← Retour

Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée

16px
100%

Comment Raimondin, par l’admonestement de son frère, regarda Melusine sa femme estant au baing, et comment il en fut couroucé contre son frère.

En ceste partie nous dist l’istoire que tant vira et ravira Raimondin, qu’il fist un pertuys en l’uys, de la pointe de son espée, par quoy il peut adviser tout ce qui estoit dedens la chambre, et vit Melusine qui estoit en la cuve jusques au nombril en signe de femme, et peignoit ses cheveulx ; et du nombril en bas en signe de la queue d’une serpente grosse comme ung quaque à harenc, et moult longuement debatoit sa queue en l’eaue, tellement qu’elle le faisoit bondir jusques à la voulte de la chambre. Adonc quant Raimondin vit ce, il en fut moult doulent, et dist : Ma doulce amour, or vous ay-je traye par le tresfaulx enortement de mon frère, et me suis parjuré envers vous. Adonc il en eut moult grant douleur en son cueur, et telle tristesse que cueur humain ne pourroit plus porter. Adonc il courut en sa chambre et prinst de la cire en une vielle lettre qu’il trouva, et en estouppa le pertuys ; et puys il vint en la salle, où il trouva son frère. Et quant il apperceut, il vit bien qu’il estoit couroucé, et cuida qu’il eut trouvé quelque mauvaistié en sa femme ; si luy dist : Mon frère, je le sçavoie bien ; avez-vous bien trouvé ce que je disoie ? Adonques Raimondin luy escria en ceste manière : Fuiez d’icy, faulx triste, car vous m’avez fait, par votre tresmauvais rapport, ma foy parjurer contre la plus loyalle et la meilleure des dames qui oncques naquit, aprez celle qui porta nostre seigneur Jhesucrist ; vous m’avez apporté toute douleur, et en perdray toute ma joye. Par Dieu, se je creoie mon cueur, je vous feroie mourir de malle mort ; mais raison naturelle me deffent de ce faire, pour tant que vous estes mon frère ; allez-vous en, ostez-vous d’icy et de devant mes yeulx ; que tous les maistres d’enfer vous puissent convoier en enfer. Et quant le conte perceut son frère qui estoit en si grant douleur, il saillist de la salle, et aussi toutes ses gens, et monta à chevau et s’en alla grant erre vers la conté de Forestz, moult fort doulent et repentant de sa folle entreprise, car bien sçavoit que Raimondin son frère, ne la mère, jamais ne le vouldra veoir. Cy vous laisseray de plus parler, et vous diray de Raimondin, qui entra en sa chambre.

Ha, ha, Melusine, dist Raimondin, de qui tout le monde disoit bien, or vous ay-je perdue sans fin, or ay-je perdue joye à tousjours mais ; or vous ay-je perdue, beaulté, bonté, doulceur, amitié sans courtoisie, charité, humilité, toute ma joye, tout mon confort, mon esperance, mon cueur, mon bien, mon pris, ma vaillance ; car tant peu d’onneur que Dieu m’avoit presté me venoit de vous, ma doulce amour. Ha, ha, faulce borgne, aveugle fortune, sure, dure et amère, bien m’a mis du hault siége de ta roe au plus bas lieu de ta maison où Jupiter abeuvre les chetifz maleureux ; tu soies ores de Dieu mauldicte. Par toy fis-je le fourfait de mon treschier seigneur ; or le me veus trop ; hélas ! tu m’avoies jetté et mis en la haulte auctorité par le sens et valleur de la meilleure des meilleurs, de la plus belle, de la plus sage des plus saiges. Or la me fault maintenant perdre par toy, faulce borgne, triste envieuse ; bien est fol qui en tes dons se fie. Or hais, or aimes, or fais, or deffais et despite ; il n’y a en toy seureté et stabilité, ne qu’il y a à un cochet au vent. Las ! tresdoulce amie, je vous ay, par mon velin et traïson, tachée ; hélas, ma doulce amie, vous m’aviés medeciné de mon premier velin ; or le vous ay cruellement merité comme je vous ay ainsi tachée et ay ma foy perdue ; se je vous pers pour ceste cause, je m’en iray en exil en tel lieu où on n’aura jamais nouvelles de moy. Ainsi comme vous avez ouy se dementoit Raimondin.

