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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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XXII

19 octobre.

Aujourd’hui, pluie disparue, temps magnifique. De plus, un cadeau que m’envoie par intermédiaire, pour me distraire, le grand Saint Bou-Saad ; bon prétexte à mettre nerveusement du pâle noir d’encre tournée sur le blanc jauni de ce papier — véritable hollande, s’il vous plaît, apporté sans doute jadis avec la boîte de plumes d’acier par un pèlerin qui me prévoyait.

Si-Kaddour m’a déniché cette merveille dans le désordre épique des longues chambres-magasins où Babylone et ses profusions prennent un faux air de « décrochez-moi-ça ».

Mais quel « décrochez-moi-ça » propice aux charmantes surprises ! L’autre jour, y étant entré avec mon fauteuil, ni l’un ni l’autre n’en voulions plus sortir…

Je faisais l’inventaire :

Un coffret de marqueterie, signé Gallé et qui doit provenir de la dernière exposition parisienne, mis en relief par le voisinage d’un atroce « réveil » nickelé, à musique ! — airs : la Paimpolaise et la Mascotte, galop. — De très curieuses statuettes, faïences italiennes. Des lances de chefs Touareg. Une garniture en cuir tressé, envoyée du Turkestan pour recouvrir le tombeau de Sidi-Bou-Saad. Du mauvais calicot en pièces. Des saphirs et des topazes. Une pendule Empire monumentale où le char du Soleil, mené par un Apollon d’or, couronne le sommet d’un temple d’albâtre. Des bottes hongroises. De la bougie. Des panaches d’autruche. Du benjoin. La Bible en anglais. Une défense d’ivoire brut. Deux grands flambeaux persans, en argent martelé (XVIe siècle, me semble-t-il), avec des animaux fantastiques, des cerfs qui ne sont pas des cerfs, et plusieurs griffons à têtes de lion, à vague tournure de chameau — tous ces monstres, entrelacés par des arabesques anciennes, si souples, si ingénieuses, inimitables. Je l’avoue, ils m’ont fait commettre un péché d’envie, ces flambeaux ; envie que j’ai dissimulée, pour ne pas me les faire offrir.

Mais revenons à l’heure plus proche, à ce matin, quand Si-Kaddour m’incita, d’une parole joyeuse, à quelque peu de promenade.

— Ya Sidi, le vent s’est calmé, le ciel a lavé les impuretés de la terre. Que ta sagesse me pardonne si je lui donne un conseil, Sidi…

Les allées des jardins ne semblaient guère abordables ; nous nous sommes résignés à circuler le long des cours et des places, dont quelques-unes en pente sèchent déjà — et sous les galeries. Les askers de garde, signalant notre approche, se levaient ensemble, d’un mouvement rapide, mais aussi rythmé que celui de la famille chérifienne lorsqu’elle me quitte avec un adieu. Et c’étaient des salutations, au vrai sens étymologique du mot :

— Selam alek ! Selam alikoum ! Que le salut soit avec toi ! avec vous !

Ceux qui parlent au pluriel, fût-ce en s’adressant à moi seul, sont les plus pieux — car ils donnent ainsi le Selam pour moi et pour mon ange gardien, lequel marche près de mon fauteuil, bien qu’invisible, accompagnant Si-Kaddour et l’ange gardien de Si-Kaddour. Même les Roumis ne manquent point de ce compagnon sacré. C’est une récompense d’Allah, parce qu’ils croient à trois des Livres saints.

— … Et ces Livres venus du Ciel, tu le sais, sont quatre en tout, Sidi…

Ah ! ne le laissons pas recommencer ses sempiternelles explications sur les quatre livres, le Thourat de Moïse, le Zabour du roi David, l’Endjil et le Koran !… ni sur les Hadits du Prophète, ni sur la Souna, ni sur les Commentaires, ni sur les gloses du docte Sidi-Khelil !… ni sur les écrits admirables du Vénéré Pôle du Monde, du Saint Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti !

— Dis-moi, taleb, qu’est-ce que ce tapage ?

Une troupe bruyante s’avançait, — et c’est tellement rare, le bruit pour le bruit, dans cette zaouïa religieuse… Des cris rythmés s’élevèrent, presque un chant :

— Hadou-ha ! Hadou-ha ! Hadou-ha !

