melusine d’Albanie, en langaige gregoys vault autant à dire comme chose qui ne fault ; et Melusine vault autant à dire comme chose de merveilles, ou merveilleuse chose ; et aussi ceste place est fondée merveilleusement, car je ne crois mie autrement que jamais, tant que elle sera, que on y trouve tous temps aucunes choses merveilleuses. Adonc respondirent tous d’ung assentiment en ceste manière : Monseigneur, on ne luy pourroit donner nom qui luy mieulx advenit selon l’estre du lieu, et aussi selon l’interpretation que vous avez faicte du nom propre. Et en ceste propre oppinion et parolle furent tous d’ung accord, et fut le nom si publié en peu de temps, qu’il fut sceu par tout le pays ; et fut ainsi nommé et a tousjours esté jusques à maintenant, et jusques au jour du jugement ne perdera jà son nom. Et assez tost prindrent tous congié, et leur donna Melusine et Raimondin assez de riches dons ; et ainsi se departist la feste tresamoureusement, et du surplus se deporte de parler d’eulx, et retourne à parler de Melusine et Raimondin, comme depuys ilz se gouvernèrent et tressaigement, puissamment et honnourablement.
Aprez ce que la feste fut departie, Melusine, qui moult estoit ensaincte, porta son fruit jusques au terme de l’enfanter ; et quant vint le temps, au plaisir de Dieu elle se delivra d’ung enfant masle qui fut en tous estas bien formé, excepté qu’il eut le visaige court et large à travers, et si avoit ung œil rouge et l’aultre pers. Il fut baptisé, et eut nom Urian. Et sachiez qu’il avoit les plus grans oreilles qui oncques furent veues à enfant ; et quant il fut parcreu, elles estoient aussi grandes comme les mamilles d’ung van. Adoncques Melusine appella Raimondin, et luy dist en ceste maniere : Mon tresdoulx compaignon et amy, je ne vueil pas que tu laisse perdre l’eritage qui te appartient, et qui de fait te est advenu par la mort de tes predecesseurs qui sont mors en Bretaigne : car Guerende et Penicense doibvent estre à vous et à vostre frère, et toutes celles places et marches de pays. Allez-y, et sommez le roy des Bretons comme il vous reçoipve en droit, et luy dictes que vostre père avoit occis son nepveu en gardant sa vie, et pour la doubte dudit roy qu’il n’avoit oncques mais osé se tenir au pays, mais s’en estoit estrangé. Et se il ne vous veult recepvoir ne tenir en droit, ne vous en esbahissez jà pour ce, car aprez il sera tout joyeulx quant il le vous pourra faire. Adonc respondit Raimondin : il n’est chose que vous me commandez que je ne face à mon povoir car je vois bien et considère que toutes vos œuvres ne tendent que à honneur et à bien. Amy, dist la dame, c’est bien raison, puis que vous fiez du tout en moy, que je vous tienne verité. Il est vray que vostre père, de par ses antecesseurs, doibt avoir moult grans choses en Bretaigne, lesquelles choses vous seront declarées quant vous serez au pays. Or doncques vous vous en irez d’icy tout droit à un beau fort que on appelle Quemegnigant, et y trouverez ung ancien chevalier qui fut frère de vostre père, et l’appelloit-on Alain, et vostre père eut nom Henry de Leon ; lequel fut en sa jeunesse moult aspre homme et de chaude colle. Et sachiez qu’il ne doubtoit ne craignoit chose que personne entreprist contre luy, car il estoit moult plain du feu de jeunesse et de hardiesse qu’il ne vouloit homme doubter ne crémir en regardant honneur. Si advint, pour ce qu’il estoit si abille, le roy des Bretons l’aima moult et le fist son senechal ; et est vray que ce roy avoit ung nepveu, lequel avoit, par l’introduction d’aulcuns, envie sur Henry vostre père, et grand indignation, car ilz luy firent accroire que le roy son oncle faisoit son heritier de Henry vostre père, et disdrent au nepveu du roy en ceste manière : Ha, ha, droit heritier de Bretaigne, boute et gallesse, or estes-vous bien rué jus et debouté de la noble contrée de Bretaigne ; certes, se vous la vous laissez oster par lacheté de vostre cueur, tout le monde vous echervira et dira : Voiez là le fol qui par sa faintise de cueur s’est laissé dechasser de si noble pays et region comme le royaulme de Bretaigne. Et quant il entendist les mots d’iceulx envieux, il respondist : Et comment, dist-il, qui est celluy qui me pourroit faire tort ? Sans ce que Dieu me voulsist nuire, il n’y a homme au monde que je craigne qui m’en puisse debouter dehors : car je sçay bien de verité que monseigneur le roy mon oncle n’a talent de faire ne d’avoir aultre heritier que moy. Par ma foy, va dire l’ung d’eulx, vous estes mal informé de ceste besongne, car vostre oncle a fait son heritier de Henry de Leon, et en sont les lettres passées. Quand le damoiseau, qui estoit filz de la seur au roy des Bretons, oyt ces motz, il fut trop doulent, et leur respondist ainsi : Sachiez de certain que se je sçavoie que ces parolles fussent veritables, que je y metteroie bien remède si hastivement que jamais il ne tiendroit terre ne possession. Adonc luy respondist ung chevalier nommé Josselin du Pont : Par ma foy, dist-il, il est ainsi. Et pour ce que nous ne vouldrions avoir aultre que vous en Bretaigne aprez le trespas du roy, pourtant vous en advisons-nous ; car ceste chose a fait le roy vostre oncle tout secretement, affin que ne le puissiez savoir ; et sachiez que nous qui cy sommes y fusmes presens avecques pluiseurs aultres. Or demandez à mes compaignons se je dis vray. Et il leur demanda ; et ilz luy disdrent d’une commune voulenté à haulte voix : Et en verité, monseigneur, il vous a dit la pure verité. Or verra-on que vous en ferez.
Par foy, dist le jouvencel, beaulx seigneurs, cy a trop grand mesprison, et plus de la part de mon oncle que de la part de Henri de Leon ; combien qu’il en sera tresbien paié. Allez-vous en à vostre affaire ; car sachez que j’en feray grant diligence, telle qu’il ne me ostera pas mon heritaige. Et ilz prennent congié, et s’en vont tous joyeux ; car ilz avoient si grant envie sur Henry vostre père, pour ce que le roy l’amoit, croyoit et usoit en pluiseurs choses de son conseil ; car il ne leur chailloit à quelle perte il deut tourner, mais que ilz le peussent faire destruire. Et sachiez que lendemain au matin le nepveu du roy s’arma et agueta vostre père en ung petit bois, qui ne pensoit riens de tout ce, car ainsi comme vostre père s’en alloit à son esbatement dessoubz Leon, le nepveu du roy lui escria à mort disant : Faulx triste, me veulx-tu tollir mon heritage ? et, en ce disant, traist l’espée et cuida férir vostre père d’estoc parmy le corps ; mais il tressaillit, et au passer que le nepveu du roy fist, vostre père luy osta l’espée de la main ; et va traire ung petit coustel agu dont de rechief il le cuida férir ; et vostre père despassa et luy donna du pommeau de l’espée qu’il luy avoit tollue si grant coup en la temple, à ce que la coeffe de fer qu’il avoit affoullée n’estoit pas si forte que on pourroit bien dire, qu’il le rua contre terre tout mort ; mais quant il advisa et congneut que c’estoit, il en fut moult doulent et s’en vint à l’ostel et prinst toute sa finance, et vint en la conté que on appelle maintenant Foretz, et trouva moult grand aide et confort en une dame qu’il trouva, de laquelle je me tais de plus en avant parler quant à présent, et aprez sa departie d’elle, qui si bien luy aida à son premier gouvernement, à faire les fortresse et fonder les villes et habitations, et peupler le pays, il prinst à mariage la seur de celluy qui pour lors gouvernoit la conté de Poetou, et d’elle eut plusieurs enfans desquieulx vous estes l’ung.
Amy, dist Melusine, or vous ay devisé comment vostre père se partist dont il estoit, et laissa tous les heritaiges vacans qui doibvent estre vostres, lesquelles je ne vous prise pas en les laissant perdre ; et sachiez bien que encores vit Josselin du Pont de Leon, et a ung filz qui gouverne à présent toute la terre de Leon, qui doit estre vostre. Or doncques, vous vous en irez devers vostre oncle Alain de Quemegnigant, et vous ferez congnoistre à luy, et il vous croira assez bien de tout ce que vous luy direz. Et sachiez qu’il a deux vaillans, riches et saiges filz chevaliers qui sont vos cousins germains, lesquieux le roy des Bretons aime moult ; et par l’ung de ces deux bons frères, appelez Josselin du pont de Leon par devant le roy, et luy mettez sus de faict comment il fist la traïson de quoy le nepveu du roy vint courir sus à votre père ; et sachiés qu’il a un filz appelé Olivier du Pont de Leon, qui vous en combatra ; mais en assez brief temps vous le desconfirez, et seront le père et le fils condemnez à estre pendus, et congnoistra le père toute la traïson, et vous sera ajugé avoir vostre terre, et serez mis en bonne, vraye et pacifique possession par les pers du pays. Or, mon tresdoulx amy et compaignon, allez vous-en hardiement, et ne doubtez ne craignez riens, car certainement Dieu vous aidera en tous vos affaires qui seront vrayes et justes.
A ce mot Raimondin respondit : Ma dame, je feray mon devoir de achever votre commandement. Adonc Raimondin prinst congié de Melusine, et s’en partist à moult belle compaignie de chevaliers et escuiers, jusques bien au nombre de deux cens gentilz hommes, et n’y allèrent pas si degarnis que chascun n’eust la coste d’acier, le pan, la pièce, et les harnoys de jambes ; et les pages portoient les lances et les bassines ; et tant vont ensamble chevauchant qu’ilz vindrent en brute Bretaigne ; et moult s’esbahissoit le peuple que celles gens queraient en leurs pays ; mais de ce qu’ilz paioient bien et largement les asseuroit qu’ilz ne vouloient et ne queroient que bien ; car l’ancien chevalier, qui estoit de la maisnée de Melusine, gouvernoit tout le fait de Raimondin. Et toutesfois le roy de Bretaigne sceut que celles gens alloient armez en son pays, et ne sçavoit que penser, car il ne se doubtoit de nulluy. Adoncques il envoia tantost deux chevaliers de grant affaire devers Raimondin sçavoir que il queroit en allant ainsi parmy son pays de Bretaigne tout armé, en lui demandant s’il vouloit point de mal au roy ne à son pays ; adonc ceulx vindrent par devers ledit Raimondin et luy enquirent moult sagement qu’il queroit, et que le roy de Bretaigne s’en esmerveilloit. Adoncques respondist Raimondin humblement ainsi : Beaulx seigneurs, vous direz au roy que je ne viens fors que pour bien, et pour avoir droit en sa court de ce que je demanderay, selon la raison que le roy et son conseil verront que je auray et qu’il leur semblera bien à faire ; car assez briefment je m’en iray par devers luy en sa court, et me complainderay devant sa majesté selon le droit que j’ay. Par foy, disdrent ceux, et vous soyez le tresbien venu, puisque vous y venez pour icelle chose ; et sachiez bien que le roy vous fera droit et raison ; mais dictes-nous, s’il vous plaist, où vous voulez aller d’icy. Par ma foy, dit Raimondin, je vouldroie estre à Quemegnigant. Adonc, dist l’un d’eulx, vous estes bien au chemin ; il n’y a pas d’icy plus de cinc lieues ; et sachiés que vous y trouverez Alain de Leon, qui vous fera tresbonne chière ; et y trouverez aussi deux chevaliers qui sont honnourables gens de bien et d’onneur ; et tenez tout ce chemin, et vous ne pourrez faillir ; et nous allons à vostre congié. Beaulx seigneurs, dist Raimondin, allez à la garde de Dieu qui vous conduise seurement, et me veuillez treshumblement recommander au roy.
