Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
VII
11 septembre.
J’ai demandé à Si-Kaddour, en buvant le thé de midi — et les mouches bourdonnaient, avides, au-dessus de nos tasses :
— Une chose m’étonne. Comment le chériff de la Mecque, grand pontife de l’Islam, tolère-t-il le pouvoir émancipé des « Ordres » ? D’ailleurs, ceux-ci, avoués ou occultes, ne sont-ils pas depuis longtemps déclarés contraires aux prescriptions du Koran ? par cela même frappés d’interdiction ?
L’essentiel de mon idée, Si-Kaddour le comprit lorsque je l’eus répété, retourné en plusieurs aspects.
— Ya Sidi, que tes questions montrent bien ta haute intelligence ! Ya Sidi, tu es une lumière ! tu es l’admiration de mes yeux !…
Il ne me donnait ainsi aucune réponse réelle, ce vieux taleb bonasse et défiant. J’insistai. Je ramenai la conversation au sujet que je voulais, malgré les fuites les plus rusées et les plus subtils détours.
Alors Si-Kaddour, par bribes, sortit les aveux suivants :
— Ya Sidi, écoute-moi. Tu supportes, n’est-il pas vrai, le mal de ta jambe, car il le faut, et tu ne peux t’opposer aux décrets du Seigneur. Eh ! Sidi, voilà toute l’histoire, voilà le nœud — et le déliement du nœud. Certes, idri Allah, notre « Ordre » est un immense bienfait, et non pas un mal. Cependant le Très Louable Chériff de la Mecque nous considère un peu… hem !… ainsi que toi tu considères l’appareil de ton pied. (Dieu le guérisse de cet aveuglement !) Nous sommes le soutien de l’Islam, ô Sidi. Par Allah, si tu retires à une tente sa perche du milieu, la toile s’affaissera sur la terre, tel un grand oiseau frappé par le chasseur. Et le Très Louable Chériff de la Mecque (que Dieu le comble néanmoins des plus entières bénédictions !) le comprend en somme. Il n’ose pas retirer à la religion sa colonne centrale… Et Sa Magnificence le Sultan de Stamboul ne l’ose pas davantage. Les Djazertïa, ô Sidi, sont l’appui de la religion !
Or, comme je mettais en doute, malgré cette affirmation, l’orthodoxie des Djazertïa :
— Sidi, par ta tête chérie ! laisse-moi redresser ton erreur. Nous sommes orthodoxes, Dieu le sait, et de la secte la plus orthodoxe des quatre, celle des Malékites, — les mêmes dont ton gouvernement (son éloge puisse-t-il monter vers Allah !) entretient le culte aux mosquées superbes de Tunis et d’Alger. Oui, par la bénédiction de Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti (Dieu lui continue les joies célestes !) nous sommes orthodoxes, — aussi orthodoxes, Sidi, que le fut le Prophète lui-même (Dieu lui conserve le salut !). Nous nous conformons au divin Koran. Nous disons les prières régulières, autant de fois chaque jour que tu as de doigts à la main. Mais nous y ajoutons d’autres prières excellentes, celles de notre dikhr, celles que le Vénéré Sidi-Bou-Saad, le Pôle très élevé, a jugé les meilleures pour suivre la Voie, et parvenir au Bonheur céleste de la fena, qui nous porte en Dieu…
Le taleb (je m’habitue à ces sautes brusques) changea soudain de ton. Il souriait.
— Ya Sidi, nos ennemis prétendent que le Koran défend les associations religieuses. C’est là une hérésie. Je te le prouverai par la Souna et par le docte Sidi-Khelil. Et d’ailleurs, Sidi, l’on m’a raconté que certains Roumis de tes frères et tes sœurs ont aussi des ordres pieux particuliers nommés couvents, et des prières particulières, et pensent gagner le ciel, ainsi que nous, grâce à la récitation d’oraisons variées sur les grains d’un chapelet… Et cependant, ô Sidi, j’ai lu, relu le saint Endjil (Évangile). C’est l’un de nos « Livres », comme tu sais. Et je n’y ai découvert (excuse ma liberté, Sidi) l’indication ni l’autorisation d’aucun de ces couvents, d’aucun de ces chapelets, d’aucune de ces oraisons orthodoxes…
Qu’il est malin, parfois, ce vieux Si-Kaddour ! Après une pause il ajouta :
— Reprends-moi si je me trompe, ô Sidi !
