Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment le roy fut batu, et ne sceut de qui.
Et incontinent sentist le roy descendre sur luy, aussi dru que pluye qui chiet du ciel, coups et horions d’ung costé et d’aultre ; et fut moult deffroissé de coups orbes, et fut tiré et mal mené hors de la barrière, et là fut laissé. Et sachiés qu’il ne peut oncques veoir piet de ceulx qui ainsi le servoient, et le plus tost qu’il peut il se redressa le mieulx qu’il peut, et mauldit celluy qui premier luy apporta les nouvelles de ceste adventure, et l’eure qu’il y estoit oncques allé. Et après vint à ses gens, qui bien veoyent qu’il ne retournoit pas si freschement comme il y estoit allé, et luy demandèrent : Monseigneur, estes-vous blessé ? avez-vous eu bataille où vous avez esté ? Et il respondit : Je suys un peu blessé, mais bataille n’ay pas eue, et ay esté tresbien batu, et ne sçay de qui, car je n’y vis oncques personne ; mais bien ay sentu les horions que j’ay receupz ; et sachiés que je ne me suys pas revenché ; et pourtant n’ay-je point eu de bataille, car il ne fait pas bataille qui les premiers coups donne, mais celluy la faict qui se revenge. Et ceulx respondirent : Monseigneur, vous dictes verité.
Assez tost aprez fist le roy cueillier son pavillon, et entra en la mer, et s’en alla le plus tost qu’il peut vers son pays, pensant de triste cœur aux parolles que Melior, la dame du chasteau de l’Esprevier, lui avoit dictes ; et moult se doubta d’avoir perdu son boneur ; mais il se garda bien de descouvrir son fait aux sergans. Pourtant il se descouvrit à ung sien frère, quant il fut en l’article de la mort ; et celluy estoit jà actendant d’avoir le royaulme aprez luy ; et luy dist comment il pensast à bien se gouverner sagement, car il lui en estoit bien besoing. Ce roy dont je vous parle n’eut oncques puys joye au cueur, et regna moult long temps, mais de jour en jour il dechayoit en pluiseurs manières, et en la fin il mourut. Et sachiés que ses hoirs ont eu depuys moult affaire, comme il appert encores au temps present, et en ont eu moult d’anuys et de pestilence, comme a apparu et encores appert. Cy me tairay des roix d’Armenie, et en est conclue l’istoire, pour ce que il est tout cuidant que ilz sont extrais de la noble lignée du roy Elinas d’Albanie et de Lusignen, et encores au jour de la perfection de ceste histoire, qui fut parfaicte le jeudi septiesme jour d’aoust, l’an de grace mil ccc iiij vingz et xiiij[1], est apparant, car les roix d’Armenie en portent les armes, le cry et le surnom. Or vous ay dit et devisé, selon les vrayes croniques et selon la vraye histoire, comment la noble fortresse de Lusignen en Poitou fut fondée, et fut retraicte la noble et puissante lignée qui est descendue des nobles gens qui la fondèrent, dont Dieu en vueille avoir les ames recommandées en son saint paradis, qui est le siècle des siècles. Amen.
[1] Le texte porte : mil iiij vingz et xiiij. C’est évidemment une erreur, puisque Jean d’Arras dit, dès les premières pages, qu’il a commencé cette histoire en 1387.
Ceste noble fortresse de Lusignen en Poitou, depuys tout le temps, est allée de main en main, en oultre qu’elle est venue en la main, par raison et conqueste de l’espée, de hault, noble et trespuissant prince Jehan, filz du roy de France, duc de Berry, d’Auvergne, conte de Poitou, d’Estampes et de Boulongne, mon treschier seigneur et redoubté ; lequel m’a commandé à faire ce petit present traicté selon les vraies cronicques que j’ay eues, tant de luy comme d’aultres ; et ce que j’ay eu grant desir de faire son plaisir m’a fait entreprendre de faire ce dit present traicté, et mettre en prose, lequel j’ay mis au mieulx que je l’ay sceu faire. Si requiers à mon createur qu’il luy plaise que mon tresnoble et tresredoubté seigneur la vueille prendre en gré, et aussi à sa tresnoble seur Marie, fille du roy de France, duchesse de Bar et marquise du Pont, ma tresdoubtée dame, et le noble marquis de Moraine, cousin germain de monseigneur, qui lui a fait requerir qu’elle luy vueille requerre et luy vueille envoyer ceste histoire ; et aussi je prie qu’elle puisse plaire à tous ceulx qui la liront et orront lire. Et sachiés que, quant est de moy, je croy l’istoire estre véritable. Et dist-on pour certain que depuis la fortresse de Lusignen ne demoura mie .xxx. ans acomplis en main d’omme qui ne soit extraict de la dessus dicte lignée de par père ou par mère. Et est vray toutesfois, comme vous ay dit icy dessus et recité en l’istoire, quant la dicte fortresse doibt changier de maistre ou seigneur, que la serpente s’appert trois fois par trois jours devant.