Le bon taleb se prit à rire.

— Ya Sidi, ce sont des écoliers. Lorsque l’un d’eux manque la classe sans quelque raisonnable excuse, on envoie les autres le chercher. Ces enfants ont vraiment le flair du renard et la vitesse du lévrier, Sidi. Ils trouvent le coupable, le lient d’une corde et le rapportent sur leurs épaules en criant sa honte, comme tu vois.

Je voyais en effet. Les garçons, dont la curiosité recommence à m’importuner depuis que « les choses » ont changé, ne m’apercevaient même point ce matin, perdus dans leur ardeur de triomphe. Ils étaient pour dix minutes l’incarnation du droit répressif, de la Justice. Ils étaient (volupté très arabe) une parcelle de l’autorité.

— Hadou-ha ! Hadou-ha ! Hadou-ha !

Le jeune prisonnier, les yeux luisants comme des charbons, n’essayait pas une lutte impossible. Il se disait, lui aussi : Mektoub ! Et son indifférence sournoise se résignait au proche châtiment.

— Mais que va-t-on lui faire, ô taleb ?

— Je ne saurais te l’affirmer exactement, Sidi. Excuse-moi. La peine varie. Tantôt on leur donne quelques coups de bâton sur les pieds, et tantôt on leur jette du piment dans les yeux. Ce dernier moyen, par Allah, est une punition très salutaire !

Je protestai contre cette barbarie. Du piment dans les yeux ! Brutalité abominable ! Mais Si-Kaddour ne m’écoutait plus, malgré toute sa politesse. Arrêté soudain, sur son épaule il « cueillait » un tout petit papillon bleu, ponctué de blanc, qui s’était empêtré les pattes aux fils broussailleux de son beurnouss.

— Ya Sidi ! regarde ! La frêle créature du Seigneur me présage une nouvelle prochaine. Oui, dès avant ce soir, inch’ Allah, j’apprendrai de l’inconnu. Oui, par la bénédiction de Sidi-Bou-Saad !

Et ses vieux doigts ridés s’ouvrirent, et délicatement son souffle renvoya dans l’air chauffé le petit papillon bleu — dans l’air voluptueux et fiévreux qui nous venait par bouffées du grand Sahara mouillé de pluie… Puis il reprit, changeant de ton le plus naturellement du monde :

— Pourquoi, ô Sidi, voudrais-tu que nous ne punissions pas ces élèves ? Ils ont passé l’âge enfantin des douceurs, des caresses et de la famille. Ils vont entrer dans la vie, plus cruelle et plus douloureuse que le piment dans les yeux. O Sidi, la vérité est avec toi : complète-la en reconnaissant la nécessité de l’obéissance et l’utilité de la souffrance… Par ta tête chérie ! La douleur du corps mène à la joie de l’âme. C’est par elle, Sidi, que le moumine devient meslime

Comment traduire ce cliquetis de mots étrangers ? Moumine, c’est le croyant. Meslime, c’est le musulman, le résigné à la volonté du Tout-Puissant.

— D’ailleurs, ô Sidi (continuait Si-Kaddour), j’en ai reçu, moi qui te parles, du piment dans les yeux. On se roule d’abord de brûlure, ce qui inspire pour l’avenir une sage crainte de désobéir. Mais ensuite l’œil se rafraîchit. Il est net, propre, purifié : la vue percerait les murailles… Ah ! Sidi, c’est un bel âge, celui où l’on peut recevoir sans honte du piment dans les yeux !

Justement nous arrivions devant une autre école, d’élèves un peu plus âgés. Si-Kaddour s’interrompit, fit ouvrir devant nous la porte :

— Ya Sidi, que ta bonté le constate : ici règnent la paix et la tranquillité !

Une tranquillité relative, fort nasillarde. Les écoliers de quatorze à quinze ans, accroupis sur des nattes, psalmodiaient une très difficile sourate du Koran, tandis que le maître, gros taleb à la bouche en moue, marquait la mesure et de sa baguette tapait çà et là sur l’épaisse coiffure de ceux n’allant pas en chœur.

SOURATE XCVII. — EL KADR.

Au nom du Dieu Clément et Miséricordieux.