Quant les deux chevaliers furent eslongez d’une lieue de Raimondin, si vont dire l’ung à l’aultre : Par foy, velà moult honnourables gens ; pour certain ilz ne viennent mie en ce pays sans grant affaire. Et adoncques vont dire entre eulx : Allons nous-en par Quemegnigant, et racompterons leur venue à Alain. Par ma foy, dit l’aultre, ce ne sera que bien fait ; et à tant tindrent leur chemin ensemble jusques audit Quemegnigant, où ilz trouvèrent Alain, auquel ils disdrent et annoncièrent la venue de Raimondin et de ses gens, qui s’en donna grant merveilles. Adoncques appela le preudomme ses deux filz chevaliers, dont l’aisné a nom Alain et le plus jeune Henry, et leur dist en ceste manière : Mes enfans, montez à chevau et allez au devant de ces estrangiers, et les recepvez honnourablement, et les faictes tresbien loger ; car on m’a dit qu’ilz sont bien de six à sept cens chevaux ; mais pour neant en parle, car l’ancien chevalier de Melusine estoit jà venu devant, et avoit advisé qu’ilz ne pourroient pas bien tous estre logez dedens la ville, et avoit fait tendre grant foison de tentes et pavillons, et avoit envoié environ le pays querir vivres ; et payoit si largement que on lui admenoit assez plus de vivres que ne luy en failloit. Et adonc Alain fut tout esbahi quant on lui compta le grant avoir et le grant appareil que ces gens faisoient, et ne sçavoit que penser.
Or dist l’istoire que tant chevauchèrent les deux frères ensemble qu’ils encontrèrent Raimondin et le bienveignèrent moult courtoisement, et le prièrent, de par Alain leur père, à venir loger au fort, et qu’il auroit moult bonne chière. Beaulx seigneurs, dist Raimondin, grans mercis à vostre père et à vous de la grant courtoisie que vous offrez, mais à vostre requeste je iray par devers vostre père pour luy faire la reverence, et aulcuns de mes plus privez gens avecques moy ; car j’ay bien grant voulenté de le veoir pour le bien que j’en ay ouy dire. En disant ces parolles et aultres, chevauchèrent ensemble tant que ilz vindrent prez de la ville. Adonc vint l’ancien chevalier, qui dist à Raimondin : Sire, j’ay fait tendre vostre pavillon et pluiseurs tentes pour loger vous et vos gens, et sommes tresbien pourveus, Dieu mercy. Vous avez tresbien fait, dist Raimondin. Or pensez bien de nos gens et ne m’attendez huy mais, car je m’en vois au fort avecques ces deux gentilz hommes. Et à tant se part de l’ancien chevalier et vint au fort ; et le sire de leans, qui sçavoit bien sa venue, s’estoit fait admener à l’entrée de la porte, et quant Raimondin le vit, il congneut tantost que c’estoit le seigneur de leans, et adonc le salua moult humblement. Que vous feroie ores longues parolles de leur accointance, fors que du fait de quoy doibz parler ? Or doncques disons quant ilz eurent souppé, lavé et graces dictes, le sire de leans prinst Raimondin par la main, et le mena asseoir sur une couge pour deviser entre eulx tant que les derniers souppèrent ; et ses deux filz faisoient le plus d’onneur qu’ilz pouvoient ne sçavoient à ceulx qui estoient venus avecques Raimondin. Et lors le seigneur de leans, qui estoit moult subtil homme, et sçavoit de bien et d’onneur, mist Raimondin en parolles pluiseurs, et luy dist moult honnourablement : Sire chevalier, j’ay moult grant joye de vostre venue, car certainement vous ressamblez assez ung mien frère qui fut moult vitte et appert, et se partist de ce pays il y a bien quarante ans pour une noise qu’il eut encontre le nepveu du roy qui lors regnoit en ce pays ; et sachiés que veez cy le quart roy qui regne depuis celluy temps dont je vous parle ; et pourtant qu’il me samble proprement que retraiés à mon frère de semblant, je vous en vois plus voulentiers. Sire, va adonc dire Raimondin, tresgrans mercis, car je croy, avant que je me departe d’avec vous, que je vous feray tout certain pour quelle cause celluy inconvenient advint entre vostre frère et le nepveu du roy, et ne suys venu cy pour aultre chose que pour en monstrer publiquement la pure verité.
Quant Alain ouyt ces parolles, il fut moult esbahi, et prist moult fort à regarder Raimondin et moult asprement. Et quant il l’eut moult fort regardé si luy dist : Et comment se pourra ce faire ? vous n’avez pas encores l’aage de XXX ans ; de vous me ferez acointe de ce fait que nul ne peut oncques sçavoir veritablement ; car quant le coup du meffait fut advenu à mon frère, il s’en partist si souldainement que moy ne aultre n’en ouysmes oncques puys aultres nouvelles ; et si a ja XL ans au plus prez. Sire, dist Raimondin, dictes moy, s’il vous plaist, vit-il nul homme en ces marches que, pour le temps que vostre frère regnoit en ce pays, fut a la court en auctorité ? Par ma foy, dist Alain, si fait, mais il n’y en a que ung, et celluy mesmes tient l’eritaige de mon frère ; car le roy luy en donna la fraiture a ung filz qu’il a, qui est comme est mon filz aisné, qui est chevalier. Par ma foy, dist Raimondin, je sçay bien comment il a nom. Et comment le sçavez tous, dist Alain ? Par ma foy, dist Raimondin, sire, il est nommé Josselin du Pont de Leon, et son filz est nommé Olivier. Sire chevalier, dist Alain, c’est verité ; mais or dictes comment vous povez ce savoir. Sire, vous n’en sçaurez plus de moy, dist Raimondin, quant à present. Aprez, s’il vous plaist, vous viendrez acompaignier, vous et vos enfans, à la court du roy. Et sachiez que je vous declareray la querelle si clerement que vous en serez tout joyeulx, se vous amastes oncques vostre frère Henry de Leon. Et quant Alain l’entendist, il fut plus esbahy que devant, car il ne cuidoit pas que son frère ne fut mort, si grant temps avoit que nul n’en eut memoire ; et adoncq pensa moult longuement sans mot respondre.
Ainsi comme vous ay dit pensa moult longuement Alain, et puis il respondit : Sire chevalier, je vous accorde vostre requeste, puis que icy je ne puis sçavoir vostre voulenté ; car j’en ay grant desir. Je vous compaigneray voulentiers à aller à la court du roy. Par ma foy, dist Raimondin, grans mercis, et je vous en garderay bien de dommaige. Que vous feroie ores long compte ? Alain manda grant foison de ses amis, et se mirent en grant estat pour aller à la court, et partirent à ung merdi devant la Pentecoste. Le roy, qui sceut leur venue, partist de Stoirrion où il estoit, et s’en vint à Nantes ; car les deux chevaliers qu’il avoit envoié devers Raimondin estoient retournez, et avoient compté au roy la responce de Raimondin, et le grant estat où il venoit ; et pour ce le roy c’estoit retrait à Nantes, et manda une partie de la baronnie, pour ce qu’il ne vouloit pas que Raimondin le trouvast despourveu de gens ; et entre les aultres, il manda Josselin du Pont de Leon, pour avoir son conseil sur la demande que Raimondin luy feroit, car il estoit moult saige. Que vous diroie plus ? l’ancien chevalier vint à tout le sommaige, et fist tendre tentes et pavillons, et appareiller moult richement ; et sachiez que tous ceulx de la ville s’esbahissoient des grans pourveances que faisoient ces gens. Adoncques vindrent Raimondin, Alain et ses deux filz, et descendirent au maistre pavillon, et se abillèrent moult richement pour aller devers le roy et luy faire la reverence, et partirent des tentes a bien XL chevaliers si noblement montez et parez, que c’estoit grant merveilles ; et avoit sa baronnie avec luy. A tant sont venus Raimondin et Alain, son oncle, ses deux filz et leurs gens ; et quant ilz entrèrent en la salle, toute la salle estoit emplie de noblesse, et vindrent Raimondin, Alain et ses deux enfans faire la reverence au roy, et puys les autres en suyvant, et les receupt le roy moult joyeusement. Adoncques il appella Alain, et luy dist tout en ceste maniere :
Alain, je me donne grant merveilles de ce chevalier estrange de quoy vous estes ainsi acoincté, ne qu’il quiert en ce pays. Ha, ha, sire, dist Alain, je suis plus esmerveillé des parolles qu’il m’a dictes, cent fois que vous n’estes de sa venue ; mais assez tost serons esclerez de ce que nous desirons assavoir. Et lors traist avant, Raimondin, l’aisné filz Alain, et luy dist : Sire chevalier, dictes-moy, par vostre courtoisie, se ung que on appelle Josselin du Pont de Leon est point en la compaignie du roy ; et lors luy dist Alain que ouy. Pleut ores à Dieu, dist Alain, que le roy ne s’en deut pas couroucer, et je l’eusse occis, car il tient l’eritaige qui fut à ung mien oncle, que nous deussions avoir. Et aprez ces parolles dist Alain à Raimondin : Voiez-le là celluy ancien qui est au plus prez du roy, et sachiés pour vray que c’est le plus plain de mauvais malice qui soit en dix royaulmes ; et si veez là Olivier son filz, qui ne poise pas mains une once. Par ma foy, sire chevalier, dist Raimondin, vous en serez tantost vengé, se dieu plaist. Et à tant en laisse le parler, et s’en vint devant le roy en disant telles parolles : Ha, hault sire et puissant roy, dist Raimondin, il est bien verité que commune renommée court par tous pays que vostre court est si noble et si raisonnable qu’elle est droite fontaine de justice et de raison, et que nul ne vient à vostre court à qui vous ne facez bonne justice et raisonnable, selon le bon droit qu’il a. Par foy, sire chevalier, dist le roy, c’est vray ; mais pour quoy le dictes-vous ? car je le vouldroie bien sçavoir. Par ma foy, sire, dist Raimondin, pour le vous faire à sçavoir je suys icy venu ; mais, sire, se il vous plaist, devant que je vous die, vous me promettrez que vous me ferez toute raison et tendrez en droit ; car ce que je diray est en partie pour vostre bien, prouffit et honneur ; car roy qui est accompaigné de triste n’est pas bien logé ne bien asseuré. Par ma foy, dist le roy, il est vray ; dictes hardiement, car je vous jure par tant que je tiens de Dieu que je vous feray toute raison et justice, selon le bon droit que vous aurez ; et ce vous feray-je plainement, et fut maintenant contre mon frère. Sire, dist Raimondin, cent mille mercis, car vous dictes comme vaillant roy et preudomme ; et pour ce fut le roy estably premierement pour tenir justice et verité.