Et quant à moy, veritablement j’ay oy dire à mon tresredoubté seigneur que du temps que Sersuelle la tenoit pour les Anglois, que le siége estoit de par mondit seigneur, que Sersuelle luy dist que certainement, par peu de temps avant que la fortresse fut rendue, que icelluy Sersuelle gisoit en son lict au chastel de Lusignen, avecq luy une femme née de Sancerre, nommée Alixandre, qu’il tenoit en concubinage, il vist lors presentement apparoir devant son lict une serpente moult merveilleuse, grande et grosse, et avoit bien longue queue comme de sept à huyt piés, et estoit brodée de couleur d’asur et d’argent, et ne sceut oncques par où elle entra ; car à celle heure tous les huys estoient bien fermez et barrez, et avoit en la cheminée moult grant feu qui bien ardoit et cler. Et celle serpente alloit et venoit, debatant sa queue sur le lict, sans eulx mal faire. Et Sersuelle dist à monseigneur pour certain qu’il n’avoit oncques eu en sa vie ne eut oncques puys si grant paour ; et si luy dist qu’il se dressa en son seant en son lict, et prinst l’espée qui estoit en son chevès ; et luy dist la femme qui estoit avec luy, ainsi qu’il le recordoit à monseigneur : Comment, Sersuelle, vous qui avez en tant de bonnes places esté, avez-vous paour de celle serpente ? Certes, c’est la dame de ceste fortresse, et qui l’a fait ediffier. Sachiés qu’elle ne vous fera jà mal ; elle vous vient monstrer comment il vous fault dessaisir de ceste place. Et dist Sersuelle que celle Alixandre n’eut oncques paour ; mais il dist bien qu’il ne peut oncques asseur estre. Et grant pièce aprez, elle se mua en guise de femme haulte et droicte, et sambloit estre vestue d’ung gros bureau, et çainte dessoubz les mamelles, et estoit affublée d’ung couvrechief à la guise du viel temps.
En celluy estat que je vous dis et ay recordé, jura et afferma Sersuelle à monseigneur qu’il le vit ; et plus il dist qu’elle se alla seoir sur le banc auprez du feu. L’une heure avoit le visage devers le lict et le doz au feu, et si qu’il povoit bien tout à plain veoir sa face, et bien sambloit qu’elle eut esté moult belle femme ; et l’aultre heure, elle tenoit le visage devers le feu, et gaires de temps ne se tenoit en ung mouvement. Et dist Sersuelle qu’elle demoura jusques à une heure prez du jour. Adoncques se transfigura en guise de serpente comme devant, et s’en alla debatant sa queue autour du lict et sur le piet, sans mal faire ; et puys elle se partit si soudainement, qu’il ne vit point son partement, ne ne sceut oncques par où elle s’en estoit allée. Et cecy ay-je ouy dire à monseigneur et pluiseurs aultres que Sersuelle luy dist et luy jura sur ses sermens que preudomme peut faire et jurer, et depuys qu’il l’eut veue, ladicte fortresse fut bien brief rendue à mon dit seigneur, à qui Dieu en donne joye, par sa grace, et à ses hoirs.