Nous avons fait descendre le Koran sur terre dans la nuit d’El-Kadr.

Qui te fera connaître ce que c’est que la nuit d’El-Kadr ?

La nuit d’El-Kadr vaut plus que mille mois.

A cette nuit les anges et l’Esprit descendent dans le monde pour régler toutes choses.

La paix accompagne cette nuit jusqu’au lever de l’aurore…

— Ya Sidi, commenta Si-Kaddour, c’est la nuit des arrêts immuables. Les événements de toute l’année sont fixés par les anges durant ces heures redoutables et bénies !

Il était plein d’enthousiasme.

— O Sidi, quand je traverse cette cour, je sens revivre ma jeunesse. Ici j’ai étudié. Et là, un peu plus loin, j’ai prié, tlemid de vingt ans, ardent et modeste comme ces jeunes gens que tu as vus souvent défiler, qui poursuivent leurs études et deviennent de savants tolbas, et qui porteront les bonnes gloses dans toutes nos zaouïas lointaines. Ya Sidi ! la science est belle quand on la reçoit d’un cœur humble et pieux. C’est la récompense des purs. Il n’y faut pas d’ambitions trop fortes. Le proverbe nous le dit : « Travaille pour ton honneur jusqu’à ce qu’il soit réputé ; et quand il est réputé, dors et reste tranquille. »

Brave Si-Kaddour, vieille candeur convaincue… qui n’a jamais, jamais bien compris quelles haines inextinguibles se répandent à travers le monde en même temps que les bonnes gloses et que les commentaires « humbles et pieux ».

— Ya Sidi, je me souviens qu’un jour de ce temps-là, alors que le grand chériff, père de Sid’Amar (Dieu augmente le salut de l’un et la réputation de l’autre !), nous exposait les doctrines du Vénéré Sidi-Bou-Saad, j’éprouvai une émotion telle que je dus quitter la salle et m’en aller dans les jardins, où j’errai durant de longues heures, comme soulevé du sol par un ravissement presque inexprimable… Ya Sidi ! Ya Sidi !!… Et ce sont là des joies ineffables… Je te les souhaiterais, Sidi, parce que je t’aime. Rien que pour cela, oui, je souhaiterais te voir meslim… Que mes femmes me soient défendues si je mens !!

Cette phrase, prise en soi, n’avait rien d’extraordinaire, car il est peu d’Arabes ne l’employant pas sept fois par jour. Pourtant (à portée du moins de mes oreilles), jamais Si-Kaddour ne l’a prononcée. Jamais…

Ses femmes ? Quelles femmes ? Était-ce là un tour oratoire ? Lui, mon vieux taleb, mon vieil ascète, marié ?

Marié ??…

Les points d’interrogation de ma surprise paraissaient bien aussi violents que les points d’exclamation coutumiers à l’incriminé. J’en voulais à Si-Kaddour de m’avoir trompé — j’appelais ainsi sa réserve — sur un point capital de sa vie. Marié !

Il parut s’amuser beaucoup de ma stupéfaction roumie.

— Ya Sidi, par la bénédiction de ta tête, je te prie d’observer une chose : je dois l’exemple de la pureté à tous nos élèves, à tous nos disciples, à tous nos serviteurs. Par conséquent, ô Sidi, je ne pouvais donc pas ne pas être marié.

Il me développa sa thèse devant le Désert vaste et grave. Et il était heureux d’un si beau motif de disserter.

— Le mariage, ô Sidi, nous le nommons « l’indispensable » et « le salutaire ». Dès qu’un homme prend femme, le chitane pleure ; et quand les diables d’enfer lui demandent : « Qu’as-tu donc, maître ? » — il leur répond : « Un fils d’Adam vient de m’échapper ! »

Si-Kaddour s’interrompit pour rire, parce que je riais.

