Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment ceulx qui estoient commis vindrent delivrer le don à Raimondin.
Quant les livreurs visdrent le cuir taillé si delié, ilz en furent tous esbahis, et disdrent à Raimondin qu’ilz ne sçavoient que faire ; et sur ce vindrent deux hommes vestus d’ung gros burel, qui disdrent en ceste manière : Nous sommes icy envoiez pour vous aydier. Adoncques ilz desvidèrent le cuir de la masse où l’avoit enroulé celluy qui l’avoit taillé, et le portèrent au fons de la vallée, au plus prez du rocher qu’ilz peurent ; et là plantèrent ung pieu fort et gros, et y lièrent l’ung des bous du cuir ; et avoit l’ung d’eulx ung grant fais de pieus que ilz fichèrent de lieu en lieu en environnant la roche, et ainsi que ilz trouvèrent la tranche faicte ; et les aultres le sievoient en atachant le cuir au pieus, et par ceste manière ilz environnèrent la montaigne ; et quant ilz revindrent au premier pal, il y eut grant foison de remanant de cuir, et pour l’acomplir et fournir le tirèrent contre val la vallée, tellement qu’ilz parfournirent l’enchainte dudit cuir. Et sachiés que selon ce que on dist au pays, et que la vraie histoire le nous tesmoingne, que il sourdit ung ruisseau duquel pluiseurs molins molurent et ont molu depuys. Adoncques ceulx qui livroient la place furent moult esbahis tant du ruissel que ils veoient devant eulx souldainement sourdre, comme la circuite du cerf comprenoit, car il contenoit bien deux lieues de tour.
L’ystoire nous racompte que les livreurs, comme devant est dit, furent moult esbahis quant ilz visrent le ruissel sourdre souldainement, et courrir contre la vallée grans sourions d’eaue, et aussi se esmerveilloient-ilz de la grant ençainte que le cuir du cerf comprenoit ; et neantmoins delivrent-ilz à Raimondin la terre à luy donnée selon le texte de sa chartre. Et aussi tost qu’ilz l’eurent baillé, ilz ne sceurent oncques que les deux hommes vestus de burel devindrent, qui au devant estoient devant leurs yeulx. Lors se departirent tous ensamble pour eulx en aller à Poetiers ; et quant ilz vindrent là, ilz comptèrent au conte et à sa mère ceste merveilleuse adventure. Et adonques dit la dame en ceste maniere : Ne me croy jamais de chose que je die se Raimondin n’a trouvé quelque adventure en la forest de Colombiers, car celle forest est aulcunes foys moult plaine de moult merveilleuses adventures. Et lors dist le conte : Par ma foy, ma dame, je croy que vous dictes vray, et j’ay piecha oy dire que sur la fontaine qui est dessoubz celluy rocher, on a veu advenir pluiseurs fois maintes merveilleuses adventures ; mais quant à luy, je prie à Dieu qu’il luy laisse jouir à son honneur et à son preu. Amen, dist la dame. Ainsi qu’ilz parloient Raimondin arriva, qui tantost se agenoilla devant le conte en le remerciant de l’onneur et de la courtoisie qu’il luy avoit faicte. Par ma foy, Raimondin, dist le conte, c’est peu de chose ; mais se Dieu plait je feray mieulx au temps advenir. Or, mon amy Raimondin, dist le conte, que on m’a compté moult grant et merveilleuse adventure qui est advenue à present en la place que on vous a delivré de par moy, laquelle je vous ay donnée legièrement ; si vous prie tresaffectueusement que vous me vueillez dire la plaine vérité. Par ma foy, dist Raimondin, mon treschier seigneur, se ceulx qui ont esté avecques moy ne vous en ont compté fors que ce que ilz en ont veu, ilz ont bien faict ; toutes fois il est vray de la place que le cuir du cerf a circuy de rond environ de deux lieues. Et quant est de ces deux hommes qui sont vestus de bureau, lesquels ont aydé à le mesurer et circuier, et aussi du ruissel qui est sours tout souldainement, c’est toute plaine verité, monseigneur. Par ma foy, dist le conte, Raimondin, vecy grant merveille. En bonne foy, Raimondin, ainsi comme il nous est advis, il faut que vous ayez trouvé quelque adventure ; je vous prie que vous nous le dictes aulcunement, ainsi que vous le savez, pour nous en oster hors de merencolie ? Mon seigneur, dist Raimondin, je ne ay encore trouvé que bien et honneur ; mais, mon treschier seigneur, j’ay plus de plaisir de hanter en celluy lieu quant à present, que je n’ay ailleurs, pour ce que est commune renommée du lieu estre adventureux ; et pour ce j’ay esperance que Dieu m’envoiera quelque bonne adventure qui, par son plaisir, me sera pourfitable et honnourable au corps et à l’ame. Et, mon treschier seigneur, ne m’en enquerez plus, car certainement aultre chose, pour le present, ne vous sçauroie bonnement que dire. Adoncques le conte, qui moult l’aimoit, se teut à tant pour ce qu’il ne le vouloit point couroucer ; et ce fait Raimondin prinst congié du conte et de sa mère. Et à tant me tairay quant à present de plus parler d’eulx, et diray comment Raimondin retourna par devers sa dame où il sçavoit bien qu’il l’avoit laissée.