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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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XXXII

8 novembre

Je reviens de la chasse.

Une simple promenade au delà des murs, pour éprouver mes forces avant le voyage, pour ne pas se risquer si loin, si longtemps, sans préalable essai.

— Ya Sidi, me dit hier à ce sujet le grand oukil : tu as raison ! Prends demain une bonne mule, douce et sûre, et vois si la fatigue et ton corps ne sont plus ennemis désormais. Un jour, inch’ Allah, tu fais deux pas, un jour tu fais cent pas, un jour tu fais mille pas : c’est ainsi qu’on progresse.

Nous étions dans les jardins, regardant dépouiller de leurs richesses les palmiers tardifs. Joyeuse récolte, la dernière de l’année, vendange saharienne à quoi ne manquaient ni les cris ni les rires.

— Ya Saïd ! Ya Mabrouk ! Ya Mohammed ! Ya Ben-Srirr ! Chouïa, chouïa !… Par Allah, prends garde ! Tête du Prophète, le régime m’échappe ! Le voici tout sali, gâté. Mais Dieu l’avait voulu ! Rabbi berra !

Les paquets de dattes couleur d’or, trésor de fruits sucrés dus au Vénéré Bou-Saad, s’amoncelaient sur des linges violets, étendus au pied des arbres. Une joie vibrait, de l’allégresse passait dans l’air.

Et le grand oukil me disait :

— Ya Sidi, la chasse est aussi une promenade. Pourquoi ne brûlerais-tu pas quelques coups de poudre ? Emmène Djouba !

Djouba, « grand chasseur devant le Puissant », vous vous en souvenez — Djouba qui connaît les plis des sables, les touffes d’herbes sèches, les moindres empreintes des créatures rampantes et marchantes, les repaires des êtres blottis parmi l’aridité fauve du Sahara. Mais ce Djouba, lui, ne semblait nullement enchanté de m’accompagner. Pourtant il céda, sur un signe quasi suppliant du grand oukil (car ici l’esclave ne fait qu’à son gré la volonté de son propriétaire).

— Allons, Djouba !

Le colosse finit par marmotter, bourru :

— Oui, si le Roumi se tient prêt, demain, pour la prière du Fedjeur.

Et me tournant le dos, il fut rejoindre le vacarme heureux de la récolte et les rires excités des récolteurs.

— Gaieté du serviteur, gloire du maître, fit sentencieusement le grand oukil.


Le Fedjeur, minute de l’Orient… aube chatoyante, douce et sereine…

Je voudrais vous emmener, vous tous dont l’âme est comprimée d’horizons étroits, parmi cet art voluptueux des dunes vermeilles. Il faut avoir respiré là, et regardé là, et rêvé là, pour savoir l’intensité que peuvent prendre ces actions machinales… On garde son cerveau de civilisé — et le corps et le cœur reviennent aux primitives sensations. Doublement de l’être, dédoublement de l’esprit, temps éloignés qui se rejoignent en cette molécule infime que nous sommes, humble rien plein de jouissances trop fortes et sous lesquelles on défaille, pris d’une heureuse, fiévreuse, passionnée, j’oserais dire active langueur.

Nous « tournions », gardant en vue les coupoles de Mozafrane, profilées sur le ciel de triomphant azur. Nous avancions ensemble, les uns à pieds, les autres sur des montures, et mon beurnouss m’identifiait à ces hommes frustes, le beau-frère de Djouba (un Arabe blanc) et son neveu (un khenati) — comme aussi à Bachir, à Abd-el-Khader, mes serviteurs ordinaires, créatures tellement conformes au type moyen du Saharien que je n’ai jamais songé au détail qui pût les préciser.

Ce matin, sortis de l’enceinte bénie, ils prenaient quelque relief de personnalité. Les voilà, en somme, ceux que les Djazerti ont marqués de leur empreinte, les prototypes d’un bon khouan de classe modeste. Voilà les Djazertïa. Ma lente chevauchée me faisait une occasion de me rapprocher d’eux, chasseur avec d’autres chasseurs, et non plus leur maître. Cela valait, à soi seul, cette escapade dans les sables tièdes où l’on ne trouve guère pourtant, sauf aux abords immédiats de l’oasis, que lézards, gerboises, scorpions, vipères à cornes — bêtes silencieuses de l’espace sans bruit.