Noble et puissant roy, dist Raimondin, il est bien verité que ung vostre predecesseur roy regna moult puissamment et vaillamment ; ce fut au temps que Josselin du Pont estoit jeune, et aussi estoit Alain de Quemegnigant, qui sont cy presens de vostre face. Or avoit le roy que je vous dis ung moult beau et noble jouvenceau de nepveu. Et pour lors avoit ung baron en ce pays, appellé Henry de Leon, qui fut frère Alain qui cy est. Par ma foy, sire, dist Josselin, c’est verité ; et oultre plus, celluy Henry de Leon occist le nepveu du roy vostre predecesseur en traïson, et s’enfouyt hors du pays, et oncques puis n’en ouyt-on aulcunes nouvelles ; et lors le roy me donna toute sa terre qu’il avoit fourfaicte. Et adoncques le roy respondist : Nous avons assez ouy de ces matères ; mais laissez ce chevalier parfaire sa raison qu’il avoit commencée.
Et ad ce respondist Raimondin : Sire roy, il a bien raison de en parler, car plus avant luy en conviendra dire, combien que jà il a failly à dire verité de ce qu’il dit que Henry de Leon occist le nepveu du roy en traïson, car il sceut bien la querelle pour quoy ce fut, et n’est plus homme vivant qui veritablement sache le cas que luy, car ceulx de son accord sont tous mors ; et dictes luy que il en die la plaine verité tout hault, sire, se il vous plaist. Et adonc quant Josselin entendit ce mot, il fut moult esbahi ; et non pourtant il respondit en ceste manière : Sire chevalier, estes-vous venu en ce pays pour advenir sur moy ? Et Raimondin luy respond appertement : Par foy, faulx triste, il ne devine pas qui dist la plaine verité. Lors dist de rechief au roy : Sire, il est bien verité que Henry de Leon fut moult hardi chevalier, courtois et bien moriginé, et l’amoient moult le roy et son nepveu, et usoit moult le roy par son conseil ; or estoit Henry de Leon celluy en qui il se fioit le plus. Or advint que pluiseurs tristes qui lors estoient en la court du roy, de quoy Josselin, qui cy est, estoit l’ung, fut le droit chief du meschief que pour lors ilz firent ; car ils vindrent au nepveu du roy et luy disdrent en ceste maniere : Damoiseau, nous qui sommes icy sommes tous couroucez de vostre grant dommaige et honteuse perte, quant vous serez desherité de si noble pays comme est le bon pays de Bretaigne. Et il leur respondit : Comment se pourroit-ce faire ? Le roy n’a plus aultre heritier que moy. En mon Dieu, dist Josselin que veez là, sachiés qu’il a fait son heritier de Henry de Leon ; et je croys que il ait enchanté et les barons du pays aussi, car les lettres en sont jà passées et seellées de leurs seaulx avec le grant sel du roy. Et tout ce affermèrent par foy et par serment estre vray. Par ma foy, dist doncques le damoiseau, icy a moult grant inconvenient, se il est vray ce que vous dictes. Et Josselin et les aultres qui estoient de son accord luy jurèrent de rechief que il estoit vray et certain ; de quoy il commença à estre moult doulent. Et quant Josselin vit que il pensoit bien acertes, si luy va dire en ceste manière : Se vous avez en vous tant de hardiesse que vous vous osez venger du tort que on vous fait, nous y aiderons tous. Et lors leur dist qu’il en avoit bien le cueur et la voulenté. Lors dist Josselin : Or vous allez donc armer et vous mettez en tel estat que on ne vous puisse congnoistre, et nous vous attendrons au dehors de la ville, et vous menerons en tel lieu où vous vous en pourrez bien venger à vostre aise. Et il fist ainsi, et retourna par devers eulx pour ce faire. Or, noble et trespuissant roy, je ne quiers plus me celler, puys que je suys en court de droit et de justice, et que je vois mon ennemy devant moy ; car je suys filz de Henry de Leon. Adoncques furent tous esbahis de ce mot, mais tous se taisèrent ; et lors Raimondin reprint la parolle et dist en ceste manière :
Sire roy, mon père avoit pris congié du roy et s’en estoit allé en son pays, et avoit acoustumé qu’il alloit tousjours au matin esbatre au bois qui joinct à la fortresse, en disant ses heures tout seul. Et ce faulx triste que voyez là et ses complices admenèrent le nepveu du roy, et se misrent en embuche ; et mon père, qui ne se donnoit garde, vint à celle heure. Et quant Josselin l’apperceut, il dist au damoiseau : Or il est temps de vous venger, car il est sans armes ne cousteau ; il ne vous peut eschapper ; et aussi si nous voions qu’il vous soit besoing d’aide, nous tous vous aiderons. Et adoncques il s’en partist d’eulx espris de mal talent, et s’en vint vers Henri, mon père, l’espée toute nue tenant par la poignée, et de l’autre main par le millieu, en luy escriant : A mort, à mort, faulx triste. Et en ces paroles disant, il cria : Faulx desleal, de rechief, et cuida ferir mon père d’estoc parmi le corps ; mais de la paour qu’il eut il tressaillit ; et celluy qui venoit de grant voulenté ireuse et tant eschauffé de mal talent et de felonnie, comme Dieu le voulut, car en ce n’avoit-il pas cuidé, faillist à l’assener. Et adoncques mon père retourna vers celluy qui ainsi voulut sans cause meurtrir, et luy sault sus, et luy oste l’espée des mains par grande force ; et il s’en retourne aprez la course du chevau, et tire un petit cousteau, et en ferit mon père par la cuisse ; mais il lui cuidoit bien avoir bouté parmy le corps. Et adoncques quand mon père se sentit féru, et le sang degouster par la plaie, mon père le ferit du pommeau de l’espée en la temple ung tresgrant coup, à ce qu’il estoit fort et appert chevalier, et la coste estoit faible et mal seure, et le pommeau de l’espée estoit moult pesant ; et adoncques l’adventure fut telle qu’il le rua à bas tout mort estendu sur la terre, et ce fist ainsi mon père.
Et adoncques quant mon père le vit gisir par terre, et qu’il ne se remouvoit point, il luy descouvrit le visaige, et lors il le congneut, et en mena en soy mesmes moult grant dueil, soy desconfortant et pensant qui avoit ce fait faire. Et il considera en soy mesmes que tel affaire ne luy venoit mie tant seullement du nepveu du roy, mais povoit venir d’aultre pour aulcune mauvaise detraction de traïson ; et ainsi aprez le fait il n’osa oncques plus arrester au pays, pour doubte du roy, et se traist où il avoit finance, et la prist, et s’en alla en tel lieu où il conquesta du pays assez. Et adoncques Josselin le faulx triste dist à ses compaignons et complices : Or sommes-nous venus à chief de nostre intention, car le nepveu du roy est mort, et Henry, se il est tenu, ne peut eschapper sans mort ; or ferons-nous du roy à nostre guise et à nostre vouloir ; ne nous mouvons point tant qu’il soit eslongié, et puys ferons une bière de perches et le couvrirons de ramonceaulx et rames de bois, et le porterons devers le roy en luy disant que Henry de Leon a occis son nepveu en traïson. Ha, ha, noble roy, ainsi et en la manière le fist le faulx triste que voiez là, et se il dist que non, je presente mon gaige de luy faire congnoistre sa faulceté et mauvaise gorge de tout ce que j’ay devant dit. Et pour ce, sire roy, que je veulz que chascun congnoisse que je ne fais pas cecy pour avarice, mais pour garder mon droit heritaige, et pour esclargir la vilonnie et mauvaise traïson que le faulx triste et ses complices firent à mon père pour le chasser d’entour du roy et hors de son pays, je vous prie, vaillant et noble roy, se il vous plaist, qu’il prengne son filz Olivier et ung aultre de ses plus prouchains amis, et je les combateray sans faillir, au regard du noble et juste jugement de vostre court, voire l’ung aprez l’autre. Et en ceste parolle disant, il jetta son gaige, mais il n’y eut qui mot respondist. Et quant Alain et ses enfants eurent ainsi ouy parler Raimondin, tantost ils le coururent baisier et embrasser de joye et de pitié qu’ils eurent quant ilz oyrent ainsi piteusement parler du fait de la traïson.
Et adonc quant le roy des Bretons apperceut que nul ne respondoit mot à celle parolle ainsi racomptée en sa presence, si a dit si hault que chascun le povoit ouyr : Josselin, estes-vous sourt ? Or vois-je bien que le proverbe que on dit communement est vray, que viel pechié fait nouvelle vergogne ; car ce chevalier estrange vous apporte par advis de pays une nouvelle moult estrange, et moult merveilleuse medicine de long pais. Advisez-vous de respondre, car il vous en est bien besoing. Adonc Josselin lui respond : Sire roy, je ne suys mie deshoresmais celluy qui doibve respondre à telles choses, et aussi je croy bien qu’il ne se fait que gaber. Et adoncques respondit Raimondin : Le gaber, faulx triste, desloyal, tournera sur vous. Or vous requiers-je, noble roy, que vous me vueillez tenir droit à vostre court, et que vous en facés bonne justice selon le droit et la raison, soit de moy ou de luy. Lors dist le roy : Ne vous en doubtez, car si feray-je. Josselin, dist le roy, il fault que vous respondez à ceste querelle. Adonc quant Olivier son filz ouyt ce que le roy disoit à son père, dist et respondist ces parolles : Sire, il a si grant paour qu’il tremble, cest chevalier ; je croy qu’il cuide prendre les grues en vollant ; par foy, il fauldra bien à ce qu’il vous a dit, car mon père est vray preudomme en tous cas, et je prens bataille ainsi comme il l’a ordonné, et voyez là mon gaige ; il sera bien fortuné se il me peut desconfire, et ung aultre de mon lignage que je esliray.