Encore est-il verité que il y a ung lieu à Lusignen, emprès le puys, auquel lieu, au temps passé, on a nourri poullaille, qu’elle se monstroit pluiseurs foys à ung homme qui est encores en vie, qui demoure en la fortresse, et l’appelle-on Godart ; et ne luy fait point de mal ; et cela retrait-il sur son Dieu et son ame qu’il est verité. Item Yvon de Gales jura par sa foy à monseigneur qu’il l’avoit veue par deux foys sur les murs de Lusignen, par trois jours avant que la fortresse fut rendue ; et aultres pluiseurs en ont eues dont qui en vouldront deviser la chose seroit trop longue. Et encore plus avant y a ung chevalier poitevin, nommé messire Percheval de Coulongne, qui fut chambellain du bon roy de Chippre, avec le roy, la serpente s’estoit apparue à icelluy roy, comme celluy roy luy avoit dit en ceste manière parlant à luy : Percheval, je me doubte trop. Pour quoy, monseigneur ? dist le chevalier. Par ma foy, dist le roy, pour ce que j’ay veu la serpente de Lusignen qui c’est apparue à moy ; si me doubte qui ne me adviengne aulcune perte dedens brief temps, ou à Perrin mon filz ; car ainsi apparut-elle quant aulcuns des hoirs de Lusignen doibvent morir. Et jura messire Percheval que dedens le tiers jour aprez, la dure adventure que chascun scet bien advint.
Les princes et aultres pluiseurs ont esté examinez, et ay sceu ce que les vrayes croniques et les livres des histoires en dient ; et se j’ay adjousté chose en ceste histoire qui samble à aulcuns increable, si le me vueillez pardonner ; car selon ce que je puis sentir, d’aulcuns acteurs tant de gramaire comme aultre philozophe, a reputé ceste histoire et les croniques estre vrayes, et les choses faées ; et qui dist le contraire, je dis que les secrez jugemens de Dieu et les pugnitions sont invisibles et impossibles à congnoistre à entendement humain ; car il est trop grossier pour entendre l’espèce espirituelle ; ne les yeulx naturelz ne peuvent veoir icelles choses espirituelles, ne ne peut bonnement comprendre que c’est ; et la puissance de Dieu y peut adjouster ce qu’il luy plaist ; comme on racompte en pluiseurs histoires de pluiseurs faées avoir esté mariéez, et avoir eu pluiseurs enfans ; comme ce peut faire ne peut sçavoir humaine creature ; car telz pointz et aultres pluiseurs a Dieu retenuz en ses secretz, et en monstre les exemples ès lieux et ès personnes où il lui plaist. Et plus sera la personne grossière, et plus enuis le croira ; et plus sera deslié d’engin et de science naturelle, plus tot aura affection que ce soit chose creable, combien que les choses secrettes de Dieu ne peult aulcun bonnement sçavoir.
Combien que sainct Paul dist, ès espitres aux Rommains, que toutes choses sont sceues par humaine creature, voire sans les secrettes choses que Dieu a reservées en sa congnoissance sans aultre, car la nature aux humains est à entendre pluiseurs hommes vaugans qui sont par universes contrées. Par ceulx sont sceues toutes les choses, par leur declaration de la parfaicte congnoissance ; non par ung tant seullement, mais par pluiseurs ; et ainsi est de nostre histoire ; car elle est forte à croire et en pluiseurs lieux sceue ; et pas par ung seul, et de ceulx qui l’ont deslié ; donc ainsi que une personne qui n’aura yssu de sa region ou pais ne pourroit ou ne vouldroit croire maintes choses qui sont moins de cent lieues prez de luy, et sera grant estrangeté, et dira qu’il ne se peut faire, et celluy destournera ce qu’il n’aura pas veu ès lieux et diverses contrées, pais et nations, et lira les anciens livres, et les entendra, et congnoistra le vray des choses samblables. Or de ce ne vous vueil plus faire mention. Je vous supplie humblement à tous que se je ay dit chose en ceste histoire qui vous soit ennuyeuse ou desplaisante, que vous le me vueillés pardonner et tenir pour excusé ; car se on fait le mieulx que on peult et scet, on doibt prendre en gré ; car en aulcuns cas, aulcune bonne voulenté doibt estre reputée pour le fait. Et icy si se taist Jehan d’Arras de l’istoire de Lusignen. Et vueille Dieu donner aux trespassez sa gloire, et aux vivans force et victoire qu’ilz la puissent bien maintenir.
Fin.