Le « lion du Désert » ! Quelle belle expression. Malheureusement elle est fausse depuis des siècles. Au sud du Tell boisé ne se trouvent ni lions, ni panthères. Plus loin, au sud du M’zab, de l’Oued R’rir, du Djérid, disparaissent les gazelles, les outardes et presque les perdreaux. Il ne reste que les chacals (en petit nombre) et quelques porcs-épics encore plus rares, à travers l’immense territoire dont la grande tache pâle, sur la carte d’Afrique coloriée, faisait rêver mon enfance. De quelle nourriture subsisterait une faune nombreuse ? Nature morte, nature muette, s’effritant dans la paix des choses qui ne sont plus.

A peine si, comme je l’ai dit, près des palmiers, la vie réveille. Les grands lévriers de Djouba, bondissant çà et là, revenaient près de nous qu’ils enserraient dans les lignes de leurs courses affolées.

— Ya Sidi, fit Abd-el-Khader soudain, le kelb te flaire. Il veut reconnaître l’odeur de ta chair.

— Les chiens sloughis, si on leur demandait leur opinion, sont grands amateurs de viande humaine, ajouta Bachir.

Et Djouba les approuvait en leurs dires :

— Oui, par la koubba ! c’est vrai. Quand tu mènes les sloughis à la chasse, ils se réjouissent ; ils se parlent au dedans d’eux-mêmes, satisfaits : « Si mon maître tue, je mangerai ! Si mon maître est tué, je mangerai aussi ! »

Puis le colosse en référait à son tour, sur cette palpitante question, au témoignage de Bou-Haousse, qu’il estime comme un « père de l’adresse et du bras ».

Après la fâcheuse histoire du larcin des douros, j’avais pendant quelque temps montré rancune à mon guide. Mais je dus céder, malgré moi, devant le blâme général pour une pareille sévérité. Car le vol, aux yeux du peuple arabe, n’est pas un crime, pas même une faute grave : une simple défaillance morale dont tout honnête homme peut souffrir, et que tout honnête homme doit pardonner.

« Il a cherché le bien de Dieu sur sa route. »

Cet euphémisme indulgent m’enchante et me désarme. Pourtant je souhaitais laisser aujourd’hui Bou-Haousse au logis — et je l’eusse fait, sans le chaouch Djouba qui réclama sa présence avec une ardeur agressive :

— Ya Sidi, par la barbe du Prophète, que crains-tu de ton guide ? Qu’il n’enlève peut-être les dards des scorpions ou les cornes des vipères ? Il est bien vu d’Allah. C’est un homme de bonne famille. Même Ben-Ziane reconnaît cela, et lui témoigne désormais une amitié de frère. Encore une fois, que crains-tu de lui, ô Sidi ?


Je ne craignais rien, certes. Mais je pensais à ces « idées » de ce peuple rusé, fier et sauvage, trembleur parfois, nerveux toujours. Nous avions tiré quelques coups de fusil, et nous déjeunions maintenant dans la dune. Et c’était un repas tout frugal, antique si j’ose dire, qui s’harmonisait avec la naïveté du discours de mes hommes.

Ils se contaient, inlassables, les prodiges de l’univers africain : monstres ou phénomènes dont la tradition remonte si loin qu’Athènes et Rome avaient forgé, pour exprimer ce « nouveau » toujours renouvelé, toujours surprenant, un proverbe spécial. Et les visions, les transformations d’animaux devenus princes, tout ce merveilleux se mêlait ici (pour Djouba et les siens, pour Bachir, pour Abd-el-Khader) de légendes maraboutiques sur des personnages très variés, même autres que les Djazerti.