Or nous dist l’istoire que en celle douleur et en celle misère demoura Raimondin jusques au jour ; et, quant l’aube du jour fut apperceue, Melusine vint, qui entra en la chambre. Adoncques quant Raimondin l’ouyt venir, il fist samblant de dormir ; elle se despoulla et se coucha toute nue de costé luy ; et lors Raimondin commença à souspirer comme celluy qui sentoit grant douleur en son cueur ; et adoncques elle l’embracha et luy demanda en ceste manière : Monseigneur, que vous faut-il ? estes-vous malade ? Et, quant Raimondin vit qu’elle n’eut parolle de riens, il cuida qu’elle ne sceut rien de ce fait ; mais pour neant le cuida, car elle sçavoit bien qu’il ne l’avoit descouvert à arme ; elle se souffrist quant à l’eure, et ne luy en monstra nul samblant, dont il fut moult joyeulx, et luy respondist : Madame, j’ai esté ung peu malade, et ay eu ung peu de fièvre en manière de continue. Monseigneur, dist Melusine, ne vous esbahissez pas, car vous serez tantost gari, se Dieu plaist. Et adoncques celluy, qui fut moult joyeux, lui dist : Par ma foy, m’amie et ma dame, je me sens jà tout adoulcé de vostre venue. Et elle luy respondist qu’elle en estoit toute joyeuse. Et quant il fut temps d’eulx lever, ils se levèrent et allèrent ouyr la messe, et fut tantost le disner prest, et ainsi demoura tout le jour ; et le lendemain prinst congié Melusine, et s’en alla à Nyort, où elle fist bastir une fortresse, et adoncques elle fist deux tours jumelles qui encores y sont. Et cy s’en taist l’istoire, et parle de Geuffroy, et comment il vint en Guerende.

Cy nous dist l’istoire que Geuffroy arriva en Guerende et y fut receu à moult grant joye, et tantost demanda où le gayant Guedon se tenoit ; et là estoit qui bien lui enseigna ; mais ils demandèrent avant pour quoy il le queroit. Par foy, dist Geuffroy, je le vous dirai : je luy apporte du patis que toutes les gens de monseigneur mon père luy doibvent en la pointe de ma lance. Comment, disdrent-ilz, le pensez-vous aller combattre à par vous ? Par foy, dist Geuffroy, pour aultre chose ne le quiers-je en ce pays. Par ma foy, Monseigneur, se disdrent-ilz, c’est une folle entreprinse, car il a esté combatu par maintes journées de pluiseurs, aulcunes foys de cent, autrefois de deux cens ; autrefois de trois cens, et autrefois de mille ; et sachiés que nous n’y veismes oncques riens conquester ; comment y penseriés-vous donc tout seul resister à sa puissance ? Or ne m’en parlez plus, dist Geuffroy, car sachiés qu’il aura tout ou qu’il n’aura riens. Or me menez où il repaire ; et ilz luy menèrent tant qu’ilz virent en une montaigne une grosse tour qui surveoit par cincq lieues le pays d’environ, et estoit la tour moult bien fossoiée, et les fossez bien curez, et bonnes tours et haultes, et au parfont des fossez dehors bons murs, et fut la tour bien garlandée, et y avoit deux pons levis, et furent les murs drus semez de fortes tours. Et lors ilz disdrent à Geuffroy : Monseigneur, voiez là la tour de Monjouet, où Guedon le gayant se tient, et sachiés que, se vous nous voulez croire, il vous souffira assez d’avoir veu la tour, et vous en viendrez avecq nous, car, quant à nous, nous n’yrions plus avant avecques vous pour le pesant de vous de bon fin or. Par foy, dist Geuffroy, je vous mercie de ce que vous si avant m’avez amené ; et se descendist pour soy armer.