Je préférai poursuivre mon enquête : justement nous étions seuls, chose si rare. Barka le nègre, dans le corridor voisin, jouait aux dames avec Bou-Haousse.
— Serait-il vrai, ô taleb, que vous intervenez près des peuples au sujet des redevances à leurs gouvernements respectifs ? que vous leur suggérez des moyens de feindre la misère, afin qu’échappant à l’impôt ils vous réservent tous leurs dons ?
Ah ! cette fois, le digne Si-Kaddour fit un saut prodigieux. Et ses besicles bondirent aussi, pleines de véhémence.
— Ya Sidi ! Ya Sidi !!…
Il étranglait, il criait en même temps. Les faïences claires reflétaient ses gestes épileptiques. Les mouches s’envolaient, troublées. Bou-Haousse et Barka le nègre se précipitèrent (aussi vite du moins qu’un musulman doit se précipiter ; car le proverbe déclare : « Rat qui se presse, joie du chat »).
— Par Allah, que t’arrive-t-il, ô père, ô Sidi Taleb ?
Mais Si-Kaddour se calmait. D’un signe il les renvoya au corridor où s’éparpillaient les pions délaissés. Puis se tournant vers moi, et sans paraître remarquer ma lutte contre le rire :
— O Sidi, je t’en supplie par le ventre qui t’a porté, ne prononce plus de tels blasphèmes ! O Sidi… O Sidi… Nous ne conseillons rien, nous ne défendons rien aux peuples. Nous ne nous mêlons de rien. Pourtant n’est-il pas judicieux que les croyants veuillent se libérer envers la géhenne par la sainte aumône, plutôt qu’envers le temporel par l’impôt ?
J’osai trouver ce langage peu clair. Si-Kaddour, là-dessus, se récria encore plaintivement.
— Sidi, Sidi !… Tu me pardonneras de te contredire, ô Sidi, mais cela est d’une clarté de soleil et d’escarboucles ! L’impôt, si tu le paies, c’est par obligation. Tu n’y mets pas d’élan spontané. Tu n’y as pas de mérites. Allah, certes, ne te blâme point, mais il ne te tiendra nul compte de ce paiement, au Jour terrible de la Rétribution. Tandis que l’aumône, ô Sidi, est féconde parce qu’elle est vertueuse et volontaire. Elle éteint le péché mieux que l’eau n’éteint le feu. Elle efface au registre du ciel soixante-dix mauvaises actions. Elle ferme soixante-dix portes du mal ! Crois-moi, Sidi, ceux qui dépensent leur argent dans le sentier de Dieu ressemblent à un grain qui produirait sept épis, dont chacun donnerait cent grains. Car Allah rend le septuple du centuple à celui qu’il juge homme de bien !
Et le taleb expliquait, expliquait ce socialisme d’Afrique, coopération d’un nouveau genre, où les chériffs, les « Saints » trouvent la gloire pieuse et les joies de ce monde inférieur.
— Ya Sidi, tout présent fait à notre zaouïa, c’est une aumône, la plus belle aumône, et qui se répand et se répartit ensuite, comme il convient. Les riches donnent beaucoup et reçoivent peu ; les pauvres donnent peu et reçoivent beaucoup. Et nous abritons le vieillard, et nous élevons l’orphelin. Es-tu convaincu, Sidi ?
Mon mutisme parut à Si-Kaddour un acquiescement très suffisant.
— J’espérais bien, ô Sidi, qu’avec l’aide du Seigneur, je persuaderais ton esprit remarquable. Je me sais cependant un humble rien : Allah est le plus instruit. Par lui viennent toutes choses, et toutes choses retournent à lui et à sa Lumière !
Pour faire plaisir à Si-Kaddour, je crus devoir concéder :
— Aamine, âamine…
Mot pieux qui représente l’amen des musulmans.