— Ya Sidi, tu t’égaies. Ta sagesse sait qu’en effet le mortel n’échappe pas toujours. Mais les vertueux ont du moins une raison de résister. Nous préconisons aux chameliers, aux soldats, aux marchands ce bon moyen : avoir une femme légitime dans chacun des divers endroits où les mènent leurs parcours. C’est pourquoi ton guide Bou-Haousse, par exemple, sur le conseil de nos tolbas, s’est marié à Mozafrane sans vouloir que tu le saches — parce qu’il craignait ta moquerie. Mais il ne faut pas railler les efforts du côté de la chasteté…


Soudain, les paroles s’arrêtèrent dans la gorge de l’excellent homme : il apercevait, s’avançant vers nous suivi d’auxiliaires, un exquis sourire aux lèvres, son « ennemi » Si-Hassan-ben-Ali ! Et ce furent toutefois des souhaits échangés, des compliments à perte d’haleine, comme il convient, pendant cinq minutes au moins.

— Ya Sidi, roucoulait le beau khodjah de sa voix câline, enveloppante, ya Sidi, je bénis Allah qui t’a rougi le visage et redonné ce bien : la santé. Ta jambe cassée sera ces jours prochains, si Dieu permet, plus forte et plus excellente que l’autre. Et nous sentirons en nos cœurs la douleur de te perdre, tandis que toi, Sidi, tu triompheras par ton élégante désinvolture devant les jolies femmes de ton pays…

Si-Hassan-ben-Ali, le Rusé, est trop fin pour n’avoir pas constaté tout de suite que ce sujet me déplaisait. Aussi, sans s’interrompre, plein de cette désinvolture et de cette élégance qu’il m’attribue, fit-il dévier la conversation sur les caravanes, puis sur les chevaux, la chasse, les animaux domestiques…

Je vais devenir, je crois, l’écho de mon vieux taleb :

Méfions-nous de Si-Hassan (par ce : « nous », je pense à la France). Ce khodjah-chef est extrêmement fort. En lui réside une puissance de domination perfide qui l’a conduit déjà jusqu’aux portes du pouvoir. Et par ces portes, qu’il entr’ouvre, il regarde tout, s’immisce en tout, tire des fils secrets correspondant avec tout… Il n’y a pas, je crois, une intelligence comparable à la sienne entre les natifs de l’Afrique des sables. Intelligence très musulmane, c’est-à-dire plus intuitive que compréhensive, plus rouée que vraiment habile, plus patiente que persévérante, plus vaniteuse que fière, plus indomptée que stoïque dans les revers du malheur : telle que, un ensemble à craindre le jour où ces facultés se déchaîneraient contre nous, après avoir — qui sait ? — pris leur point d’appui en certaines révolutions de palais…

Mais je reviens aux gazelles. Y étais-je arrivé, du reste ? (Je reconnais que mes chemins d’aujourd’hui se ressentent étrangement d’avoir trop vu d’écoliers…) L’équivoque Si-Hassan-ben-Ali me vantait les mérites de ces animaux légers, tellement rapides qu’une race spéciale de chiens s’est créée, rien qu’à les poursuivre. Il évoquait leur douceur, leur grâce.

— Je déplore jusqu’aux larmes, Sidi, que nous n’en ayons pas ici. Tu verrais comme elles s’apprivoisent : aussi fidèles que des chevaux, aussi caressantes que des femmes. Mais pourquoi n’emporterais-tu pas une de ces gazelles, Sidi ? Oui, chez toi, en France…

Nous étions groupés sous une des galeries à colonnettes de marbre. Des esclaves nous entouraient de leurs curiosités compactes. Et des pigeons bleuâtres volaient avec un claquement d’ailes autour de la tête de Si-Hassan, toujours souriant, affable, digne et noble — beau, plus beau qu’on n’a le droit de l’être quand on n’est ni ange, ni divinité.

Ce serait un diable plutôt, au fond — un Chitane revêtu d’une forme séduisante. Un peu de l’orgueil infernal luisait sous ses longues paupières quand, à mon objection qu’on ne pouvait guère emporter ce qui n’existait pas, il répliqua :

— Ya Sidi ! Par Allah Puissant, ne suis-je point ton serviteur ? Tu veux une chose, elle se trouve. Je n’ai qu’à mettre trois mots sur le moindre petit papier, et l’un de nos khouan m’envoie la gazelle que tu désires, privée, docile, accoutumée à se coucher sur un coussin dans un coin de la chambre. Un cavalier galope pour aller ; il galope pour revenir ; six jours passent : la gazelle est là. Quel disciple oserait ne pas accomplir nos simples vœux !