Geuffroy adonc, comme nous dist l’istoire, descendist de son chevau et s’arma, et puys çaingnit l’espée, où il se fioit moult ; après bouta le bon bassinet, et monta à chevau, et demanda l’escu, et le pendist au col, et prinst une masse d’acier qu’il pendist à l’arson de sa selle, et puys prinst un cor de voirre et le pendist à son col, et demanda sa lance, et puis dist à ses dix chevaliers en ceste manière : Beaulx seigneurs, attendez-moy au font de ceste vallée, et, se Dieu me donne victoire sur le gayant, je sonneray ce cornet. Adonc, quant vous l’orrez, vous viendrez tantost à moy ; et ceulx le commandèrent en la grace de Dieu, qui furent doulens de ce qu’il ne les laissoit aller avec luy. Et tantost se partist Geuffroy, et monta la montaigne, et vint à la porte de la basse tour et la trouva ouverte, et aprez s’en alla vers la tour, qui moult estoit forte à merveilles. Adoncques, quant il fut prez, il la regarde, et fort luy pleut la fasson de la tour ; adonc Geuffroy regarda et vit que le pont de la basse court et de la haulte estoient levez, car le gayant dormoit. Adoncques s’escria à haulte voix en disant en ceste manière : Filz de putain et faulx gaiant, vien parler à moy, car je t’aporte l’argent du pays que les gens de monseigneur mon père te doibvent. Et pour vray tant cria Geuffroy que le gayant s’esveilla et vint à une fenestre, et regarda Geuffroy tout armé sur le destrier, et la lance sur la cuisse ; et aussi Geuffroy l’advisa, qui estoit si grant et si membré et de fières contenances. Adoncques luy escria à haulte voix : Chevalier, que veulz-tu ? Par mon chief, dist Geuffroy, je te quiers et non aultre, et te vien challenger, et apporte le treu que tu as eslevé sur les gens de Raimondin de Lusignen. Adonc quant le gayant l’entendist, à peu qu’il n’esraga de fin dueil quant il vit le corps d’ung seul chevalier qui luy commence à faire guerre et le va querir ainsi hardiement jusques à son recept ; mais non obstant ce, quant il se fut bien advisé il considera en luy mesmes que il estoit homme de grande vaillance. Adoncques s’arma le gayant, et lassa le heaulme, et prinst ung flayal de plomp à trois chaines et une grant faulx d’acier, et vint au pont et l’abaissa, et vint à la court, et demanda à Geuffroy : Qui es-tu, chevalier, qui me viens requerir si hardiement ? Et adoncques Geuffroy tantost luy respondist en ceste manière : Je suis Geuffroy au grant dent, filz à Raimondin de Lusignen, qui vien challenger le patis des gens de monseigneur mon père. Adonc quant Guedon l’entendist, il commença à rire et lui dist ainsi : Par foy, follet, pour la grant haultesse et hardiesse de ton cueur, j’ay pitié de toi ; or te vouldroie faire grant courtoisie, c’est que tu t’en retournez sans beste vendre ; car sachies se tu estoies toy et cincq cens telz comme toy, si ne pourroies endurer ma puissance ; mais pour pitié que j’ay de mettre à mort ung si vaillant chevalier, comme je cuides que tu soies, je te donne congié que tu t’en retournez à Raimondin ton père ; et va tantost d’icy, et pour l’amour de toy je quitte tous les gens de ton père jusques à ung an du treu qu’ilz me doibvent. Adonc quant Geuffroy ouyt qu’il le prisoit si peu, il en fut doulent et luy dist en ceste manière : Meschante creature, tu as jà grant paour de moy, et je respons que de ta courtoisie ne tiens-je conte, car tu la me veulx faire pour aulcune doubte que tu as de moy. Or sachies bien de certain que jamais ne me partiray de ceste place jusques à tant que je t’auray la vie ostée du corps, et pour ce aiez pitié de toy et non mie de moy, car je te tien pour mort là où tu es, et de present je te deffie, de Dieu mon createur. Adonc quant le gayant l’ouyt, il fist samblant de rire, disant ainsi : Geuffroy, follet, tu viens en la bataille, et ne pourras endurer ung seul coup de moi sans voller par terre. Adoncques Geuffroy sans plus dire ferist le chevau des esporons et mist sa lance soubz son bras, et s’adressa vers le gayant tant que le chevau peut courir, et le ferist de la lance au fer tranchant emmy le pis par telle vertu qu’il le fist voller par terre, la panse contremont ; mais le gayant saillist sus moult couroucé, et au passer que Geuffroy fist il ferist le chevau de la faulx si que luy trencha les garres de derrière. Adonc quant Geuffroy le sentist, il descendist jus moult legierement, et s’en vint vers le gayant l’espée traicte. Adonc luy vint le gayant à l’encontre, la faulx empoignée, et là eut fière bataille.

Chargement de la publicité...