Quant le roy ouyt ceste parolle, il fut moult couroucé, et respondit en ceste manière : Ce n’aviendra jà en ma court, tant que je vivray, que ung seul chevalier combate deux aultres pour vassal seul, pour une mesmes querelle ; et est grant honte à vous d’avoir pensé si tresgrant lacheté en vostre cueur, et sachiez que vous ne me montrez pas par samblant que votre père ait bonne querelle ; et d’icy je vous donne journée à la requeste du chevalier, de la bataille, au jour qu’il luy plaira assigner. Par foy, dist Raimondin, il me plaist tout maintenant, car j’ay mon harnois tout prest ; et Dieu vous vueille rendre le merite du loyal jugement que vous avez fait. Lors oyssiés grant murmure de toutes les gens d’environ, car tous disoient : Veez là le plus vaillant chevalier que nous veissions oncques en requerrant son droit. Mais quoi que en eut douleur Alain de Quemegnigant, eut grant joye Alain et Henry ses filz, lesquieulx disdrent à Raimondin : Beau cousin, ne vous esbahissés de riens du monde ; prenez hardiement la bataille pour vous et pour nous deux contre ce faulx triste, car nous adviendrons bien briefvement, au plaisir de Dieu, à chief. Beaulx seigneurs, dist Raimondin, prengne bataille pour soy qui vouldra, car j’auray ceste en ma part, et ne doubtez point que je n’en vienne à bon chief, à l’aide de Dieu, et le bon droit que je y ay. Et me loe du roy et de sa bonne justice, et prie Dieu qu’il l’en vueille meriter en son glorieux paradis.
Endementiers que la murmure estoit entre les gens, et le roy de Bretaigne, qui estoit moult saige et subtil, pour ce que les parties estoient de hault lignage, doubtant que aulcun grant inconvenient n’en peut advenir entre eulx, il envoia souldainement fermer les portes, affin que par icelles nul ne saillist ne entrast, et les fist garder par bons gens d’armes bien armez à descouvert ; et puys traist son conseil à part, et leur remonstra le fait, et leur racompta au long la querelle ; adonc ilz conseillèrent tout ce qui estoit à faire. Lors retourna le roy en sa salle, et fist-on commandement de par luy, sur paine de la hart, que nul ne fut si hardi de sonner mot ; et adoncques dist le roy : Or entendez, beaulx seigneurs ; ceste querelle n’est pas petite, car c’est pour la vie ou deshonneur à tousjours de une partie. Et sachiez que je ne doibz ne ne veulz refuser jà faire droit en ma court. Olivier, dist le roy, voulez-vous deffendre vostre père de ceste traïson ? Sire, dist-il, ouy certainement. Adoncq le roy respondit : Les lices sont toutes prestes et appareillées, et pour ce je vous ordonne à demain la bataille. Et sachiés se vous estes desconfy, vous ne vostre père ne eschapperez jà que vous ne soiez tous deux pendus ; et aussi vostre adverse partie, si le cas luy advenait, n’en auroit jà mains. Delivrez-vous et baillez ostages ; et tout le premier vostre père demourra ; et à tant le fist mener par quatre chevaliers en une forte et grosse tour. Lors dist à Raimondin : Sire chevalier, baillez obstages ; adonc se met avant Alain son oncle et ses deux filz, et bien jusques à quinze chevaliers, qui tous disoient à une voix : Sire, nous le plesgeons. Par foy, dist le roy, il souffit bien ; ne vous n’en tendrez jà prison ; car je sçay bien que le chevalier n’eut pas fait ceste entreprise se il ne l’eut voulu achever. Et ainsi se departirent les parties de devant le roy ; et Raimondin s’en va avec ses gens et son oncle et ses cousins à ses pavillons ; et le soir alla veiller en la maistresse eglize ; et il fut moult grant espace de temps en devotion, et Olivier aussi vint en son hostel à grant foison de ceulx de son lignage et fist mettre à point son harnoys et son chevau. Et lendemain au matin oyrent la messe et puys s’en vont armer. Et adonc le roy et les haultz barons furent montez sur haultz eschafaulz environ les lices, et furent les gardes du champ bien establies et ydonement, et les chaieres assises à droit. Et environ heure de prime vint Raimondin à noble compaignie en champ, armé moult doulcement et richement, l’escu au col, la lance sur le faultre, la coste d’armes vestue brodée d’argent et d’asur, et entra ès lices monté sur ung grant destrier liart moult bien armé jusques à l’ongle du piet, si comme pour gaige de bataille ; et là fist reverence au roy et à tous les barons. Par foy, dist chascun, il y a grant temps que nous ne vismes nul plus bel homme en armes, ne de plus belle contenance ; celluy n’a pas oeuvre laissée qui à tel homme a à besongner. Et adoncques descendist Raimondin de dessus le destrier aussi appertement comme se il ne fut point armé, et se assist en la chaiere en actendant son adversaire. Or est-il vray que grant temps aprez vint Olivier moult tresbien et noblement armé, monté sur ung chevau moult riche destrier, et moult bien sembloit homme de grant affaire, et aussi estoit-il. Et si y venoit-il Josselin son père devant luy sur ung palefroy gris, et fisrent moult noblement la reverence au roy comme ilz deurent. Moult sembloit ores Josselin moult esbahy, dont pour ce que chascun disoit que il avoit mauvaise cause. Aprez descendist Olivier moult vitement. Que vous feroye ores long compte ? Les sainctes evangilles furent apportées, et jura Raimondin que Josselin avoit mauvaise cause, et que il avoit faicte la traïson en la forme et manière qu’il avoit par avant declarée, et aprez se agenoilla et baisa les sainctes evangilles, et puys se rassist en sa chaiere ; et aprez Josselin jura, mais pour baiser les evangilles il chancela tellement qu’il n’y peut oncques toucher ; et aussi Olivier, qui bien sçavoit comme il estoit, jura lachement ; et ce fait se rassist en la chaiere, et tantost cria ung herault à haulte voix, de par le roy, que nul ne fut si hardi qui parlast mot ne fist signe aulcun que nul des champions peut entendre ne appercepvoir, sur peine de la hart. Et lors vuida chascun sa place, fors tant seullement ceulx qui furent commis à garder le champ et Josselin. Et adoncques monta Raimondin à chevau moult legierement, et prinst la lance ; et d’aultre part monta Olivier moult vistement, et prinst sa lance au fer trenchant. Et adoncques cria ung herault par trois fois : Laissez aller vos chevaux et faictes vostre devoir.
Or dist la vraie histoire que quant le cry fut fait que Raimondin mist le bout de sa lance à terre et la coucha sur le col du destrier, et fist le signe de la croix par trois fois ; et en ce faisant, son ennemy l’apperceut et fiert son chevau des esporons qu’il avoit si à main comme à son desir, et baisse la lance, et va férir Raimondin amy le pis, avant qu’il s’en donnast garde, moult rudement, car à ce faire il mist toute sa force. Raimondin n’en ploya oncques l’eschine, et la lance Olivier froissa jusques au poing, et de la force du coup la lance de Raimondin chait à terre. Ha, ha, triste, dist Raimondin, tu ensuys bien la tresfaulce lignée dont tu es parti ; mais ce ne te peut valoir. Et adonc prent l’estrier qui pendoit à l’arson de sa selle, lequel avoit trois pointes bien asserées, chascune de sept poux de long, et au tourner, aprez son coup que Olivier cuida faire, il ferist sur le bassinet, qui fut moult dur et fort trempé, et le compassist. L’une des pointes coula mal, et entrecouppa le bassinet et la visière. Et aussi le coup qui descendit de grant ramenée avec la force du bras de quoy il fut feru, l’ung des clous de la maisselle se rompist, et Raimondin tire fort à luy, tellement que la visière demoura pendant d’ung costé, si que il eut le visaige tout descouvert. Et de ce s’esbahist moult Olivier ; et neantmoins il traist l’espée et fait bien contenance de chevalier qui petitement redoubtoit son ennemy. Et en ce parti se combatirent fermement par grant espace, et se entredonnèrent moult de grans coups ; et en la fin Raimondin descendist à piet et prist sa lance qui gisoit par terre, et vint le grant pas vers son ennemy mortel, lequel, au mieulx qu’il pouvoit, se destournoit de luy, et le faisoit aller aprez luy parmy le champ, car il avoit chevau si bien à main comme s’il fut à son desir. Et par telle manière cuidoit lasser Raimondin que il le faulsist arrester ou que la journée se passast ; mais Raimondin s’advise, et vint à son chevau qui estoit aval le champ, et prinst le destrier à une main et à l’aultre main la lance, et s’en vint pas pour pas vers son ennemy. Et quant Olivier le vist venir et apperçoit sa manière, si ne sceut comment ne en quelle manière Raimondin le vouloit assaillir, et point son chevau en sursault et cuide venir hurter Raimondin emmy le pis comme il avoit fait aultresfois par avant ; mais Raimondin lui jetta de rechief l’estrier par grant hayr, et atainct le chevau au front de si grant force que le gauffrain d’acier fut effondré dedans la teste du chevau, qui, par la force du coup, convint aller à terre des jarrès de derrière. Et adoncques Olivier luy laisse le frain et le point des esporons, et au dresser que le chevau fist, Raimondin le va ferir de la lance au costé, tellement que il le porta par terre de l’autre costé du destrier, et demoura à Olivier bien demy piet du fer dedans ; et fut la lance dedans le corps, et avant qu’il se peut relever, Raimondin le chargea si de coups qu’il ne se peut mouvoir, et luy erracha le bassinet de la teste par force et luy mist le genoul sur son nombril et la main senestre au col et le tint en telle detresse qu’il ne se povoit mouvoir.
En ceste partie presente tient Raimondin Olivier par longue espace de temps, et quant il vit que il fut au dessus, il tira le coustel qui lui pendoit au destre, et luy dist : Faulx triste, rends-toy ou tu es mort. Par ma foy, dist Olivier, j’aime mieulx à mourir par la main d’un si vaillant chevalier comme vous estes que d’aultre main. Adoncques Raimondin prinst grant pitié de luy, et luy demanda, sur le péril de l’ame de luy, se il sçavoit riens de la traïson que Josselin son père avoit fait, et il respondit que non, et qu’il n’estoit mie encores né au temps que le temps advint, et que combien que il pleut à Dieu que fortune luy fut à present contraire, si tenoit-il encore son père pour preudomme loyal et non coupable d’icelluy fait. Adonc quant Raimondin, qui sçavoit bien le contraire, l’ouyt, si fut moult doulent, et le batist tant aux temples du poing à tout le gantelet, qui le fist si estourdi qu’il ne veoit ne oyoit, ne ne sçavoit chose que on luy fist. Et adonc se leva Raimondin, et le prinst par les deux piés et le traina jusques aux lices, et puys le bouta hors, et s’en tourna et vint devant l’eschafault du roy, la visière levée, en luy disant : Sire, ay-je fait mon devoir ? car se j’ay plus riens à faire, je suys tout prestz de le faire au regart de vostre court et ordonnance. Par foy, dist le roy, sire chevalier, vous vous estes bien acquitté. Et adoncques commanda le roy que Josselin et son filz fussent pendus ; et ceulx à qui le roy le commanda vont tantost et sans delay saisir Josselin, qui crioit au roy piteusement mercys. Et adoncques le roy luy va dire que il congneut la verité de la querelle, et par adventure il pourroit bien avoir grace.