Il disait : nos. Le son de ses paroles rectifiait : mes. Et je fus curieux tout à coup de voir jusqu’à quel point il parlait sérieusement. J’acceptai, au grand dam de Si-Kaddour.

S’il avait, le beau khodjah, pensé que ses phrases polies n’étaient que le vent du désert susurrant parmi les dattiers, il ne m’en laissa rien apprendre. En peu de minutes un des sous-secrétaires se trouva installé, accroupi au dallage, tirant de son écritoire une plume de roseau pareille à celles du bon Si-Kaddour — et Si-Hassan-ben-Ali dicta la lettre. Il interrompait pour « prendre mes ordres ».

— La veux-tu toute petite, Sidi ?

Mon vieux taleb, grinchu sous cape, fit alors observer très courtoisement, avec plusieurs circonlocutions et périphrases, qu’un fragile nouveau-né mourrait avant d’atteindre les pays roumis. Le changement de climat le tuerait comme la pluie tue les chameaux, ou comme le soleil tue les grenouilles.

— Par la bénédiction de notre koubba, tu as raison, Si-Kaddour ! La plus haute sagesse s’exprime toujours d’ailleurs par ta bouche vénérable. Réfléchissons. La demandons-nous adulte, cette gazelle ? Non, n’est-ce pas ! De quatre ou cinq lunes au plus… Écris, Ahmed-ben-Abd-er-Rhaman.

La plume de roseau traçait les caractères à senestre, légèrement, souplement.

« … de quatre ou cinq lunes, au plus, et familière, tel l’enfant qui ne quitte jamais les pas de sa mère. Si vous n’en possédez point une de cette sorte, ayez à vous la procurer chez vos voisins ou chez vos amis, immédiatement.

« Allah veuille en retour vous accorder sa bénédiction la plus haute. Il est Clément et Miséricordieux : qu’il soit loué dans les siècles ! »

Puis un cachet, sorti des vêtements neigeux de Si-Hassan-ben-Ali. Un coup de tampon. Une empreinte. Et l’un des askers appelé :

— Miloud-ben-Tahar ! Selle un méhari ! Pars ! Fissa, fissa ! Vite, vite !

Il se mêlait beaucoup de jactance dans cette hâte merveilleuse : car ordinairement les Arabes ne sont pas pressés. Enfin je serai donc encombré d’une gazelle. Peut-être pourra-t-elle ne pas périr de froid à Saint-Raphaël, chez ma grand’tante… Cette dernière, enchantée d’une semblable « curiosité » vivante, remerciera dans son esprit le beau khodjah, qui répliquerait, s’il le pouvait, par des phrases analogues à celles dont il me combla :

— Excuse au contraire ton serviteur, Sidi. Ceci n’est rien. Tu aurais souhaité tant soit peu un léopard, une autruche, une négresse d’Éthiopie ou quelque autre rare objet, c’eût été de même. Il n’y a pour nous ni distance ni obstacles. Eh quoi ! ton immense bonté craint d’affliger le possesseur actuel de la gazelle ?… Rafraîchis ton œil, ô Sidi ! Songe, n’importe qui de nos khouan nous enverrait au premier avis, dans une outre, le sang de tous ses enfants !…

Il me quitta dès ces derniers mots, en virtuose soigneux de finir sur un « effet ». Mais dans cet effet, pourtant, est une vérité enclose. La zaouïa demande des présents, ou des sacrifices, ou des vies — et tout s’offre.

— Je te laisse, Sidi, avec le bien !

— Avec le bien !

— Avec le bien !

Alors je dis à Si-Kaddour, qui soupirait à faire peur aux pigeons bleuâtres :

— Reconnais cette fois, taleb, l’amabilité parfaite du khodjah.

Le vieux redoubla ses soupirs : « Ya Sidi ! » en faisant de grandes enjambées près de mon fauteuil remis en route. Mais quand nous fûmes seuls, il exhala le sentiment de son esprit. Il me dépeignit les malheurs qui pouvaient résulter pour moi de ma confiance téméraire.

— Ya Sidi, laisse-moi te citer ce proverbe de simples nomades : « Le son ne devient jamais farine ; l’ennemi ne devient jamais ami… » Ya Sidi !…

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