Lors dist Josselin : Sire, le celler ne vault riens ; prenez vous pitié de moy s’il vous plaist. Certainement il fut en la forme que le chevalier le proposa, et sachiez que Olivier mon filz n’estoit pas encores né. Par ma foy, Josselin, dist le roy, cy a grant mauvaistié, et s’il n’eut pleut à Dieu que vous en fussiez pugny en ce monde, il ne vous eut pas tant laissé vivre ; et quant est de ma part, vous ne fauldrez pas à la pugnition. Adoncques dist tout hault à ceulx qui estoient ordonnez que tantost le père et le filz fussent pendus. Et adoncques se traist avant Raimondin, et dist au roy : Sire, je vous mercie tant comme je puys plus au monde de vostre bonne justice et du droit que vous faictes en vostre court ; mais je vous prie par pitié, sire roy, par pitié et misericorde, qu’il vous plaise à moy donner la vie d’Olivier ; car veu la vaillance de luy, et aussi consideré qu’il n’a coulpe en la traïson, ce seroit grand dommaige de sa mort : car encores pourra il assés de bien faire ; et quant est du père, pour ce que je le voys vieil et foible, de ma part, sire roy, se il vous plaist à luy faire grace, je vous en requiers de bon cueur, pourtant que j’avoye mon heritaige et les prouffis et fruictz qu’il a levé selon la mise de l’argent qu’il en pourra avoir eu, et que ce fut distribué pour fonder une prieuré et renter les moynnes d’icelluy prieuré, selon la quantité de l’argent, pour chanter à tousjours perpetuellement pour l’ame du nepveu du roy. Adoncq dist le roy à ses barons : Beaulx seigneurs, veez cy grant franchise de chevalier, qui prie que je respite ses ennemis de mort ; mais, par la foy que je doibz à l’ame de mon père, Josselin ne son filz ne feront jamais traïson et ne me chasseront homme nul de mon pays ; et tantost les fist tous les deux pendre, et rendist à Raimondin sa terre ; et luy donna avecq ce toute la terre de Josselin entièrement, dont Raimondin le mercia moult humblement, et lui fist hommaige. Aprez commença la feste à estre moult grande, et tint le roy grant et noble court à tout homme ; et estoit moult joyeux de ce qu’il avoit recouvré ung si noble homme en son pays ; mais pour neant s’en esjouissoit, car assez tost verra que Raimondin n’avoit gaires de voulenté de demourer en Bretaigne, car moult luy tarde de reveoir Melusine.
En ceste partie nous dist l’istoire que Raimondin fut moult festoié du roy de Bretaigne, qui tint bien honnourable court pour l’amour de luy, et firent les barons de Bretaigne moult grant joye de sa venue, et par especial Alain son oncle et ses deux enfans, et ceulx de son lignage. Et adonc vint Raimondin au roy et luy dist ainsi : Sire roy, je vous prie et supplie qu’il vous plaise de vous accorder que je donne la baronnie de Leon, qui fut à Henry mon père, à qui Dieu fasse mercys, à Henry mon cousin ; si aura la terre le nom de son droitturier seigneur, et vous le nom de vostre homme, car il est de la droite lignée. Par foy, dist le roy, sire, puys qu’il vous plaist, il nous plaist bien. Adonc appella le roy Henry, car il l’amoit moult, et luy dist le roy : Henry, recepvez le don de baronnie de Leon que vostre cousin vous donne, et m’en faictes hommaige. Et il le fist et en mercia moult le roy et Raimondin. Et, ce fait, appella Raimondin Alain son cousin et luy dist ainsi : Beau cousin, je vous donne la terre que le roy m’a donnée, qui fut à Josselin du pont de Leon, et en faictes au roy hommaige. Et il en mercia moult humblement à genoulx, et en fist hommaige au roy, qui l’en receupt moult joyeusement. Mais les barons du pays commencèrent adonc moult fort à murmurer et disdrent : Par la foy, ce chevalier n’est mie venu en ce pays pour nulle convoitise ne avarice, mais seullement il a mis sa vie en tresgrande adventure pour conquerre son heritaige ; quant si tost s’en est deffait, il convient bien qu’il ait grandes richesses ailleurs. Adoncques vint l’ancien chevalier à Raimondin, et, quand Raimondin le vit, il luy dist qu’il se delivrast de ce que sa dame luy avoit commandé ; et luy respondist : Monseigneur, pour ce suis-je venu par devers vous. Et adoncques presenta au roy, de par sa dame, une moult riche couppe d’or où il avoit moult de riches pierres precieuses, et donna aprez à tous les barons moult de riches joyaulx, dont chascun s’esmerveilloit dont telles richesses venoient, et disoient tous que il convenoit que Raimondin fut moult puissant et riche homme. Et lors moult se refforcha la feste ; et avoient Alain de Quemegnigant et ses deux fils si tresgrant joye que nul ne le sçauroit bonnement exposer ; mais encores durant leur joye eut de l’aultre part dueil du lignage du pont de Leon, qui n’oublièrent pas la mort de leur cousin, ainsi comme orrez cy aprez racompter. Et de ce plus parler se taist l’istoire quant à present, et ne parle plus de la feste, et commence à parler de Melusine, comment elle se gouvernoit tant comme Raimondin fut en ce voyage.
L’istoire nous dist que entretant que Raimondin fut en Bretaigne, Melusine fist bastir la ville de Lusignen et fonder le mur sur une roche et ediffier fortes tours et drues machicollées à couvert dedans les murailles pour deffendre à couvert tous les archiers, autant par dehors comme par dedans, et parfonds trenchers, et bonnes brayes, bastir entre le bourc et le chasteau une grosse tour de tuilles sarrazinoises à fort ciment ; et estoient les murs de la tour bien de XVI à XX piés d’espès, et la fist faire si haulte que les guestes qui estoient dedens veoient bien de tous costez qui venoit devers la ville ou le fort ; et establist trompes qui trompoient quant ilz veoient quelque apparoistre. Et sachiés bien que tous les trenchiers d’entour le bourc furent curez là où il estoit besoing, comment encores il est apparant. Et fist la dame nommer celle tour la tour Trompée. Or retourne à parler l’istoire du roy et Raimondin, et de la feste que chascun faisoit à Raimondin.
En ceste partie nous dist l’istoire que moult fut grande la feste à Nantes, et moult honnoura le roy Raimondin, et y fist-on joustes esquelles Raimondin se porta moult vaillamment ; et y furent toutes les plus gentilz dames du pays, et prisoient la contenance de Raimondin, et moult bien disoient qu’il estoit digne de tenir ung grant pays ; et moult se esbahissoient de la grande richesse qu’ilz veoient entour Raimondin de jour en jour. Mais qui que fist feste de Raimondin, le chastellain d’Arval, qui fut nepveu de Josselin du Pont de Leon, faisoit tout le contraire ; car il envoya soudainement à tous ses parens et proesmes et à tous les parens de Josselin, et leur faisoit assavoir comme la chose estoit allée, et que ilz fussent à ung certain jour qu’il leur manda en ung certain recept qu’il avoit en la forest de Guerende, si estoit à luy. Et quant ceulx ouyrent les nouvelles, ilz furent moult doulens, et se misrent bien ensamble environ deux cens hommes d’armes de toutes pièces armez, et s’en vindrent tout secretement audit recept où le chastellain les avoit mandez. Et adoncq le chastellain, le plus secretement qu’il peut, s’en partist de la court sans prendre congié du roy ne d’aultres barons, mais il laissa à la court trois de ses escuiers pour sçavoir quel chemin Raimondin tiendroit, et qu’ilz l’anonçassent au recept dessusdit ; et ilz respondirent que cy feroient-ilz. Et atant se partist le chatellain, et chevaucha tant qu’il vint au recept, où il trouva ceulx de son lignage qu’il avoit mandé, et leur compta toute la manière de l’adventure, et comment Josselin et son filz avoient esté pendus, et que ilz avoient en pensée de faire ou de le venger de Raimondin qui avoit fait pourchasser cest annoy, et à eulx à tousjours fait si grant blasme et si grant honte, ou de le laisser en ce parti. Adoncq respondit pour tout le lignage ung moult estourdi chevalier qui fut filz du cousin germain Josselin : Chastellain, nous voulons que vous sachiez que ainsi ne demourra pas : car nous tous d’ung accord et d’une voulenté voulons mettre celluy à mort qui nous a fait celluy vitupère et deshonneur. Par foy, adonc va dire le chastellain, or tiens-je bien employé l’onneur que Josselin mon oncle vous a fait au temps passé, et je vous metteray tantost en lieu où nous pourrons bien accomplir nostre voulenté de celluy qui telle honte nous a fait ; car, quelque costé qu’il saille du pays de Bretaigne, il ne nous peut par voye eschapper, car nous y avons bonnes espies qui le nous viendront noncer quant temps en sera. Et ilz respondirent tous à une voix : Benoit soiez-vous, et sachiés, quoy qu’il en doibve advenir, ceste entreprinse sera achevée, et occirons le faulx chevalier qui ce dommaige et ceste honte nous a fait. Si se taist l’istoire de plus en parler, et commence à parler du roy et de Raimondin, et comment Raimondin s’en partist moult honnourablement du roy et de toute sa baronnie, et s’en vint en la forteresse qui fut à Henry de Leon son père, qu’il avoit ja donnée à Henry son cousin.
L’istoire nous dist que la feste dura bien par quinze jours ou plus ; le roy des Bretons et sa baronnie firent à Raimondin tant d’onneur que je ne le vous pourroie racompter. Et à tant me tairay d’en plus parler pour abregier, car ce me seroit longue chose, et parleray de Raimondin, qui prinst congié du roy et de ses barons, et mercya moult humblement le roy de sa bonne justice qu’il luy avoit faicte en sa noble court, et s’en partist moult honnourablement d’eulx tous. Et sachiés que le roy et pluiseurs des barons furent moult doulens de sa departie ; et ainsi s’en partist Raimondin du roy, et avecq luy Alain son oncle et ses deux enfants chevaliers et ceulx de son lignage, et vont moult fort chevauchant vers Leon. Mais il est vray que l’ancien chevalier s’en estoit jà parti devant et avoit fait tendre tentes et pavillons, et toutes aultres choses ordonner comme mestier estoit. Et adoncques Raimondin, son oncle et ses deux enfants, et les plus prouchains de son lignage se logèrent au chasteau, et les aultres au bourc ; et fut la feste moult grande, et donna Raimondin à tous les barons qui là estoient de moult riches dons. Mais le peuple du pays sceut que celluy qui estoit filz de leur propre seigneur estoit venu, si en furent moult joyeulx, et luy fisrent moult de beaulx presens, selon l’usaige du pays, comme de vins, de bestiaulx, de poisson, de foin, d’avaine, et moult de aultres choses ; et estoient moult joyeux, puys que il ne plaisoit à Raimondin de demourer ne de tenir la terre, qu’ilz estoient eschous en la dicte lignée de leur seigneur, pour ce qu’ilz estoient hors de la subjection de la lignée de Josselin. Adonc Raimondin les mercia moult gracieusement de leurs presens, et leur pria et commanda qu’ilz fussent tous bons et leaulx subjectz à Henry, à qui il avoit donné la terre. Et ilz luy disdrent que si feroient-ilz. Et se taist l’istoire de plus parler en avant d’eulx, et commence à parler des espies qui là estoient mesmes en aiguet, dont l’ung se partist et s’en alla vers le recept où le chastellain de d’Arval et le lignage de Josselin estoient tous prestz. Et lors les deux aultres espies demourèrent pour sçavoir quel chemin Raimondin tiendroit.
En ceste partie nous dist l’istoire que Raimondin se partist de ceulx de son lignaige de Leon, et s’en vint à Quemegnigant, et là s’enforcha la feste moult fort ; et aprez la feste Raimondin voult là prendre congié de tout son lignage ; mais ilz misrent le plus grant remède qu’ilz peurent affin qu’il demourast encores huict jours, et oultre sa voulenté ; mais non obstant il faisoit le plus bonnement leur plaisir qu’il pouvoit. Et en ce temps pendant vint à Henry, le filz de son oncle Alain, ung homme qui luy dist que, en trespassant par emprez le recept dessusdit où estoit le chastellain d’Arval à bien deux cens hommes d’armes, il avoit entendu par aulcuns des varlés d’icelluy chastellain que ilz actendoient gens à qui ilz ne vouloient point de bien ; mais il ne lui avoit pas descouvert qui ilz aguestoient ; et tous ces affaires compta-il à Henry. Et quant Henry l’entendist il prinst tantost ung de ses escuiers et l’envoya vers le lieu assavoir que c’estoit. Et celluy, qui fut moult diligent, fist tant qu’il en congneut la plus grant partie et quelle quantité ilz estoient, et tantost retourna à Henry, et lui compta ce qu’il avoit trouvé, et qu’ilz estoient bien de cincq à six cens combatans ; et, ces nouvelles ouyes par Henry, il deffendist au messagier moult expressement qu’il n’en parlast à personne, et tantost appella son frère Alain et aulcuns aultres des plus notables de son lignage, et leur compta tout cest affaire. Par foy, disdrent-ilz, nous ne sçavons que penser que ilz tendent à faire sinon que ilz se voulsissent venger de Raimondin nostre cousin, ou nous mouvoir guerre sur ceste querelle ; et toutesfois il est bon d’y pourveoir de remède, et mandons tous nos amis et nous tenons secretement ensamble, et verrons quelle fin ilz feront, affin que, se ilz venoient vers nous ne sur nous, que ilz ne nous trouvent à descouvert, et aussi se Raimondin se part, qu’il ne soit pas surprins d’eulx ; et se ilz ont entention de luy mal faire, ce n’est que de luy oster la vie. Par foy, disdrent les aultres, c’est verité. Or, delivrons-nous de faire nostre mandement si brief et si celleement que on ne le sache que le mains que nous pourrons ; et ainsi le firent-ilz, et eurent dedens le second jour jusques à quatre cens hommes d’armes, que de leur lignage, que de leurs aliez, avecques eulx, et les firent loger en ung bois où moult peu de gens le sceurent. Or advint que Raimondin ne voult plus demourer, et prinst congié de Alain son oncle, qui demoura à Quemegnigant moult doulent de sa departie ; et ses deux enfans le convoièrent à bien grant foison de leur lignage ; et comment qu’il fut ilz ne le voulurent oncques laisser aller, et faisoient tousjours leurs gens traire arrière sur le costé, et chevauchèrent tant qu’ils approuchèrent à une lieue prez de la foretsz où le recept du chastellain estoit, qui, par ses espies, sceut leur venue et le dist à ses parens en ceste manière : Or verra-on qui oncques ama Josselin ne Olivier son filz ; il le devra bien monstrer ici pour venger leur mort ; car icy povons à ce coup mettre à mort tout le lignage d’icelluy, et lui avec, qui nous a fait telle honte et aux nostres. Et ceulx luy respondirent que jà piet n’en eschappera qu’ilz ne soient tous mors ; mais ainsi comme le proverbe dict, tel cuide venger sa honte qui l’acroit, car ainsi fut-il du chastellain et de ses parens. Et ce temps pendant vint le chevalier ancien à Raimondin, et luy dist en ceste manière : Sire, il vous est bien mestier que vous chevauchez par ceste forest tout armé, vous et vos gens, par ordonnance : car le lignage de Josselin que vous avez destruict ne vous aime pas ; si pourroient à vous et vostre compaignie porter dommaige se ilz vous trouvoient desgarnis ; et le cueur me dit que nous les trouverons assez tost. Et jà estoient armez Alain et Henry et tout son lignage, et avoient envoié tous leurs gens devant en embuche au mains à demy lieue du recept. Donc, quant Raimondin eut fait armer ses gens et eut mis le panon à vent, et veoit que ceulx de son lignage estoient tous armez, si ne sceut que penser, et aussi les aultres ne sceurent pas pour quoy Raimondin et ses gens estoient armez ; mais ilz luy disdrent tantost toute la verité, et comment ilz avoient jà envoié devant quatre cens bassines pour le garder de leurs ennemis. Par foy, dist Raimondin, courtoisie ne doibt pas estre mise en oubli, ne elle ne sera mie, dieu avant, au temps advenir, se vous avez le besoing de moy. Et en ce parti chevauchèrent tant qu’ilz entrèrent en la forest ; et faisoit moult beau veoir Raimondin chevaucher devant, le baston au poing, mettant ses gens en ordonnance. Et à tant se taist l’istoire de luy, et parle du chastellain et de ses parens, et qu’ilz firent.
L’istoire nous dict que le chastellain estoit en son recept, et attendoit l’espie qu’il avoit dernierement envoié assavoir moult quant Raimondin entreroit en la forest ; et il exploita tant qu’il vit approucher Raimondin. Lors retourna au recept, et dist au chastellain : Sire, voiez-le cy venir. Et quant le chastellain l’entendist, si escria à haulte voix : A chevau, qui oncques aima Josselin du Pont de Leon et Olivier son filz, si me suyvez. Adonc monta chascun à chevau, et furent tant acreuz qu’ils furent bien huyt cens combatans, et se misrent à chemin parmy la forest à l’encontre de Raimondin, et passèrent par devant l’embuche que Henry et ses proesmes avoient envoié ; et les laissèrent passer sans eulx descouvrir ; et puys se misrent aprez eulx en chemin, et ceulx chevauchèrent tant qu’ilz encontrèrent Raimondin et sa route. Mais quant ils les visrent en chevauchant tous armez en ordonnance, si furent tous esbahis ; et toutesfois n’avoit en celle première route que les varlès et environ cent hommes d’armes, et leur escrioient : A mort, à mort, mal acointastes celluy qui nous a fait la honte et le dommaige de Josselin nostre cousin. Et quant ceulx l’entendirent, si se mettent à part et font sonner leurs trompettes ; et ceulx leur coururent sus, et firent moult grant dommaige aux gens de Raimondin avant que Raimondin y peut arriver, lequel chevauchoit de tire à desroy tant que le chevau povoit courre, et se fiert entre ses ennemis, la lance baissée, et porta le premier que il rencontra par terre, et puys traist l’espée et fiert à tort et à travers, à destre et à senestre, et porte à ses ennemis moult de dommaige. Mais, quant le chastellain le vit, il fut moult doulent ; et adoncques le monstra à trois de ses cousins germains : Voiez-vous le chevalier qui a fait la honte à tout nostre lignage ; se nous estions delivrez de celluy, le remanant ne pourroit gaires durer contre nous. Adonc poignent à luy tous quatre leurs chevaux les lances baissées ; les deux furent sur la comble de l’escu et les aultres deux sur la couppe du bassinet ; et tant le fièrent rudement que ilz ruèrent luy et son chevau par terre, et s’en passèrent oultre ; mais quant il vit qu’il estoit abbatu et luy et son chevau, il point tantost, comme couroucé, le chevau des esporons, et le chevau, qui fut fort et vitte, se remet sur ses genoux, et après ressault sur ses piés legièrement, que oncques n’en perdist les estriers ne l’espée de la main. Et adoncques se tourna sur le chastelain, et le fiert de l’espée sur le bassinet si rudement, à ce que le bras fut fort et l’espée pesante, qu’il fut si estourdi qu’il perdist les deux estriers, et luy va voler l’espée hors de la main ; et en passant le hurta de l’espaulle tellement qu’il le fist tomber de dessus le chevau à terre ; et en celluy point la presse des gens commença à venir si grande qu’il fut tout deffoulé des piés des gens et des chevaux. Lors commença la bataille grande et fière, et y eut grant dommaige d’un costé et d’aultre. Et adonc est venu l’ancien chevalier, Henry et Alain par la meslée ; là eut grant meslée et moult aspre, là fait Raimondin moultz grans faitz d’armes, et de dommaige à ses ennemis ; mais le chastellain est hors de la presse, et luy ont rendu ses gens ung fort chevau, et il monte sus. Là se refforcha moult la bataille, et quant ses gens le visrent remonté, ilz prindrent grant cueur en eulx, et se combatirent moult asprement ; et en y eut moult de mors d’une part et d’aultre ; et sachiés que Raimondin et ses gens soustenoient grans faitz, car l’adverse partie estoit moult forte, et moult bien se combatirent et vaillamment. Mais l’embuche de Henry leur vint par derrière et les assaillirent de tous costez que ilz ne sceurent que faire, ne ilz ne se peurent deffendre, ne ilz ne povoient fouyr. Et adonc fut pris le chastellain et fut rendu à Raimondin, qui le commanda à garder à l’ancien chevalier et à quarante de ses hommes, et furent tous les aultres pris et mors en peu d’eure.
Et ce fait s’en vindrent au recept, et dist Raimondin à ses parens : Or, seigneurs, je vous doibz bien aimer et gracier du noble secours que vous m’avez fait en ceste journée. Et je sçay bien de vray que se n’eust esté l’aide de Dieu et de vous, que ce triste m’eut mis à mort en traïson. Or regardons qu’il est bon de faire. Parfoy, dist Henry, sire, faictes-en vostre voulenté. Je vous diray, dist Raimondin, que nous ferons : faisons pendre tous ceulx qui sont du lignage de Josselin, environ ce recept ; et le chastellain et les aultres envoions au roy des Bretons pour tesmoingner la traïson qu’il nous a faite ; si en prendra telle pugnition qu’il luy plaira. Parfoy, disdrent-ilz tous, vous dictes tresbien, sire. Adonc furent cerchez tous les prisonniers, et furent pendus aux fenestres et aux huys tout en l’environ du recept ; et tous ceulx qui estoient du lignage Josselin et le chastelain liez, et les envoya par Alain, accompaigné de trois cens hommes d’armes, à Vannes par devers le roy, qui là estoit retrait ; et luy presenta Alain le chastelain de d’Arval tout le premier, et tous les autres aprez, et luy racompta Alain toute l’adventure, et luy dist comment Raimondin se recommandoit moult de fois à sa bonne grace, et qu’il ne luy voulsist desplaire se il avoit pris vengance de ses ennemis, qui l’avoient voulu destruire et murtrir en traïson ; et qu’il luy envoioit le chastelain et les autres pour sçavoir la verité du fait, et qu’il en prist la pugnition à sa voulenté. Et comment, dist le roy, chastelain, fustes-vous si hardi de faire tel outraige ne telle derrision pour la raisonnable justice que nous avons fait faire en nostre royaulme, veu et consideré la grant traïson que Josselin et vostre oncle a congneu qu’il avoit fait ? Par Dieu, dist le roy, vous en fuste moult oultrecuidé, et c’est bien à droit se il vous en est mal advenu. A, noble roy, dist le chastelain, prengne vous pitié de moy, car la grand douleur que j’avoie de la deshonneur que Raimondin avoit fait à nostre lignage le m’a ainsi fait faire.
Par foy, dist le roy, c’est mauvaise compaignie que de triste ; il fait bon fermer l’estable avant que les chevaux soient perdus ; je vueil bien que vous sachez que jamais ne vouldrez occire gentil ne noble homme en traïson, car jamais ne mengeray tant que vous soiez pendu avec vostre oncle : car vous luy tiendrez compaignie, et tous ceulx qui sont avec vous. Et adoncq le roy fist prendre tous ceulx de sa route, et furent pendus ; et envoia le chastellain à Nantes, et là il fut pendu emprez Josselin son oncle et Olivier son cousin. Et ainsi garda bien le roy des Bretons justice en son temps. Et se taist l’istoire quant à present d’en plus parler, et retourne à Raimondin et à ses parens.
Or dist l’istoire que, quant Alain fut retourné à Raimondin au recept, et qui luy eut compté et aux aultres ce que le roy avoit fait, ils disdrent que le roy avoit fait vaillamment et comme homme vaillant et loyal justicier. Adoncques appella Raimondin Henry, Alain et les autres de son lignage, et dist à Henry et Alain en ceste manière : Beaulx cousins, à vous enjoinctz que vous facés fonder une prieuré de la Trinité de huict moynes, et de la bien renter, à chanter à tousjoursmais pour l’ame de mon père et du nepveu du roy, et pour ceulx qui sont trespassez de celle folle entreprinse. Et ilz disdrent que si feroient-ilz ; et leur pria Raimondin que ilz le recommandassent au roy de Bretaigne et aux barons et à Alain leur père. Et lors il prist congié d’eulx, et ilz furent moult doulens de son departement, et aussi de ce qu’il ne les laissa plus avant aller. Et sachiés que au departir menèrent les deux frères moult grant douleur ; et entretant il convint que ilz s’en departissent ; et à tant s’en retournèrent vers Quemegnigant, et Raimondin s’en vint à Guerande, là où il fut moult festoié et moult chierement tenu. Et à tant se taist l’istoire de plus parler de luy pour le present, et retourne à parler comment Henry et Alain prindrent congié de leur lignage et revindrent à leur père.
L’istoire dict que Henri et Alain prindrent congié de leur lignage, et vindrent à leur père, et comptèrent toute l’adventure du chastelain, et comment s’en estoient partis de leur cousin, et comment il leur avoit enjoinct de fonder la prieuré. Par foy, dist Alain, or est bien le pays delivré du lignage de Josselin ; Dieu ait des ames mercis, combien qu’ilz ne nous amassent oncques. Or, beaulx enfans, je vous diray que vous ferez. Tout premièrement vous irez au roy et luy requerrez qu’il vous donne place pour ediffier la prieuré ; et luy dictes la manière comment vostre cousin le vous a enjoinct, et je croy qu’il vous en dira bonne responce. Et ilz luy respondirent que cy feroient-ils. Et à tant se partirent de leur père, et à tant chevauchèrent que ilz vindrent à Vannes, et trouvèrent que le roy estoit parti, et estoit allé à Sussinnon pour soy esbatre et desduire à la chasse. Et adonc ilz montèrent à chevau et vindrent au port, et passèrent et entrèrent en la forestz, et chevauchèrent tant qu’il vindrent au chasteau, et trouvèrent que le roy estoit allé au parc chasser ; et les deux frères vont après, et trouvèrent le roy dessoubz ung grant arbre sus ung estang, où il attendoit le cherf que les chiens chassoient. Adonc les deux frères se trairent à part, pour ce qu’ilz ne le voloient pas destourber au roy à veoir son deduit, qui les apperceut bien et leur en sceut moult bon gré ; et ne demoura guères que le cerf est venu, qui se va ferir en l’estang ; et là fut pris par force de chiens, et fut tiré hors de l’eaue : et fut faicte la curée et donné le droit aux chiens. Lors se trairent Alain et Henry par devers le roy, et le saluèrent moult honnourablement, et firent bien le messaige que Raimondin leur cousin leur avoit enchargé. Et adonc le roy les bienveigna, et moult leur enquist de l’estat de Raimondin ; et ilz luy disdrent ce qu’ilz en avoient veu ; et puys luy racomptèrent comment il leur avoit enjoinct de fonder et parfaire une prieuré de huict moynes, et de les renter pour chanter pour l’ame du nepveu du roy et pour l’ame de Henry son père, et pour tous les autres qui avoient receu mort pour celle querelle ; et aussi comment ilz luy priassent de par luy pour qu’il leur voulsist donner place pour fonder la dicte prieuré. Par foy, dist le roy, la requeste est moult raisonnable ; et tout maintenant je vous meneray au lieu où je veulx qu’elle soit fondée. Adonc ilz saillirent de la garene et vindrent tout selon le mur au bout du clos ; et adonc dist le roy : Beaulx seigneurs, faictes icy fonder une prieuré, et prenez tant de place comme vous vouldrez ; et je vous habandonne la forest pour y prendre le boys à charpenter ; et quant les moynes y seront establis, je leur en donne pour leur user et à tous leurs adherens et habitans, et leur habandonne le pescher en la mer qui est prez de ceste place à ung quart de lieue, et de prendre en la forest oyseaulx et sauvaignie pour leur vivre et de leur hostel ; et si leur donne toutes les terres arables qui cy sont environ à demy lieue ; et de tout ce leur fist bonnes lettres. Et de ces choses le vont mercier moult humblement les deux frères, et font tantost venir massons et charpentiers, et font en peu de temps l’eglise et la prieuré achever, et y misrent moynes blancs jusques à huyt personnes religieux, qui portent en leur habis divers une croix azurme, et les rentèrent bien pour leur vivre bien aisement, et encores y est. Et à tant se taist l’istoire du roy des Bretons et des deux frères, et commence à parler de Raimondin, et comment il se gouverna depuys.
En ceste partie nous tesmoigne que tant demoura Raimondin en la terre de Guerende qu’il mist à accord aulcuns barons qui estoient ensamble longtemps avant en grans dissessions ; et fist tant qu’ilz furent bons amis ensamble, et que le pays fut bien en paix. Et à tant prinst congié des barons et du peuple, qui furent fort doulens de sa departie. Et à tant chevaucha que il vint en la terre de Poetou, là où il trouva grant foison de haultz forestz non habitées, et en aulcuns lieux avoit grant foison de sauvaignie, comme cerfz, biches, dains et porcs, et autres bestes assez, et en d’aultres lieux grant foison plainnes moult belles, praries et rivières. Par foy, dist Raimondin, c’est grant dommaige que en ce pays ne habite de peuple, car moult est grasse la contrée ; et en pluiseurs lieux sur la ripvière y avoit moult belles places non habitées, lesquelles, à son advis, fussent moult pourfitables se elles fussent bien entretenues. Et à tant chevaucha Raimondin qu’il vint en une ancienne abbaye moult grande et grosse, qui estoit appelée Maillières, et avoit à compter l’abbé cent moynes sans les convers ; et là se herberga Raimondin, par la grant plaisance que il prist en ce lieu, par trois jours et trois nuicts. Et y donna Raimondin de moult beaulx joyaulx, et puys s’en partist, et s’en vint chevauchant tant qu’il approucha Lusignen ; et premier apperceut la tour trompée et le bourc, et lors il ne cuida pas estre là où il estoit, car il mescongnoissoit le lieu pour la tour et pour le bourc qui y furent faictz depuys qu’il estoit parti et moult se esmerveilla quant il ouyt les trompettes de la tour tromper.
En ceste partie nous dict l’istoire que quant Raimondin vint au dessus de Lusignen, et il apperceut le bourc, qui estoit clos de haultz murs et grosses tours drues, et les fossez bien parfons tous taillez de pierre de taille, et vit la tour qui estoit grosse et entre le fort et le bourc, et qui le surmonte de haulteur plus d’une lance, et y ouyt les trompettes de plus en plus quant ilz appercevoient les gens qui venoient avec Raimondin eulx spacier et esbatre. Comment, dist Raimondin à l’ancien chevalier, que peut cecy estre ? il me sembloit ores que j’avoie failly de venir à Lusignen ; et encore me le semble-il. Adonc commença l’ancien chevalier à rire, et Raimondin luy va dire : Comment, sire chevalier, truffez-vous de moi ? je vous dis pour certain que se ne fut la tour et le bourc que je vois, je cuidasse estre à Lusignen. Par foy, dist le chevalier ancien, tantost vous vous y pourrez trouver, se Dieu plaist, à grant joye. Or vous diray-je des queux, des varlès et des sommiers qui estoient allez devant, et avoient annoncé la venue de Raimondin à Melusine ; combien qu’elle les creut bien, elle n’en fist point de semblant, que tantost elle fist appareiller et apprester tout le peuple, et les fist aller à l’encontre de Raimondin ; et elle mesmes y alla à grant foison de dames et damoiselles, chevaliers et escuiers, montez et arroiez moult honnourablement. Adonc Raimondin regarda devant soy, et voyt arriver les gens du font de la vallée, venans et saillans deux à deux par ordonnance ; si se esmerveilla moult, et, quant ilz approuchèrent, si escrièrent tous à une voix : Ha ! Ha ! bien soiez-vous venu, monseigneur. Et adonc congneut Raimondin pluiseurs de ceux qui le bienveignèrent, et leur demanda : Beaulx seigneurs, dont venez-vous ? Monseigneur, disdrent-ils, nous venons de Lusignen. Dist Raimondin : Y a-il gaires d’icy ? Par foi, monseigneur, dirent-ilz, qui apperceurent bien qu’il mecongnoissoit le lieu ou le bourc et la tour qui y estoient faitz depuys son departement dudit lieu ; monseigneur, vous ne le cognoissez pour tant que ma dame a cy fait faire ce bourc et celle tour depuys que vous vous en partistes ; et voiez la cha où elle vient à l’encontre de vous. Adonc fut Raimondin esbahi, et ne dist pas tant qu’il pensoit ; mais, quant il luy souvint qu’elle avoit fait le fort de Lusignen et le chasteau en si peu de temps, il ne se donna plus de merveilles. Et à tant vint Melusine, qui moult doulcement le bienveigna et le receupt moult honnourablement en disant en ceste manière : Monseigneur, je suis moult joyeuse de ce que vous avez si bien besongné et si honnourablement en vostre voyage : car on m’a jà tout dit et compté. Et Raimondin lui respond : Madame, c’est Dieu mercis et vous. En parlant de ces choses, ils arrivèrent à Lusignen et descendirent, et fut la feste moult grande, et dura bien huict jours ; et y estoit le comte de Forestz, qui moult bienveigna Raimondin, son frère. Et aprez la feste se partirent de Lusignen, et vindrent à Poetiers par devers le conte, qui moult les bienveigna. Et adonc il demanda à Raimondin où il avoit si longuement esté ; et il lui recorda toute son adventure ; et, à brief parler, le conte Bertrand en fut bien joyeulx ; et ce fait, prindrent les frères congié de lui. Et lors l’ung s’en alla en Forestz, et Raimondin à Lusignen, où Melusine le receupt moult liement. Et estoit pour lors la dame ençainte, et porta son terme, et accoucha en son temps du second enfant, qui fut ung filz, et eut nom en baptesme Odon ; et eut une oreille sans comparation plus grande que l’aultre ; mais de tous aultres membres il estoit bel à grant devise, et estoit moult bien formé. Et celluy Odon eut puis espousé la fille au conte de la Marche, et en fut conte. Et à tant se taist l’istoire à parler de l’enfant et parle de Raimondin et Melusine plus avant.
L’istoire nous dist et certifie que la dame eut jeu son terme et qu’elle fut relevée, la feste fut moult grande, et y eut moult grant foison de nobles gens ; et se partist la feste moult honnourablement. Et en celle année fist la dame faire le chasteau et bourc d’Annelle, et fist faire Waviront et Mermant ; et puis fist faire le bourc et la tour de saint Maissant, et commença l’abbaye, et faisoit moult de biens aux povres gens.
Et, au second an aprez, eut ung fils qui eut nom Guion, et fut moult bel enfant ; mais il eut ung œil plus hault que l’aultre. Et sachiés que Melusine avoit tousjours si bonnes nourrices, et estoit si tressongneuse de ses enfans, qu’ilz croissoient et amendoient si tresfort que chascun qui les veoit s’en donnoit grans merveilles. Et en celluy temps fist fonder Melusine nobles lieux par le pays qu’ils avoient ès mettes de la conté de Poetou et duchié de Guienne ; elle fist le chasteau et le bourc de Partenay, si fort et si bel que ce fut sans comparation ; puys fonda les tours de la Rochelle et le chasteau, et commença de la ville une partie ; et avoit une grosse tour à trois lieues que Julius Cesar fist faire, et l’appelloit-on la tour des Anglois, pour ce que Julius Cesar portoit l’aigle en sa banière comme empereur. Celle tour fist la dame environner de fortes tours et grosses, et fors murs, et la fist nommer le chasteau Aiglon. Et depuis ediffia Pons en Poetou, et Saintes, qui pour lors estoit nommée Linges ; et puys fist Tellemont et Tallemondois, et moult d’aultres villes et forteresses, et acquist tant Raimondin en Bretaigne et Guienne et Gascongne, qu’il n’y avoit prince nul qui marchast à luy et qui ne le doubtast à couroucer.
Et aprez porta Melusine le quart enfant et s’en délivra à terme, et eut nom Anthoine. Nul plus bel enfant ne fut veu ; mais au naistre il apporta en la joue ung grif de lyon, de quoi moult furent ceulx qui le visrent esbahys.
Sy nous dist l’istoire que le septiesme an aprez Melusine porta le quint enfant, et s’en delivra à terme, et eut nom Regnault. Nul plus bel enfant ne pouvoit-on veoir ; mais au naistre il n’apporta que ung œil sur terre ; mais il en veoit si cler qu’il veoit venir sur mer la nef, ou par terre aultre chose, de trois veues, qui montent bien .xxj. lieue. Celluy fut doulx et courtoys, si comme vous orrez en l’istoire, ci-aprez.
L’istoire nous dist que le huitiesme an Melusine enfanta le siziesme enfant, qui fut ung fils, et eut nom Geuffroy, et au naistre il apporta sur terre ung grant dent qui lui sailloit de la bouche plus d’ung pouce, nommé Geuffroy au grand dent. Et celluy fut moult grant, hault et bien formé, et fut fort à merveilles, hardy et cruel, et tant que chascun le doubtoit, quant il fut en eage, qui en oyoit parler. Il fist en son temps moult de merveilles, ainsi comme orrez ci aprez en l’istoire.
L’istoire dist que la neufiesme année Melusine enfanta ung fils ; ce fut le septiesme, et eut nom Froimond, qui fut assez beau ; mais il eut au naistre sur le nez une petite tache vellue ainsi comme se ce fut la peau d’une talpe ou d’ung fouant. Et fut en son temps moult devot, et fut puys, par le commun accord de son père et de sa mère, fait moyne de Maillières, dont vous orrez ci aprez en l’istoire.
En ceste partie nous dist l’istoire que Melusine demoura environ deux ans sans porter ; mais il fut vray que la onziesme année elle porta ung filz qui fut le huitiesme, et ce fut moult grant merveilles, car il apporta au naistre trois yeulx sur terre, l’ung desquelz eut au front ; et fut si cruel et si mauvais qu’il occit, avant qu’il eut quatre ans, deux nourrices. Et de cestuy-cy maint l’istoire, et comment il fut mort et enterré au moustier neuf à Poetiers.
Or dict la vraye histoire que tant nourrist Melusine ses enfans que Urian, qui fut le premier né, eut quelque XVIII ans, et fut moult grant et moult bel, et fort à merveilles, et faisoit moult de force et d’espartise ; et le plaignoit chascun de ce qu’il avoit si estrange visaige : car il avoit court et large, l’ung des yeulx rouge et l’autre tout pers ; et les oreilles si tresgrandes comme les mamielles d’ung vau. Et Odon son frère avoit XVII ans, et Guion XVI, et amoient l’ung l’aultre Urian et Guion ; et estoit Guion si vitte et si mauvais, et si appert, que tous ceulx qui le veoient s’en donnoient grans merveilles ; et tousjours s’entretenoient Urian et Guion, et les amoient tous les nobles du pays, et les enfans l’ung l’aultre tant qu’ilz ne povoient plus, et faisoient souvent faitz d’armes en joustes, en tournois et en becheris. Or advint que, en celuy temps, deux chevaliers poetevins vindrent de Jherusalem et comptèrent les nouvelles par le pays que le souldan de Damas avoit assiegé le roy de Chippre en sa cité de Famagosse, et que il le tenoit en moult grant destresse ; et n’avoit celluy roy de heritier que une seulle fille, laquelle estoit moult belle. Et furent tant portées ces nouvelles par le pays que Urian le sceut ; et adonc il dist à son frère Guion : Par ma foy, beau frère, ce seroit grant aulmosne de secourir celluy roy encontre les Sarrazins ; nous sommes jà huit enfans masles ; la terre de nostre père ne demoura pas sans heritier, posé que de nous ne fut riens ; dont pour telle cause nous devons tant plus pener de voyager pour acquerir honneur. Par foy, dist Guion, vous dictes verité ; mais pourquoy le dictes-vous ? Car voiez moy cy prest à faire ce qui vous plaira. Par foy, dist Urian, vous dictes bien : or mandons les deux chevaliers qui sont venus du saint voiage d’oultre mer, et enquerons plus avant la verité de cest affaire. Et adoncques mandèrent les deux chevaliers, qui vindrent moult liement ; et quant ilz furent venus, les deux enfans les bienveignèrent moult amiablement, et aprez leur commencèrent à enquerir la manière de leur voyage, des usages et des manières du pays où ilz avoient esté ; et ilz leur en disdrent la pleine verité. Par foy, dist Urian, nous avons entendu que vous avez passé par une ysle où y a ung roy cristien qui est moult oppressé d’ung souldan des Sarrasins ; si nous merveillons que vous ne demourastes en la guerre avec le roy cristien pour luy aider et conforter, vous qui estes renommés si vaillans chevaliers, à ce qui nous semble que tous bons cristiens sont tenus de aider l’ung l’autre contre les mescreans ; et aussi ce nous semble grant aulmosne de les reconforter en celle necessité. Ad ce respondirent les deux chevaliers : Par foy, damoiseau, nous voulons bien que vous sachiés que, se nous eussions veu la voye comment nous eussions peu entrer en la ville sans estre mors ou prins, nous y feussions moult voulentiers entré, et eussions attendu l’adventure avecq le roy de Chippre telle que Dieu le nous eut voulu envoier, et vous sçavez que deux chevaliers ne pourroient mie porter le faitz contre bien .lx. ou .iiij. vingz mille Sarrazins ; et ce fut la cause qui nous destourna d’y aller : car vous devez bien sçavoir que celluy est bien fol qui souffle contre le vent pour le cuidier faire taire et surmonter. Par foy, dist Urian, vostre excusation est bonne et juste ; mais dictes-moy se gens qui auroient povoir de mener de .xxij. à .xxv. mille hommes d’armes y pourroient rien faire et venir à ses ententes pour secourir à celluy roy ? Adoncques l’ung des deux chevaliers respondist : Par ma foy, Sire, ouy, veu et consideré que la cité est forte et le roy est moult vaillant et bataillereux de sa personne ; et y a assez competamment de vivres et de bonnes gens d’armes pour garder la ville ; et encore y a pluiseurs fortresses où ceulx de Rodes se viennent refreschir, de quoy le roy de Chippre et ceulx de la cité ont grant reconfort. Et sachiés qu’ilz y viendroient bien, et vouldroie que mon compaignon y voulsist aller en celle compaignie que vous dictes, et nous y deussions aller et entreprendre l’adventure avecq eulx. Par foy, dist Urian, mon frère et moy vous recepvrons et y menerons, Dieu avant, et ne demourra gaires. Et quant ceulx l’entendirent, ilz furent moult joyeulx, et dirent que, se ilz y vont, qu’il leur meut de grant vaillance et grant noblesse de cueur. Or se tait l’istoire de plus parler des deux chevaliers, et commence à parler de Urian et Guion, comment ilz prindrent congié de leur père et leur mère, et de l’aide qu’ilz leur firent.