« Loué soit Allah qui dirige toutes choses ! »

Leur foi se gardait absolue cependant — entière sans être exclusive. Les « saints » d’un peu partout — de Ghadamès, de Zliten, d’In-Salah, d’Ouargla, — ils en vantaient le pouvoir ; mais cela ne diminuait pas à leurs yeux le prestige de leur Saint personnel, Sidi-Bou-Saad. La terre est vaste. Le soleil luit pour tous les miracles. Allah mène le monde : et c’est une obéissance salutaire que de croire à tout ce qu’il a permis et créé.

— Mon père aussi m’a parlé d’un marabout de Ghat, fit Abd-el-Khader. Un oiseau vert un jour vint le trouver près d’un puits. L’oiseau lui dit : « Je suis le Prophète. Je protège ta chasse. Va te mettre en affût là-bas, où se trouve une pierre près d’un palmier : mais ne regarde ni derrière toi, ni à droite, ni à gauche, car tu mourrais. » Il y alla. Je ne sais pas bien le reste ; il a tué ce qu’il a tué, mais c’était beaucoup.

Les sables roux s’allongeaient à perte de vue, grandioses de néant. Et les chasseurs regardaient au fond de leur mémoire, pour y trouver de l’incroyable.

Djouba le chaouch reprit, d’un timbre mystérieusement baissé :

— Bienheureux celui qu’un oiseau vert ou qu’un ange dirige ! Alors il ne craint plus les djinns ni les diables dont le Sahara est rempli. Je viens chasser dans ces dunes ; je marche tant que je distingue encore la koubba de Sidi-Bou-Saad. Mais je ne m’en irais pas seul au loin, par le manteau du Prophète ! Du reste les tolbas de la zaouïa nous l’ont défendu. Si-Tahar-ben-Sliman, qui est un savant remarquable (par Allah sur nous tous, il lit le Koran sans s’asseoir !), nous a répété septante-sept fois : « Voyagez toujours en compagnie. Isolé, un démon vous suit : à deux, deux démons vous tentent ; à trois, vous êtes déjà mieux préservés des mauvaises pensées. Et sitôt que vous êtes trois, ayez un chef… »

Le brave colosse, se taisant, demeura pensif. Toutes les tentations de la chair, tous les détraquements du désir, tous les dangers de la folie étaient prévus par cette phrase des Hadits musulmans. Et les autres chasseurs comprenaient. Ils rêvaient. Non seulement des images terrestres passaient derrière leurs paupières baissées, mais les formes terrifiantes de ces démons secondaires, farfadets de l’Erg : les hatefs, dont on entend les appels dans le vent qui souffle ; les chahams, qui mangent le voyageur en commençant par les pieds, supplice dont on meurt voluptueusement ; les nasnas, qui coupent les chemins et vous font tomber dans un gouffre d’orgies infernales. Et ces djinns ou djenoune, ces génies fils de l’Inde merveilleuse, qu’elle a transmis à l’Afrique par la Perse et l’Arabie. Ils prennent la forme d’un jeune homme, plus beau que la lune à son lever. Ils fascinent. Ils détournent l’isolé de la bonne route matérielle et de la bonne voie du salut. Puis ils effacent derrière lui ses traces avec un coup de brise, et son corps est perdu comme son âme…

Le silence se prolongeait sous l’ardeur du chaud soleil. Enfin Djouba prononça, et sa voix tremblait imperceptiblement :

— Celui-là est bien préservé qu’Allah préserve, le Clément et le Miséricordieux…

— Amine… firent les cinq autres.

Juste à cet instant, comme un soutien moral au milieu d’une crise d’angoisse, parvint de Mozafrane jusqu’en notre dune l’invocation du moudden. Les notes claires et mélodieuses passaient, distinctes et pures ; elles semblaient s’égrener, telles des perles qui tomberaient une à une dans un bassin de cristal.

C’était la prière de dohor…

Et les chasseurs lentement se levèrent, et, s’étant purifiés d’eau ou de sable, ils étendirent les bras. Oraison muette, selon le rite des Djazertïa. Génuflexions, corps jeté au sol, dans un élan complet d’homme qui se livre, éperdument, pour fuir les terreurs de l’épouvante.

« Dis : Je cherche un refuge auprès de Dieu contre Satan le Lapidé… »


Vers le soir, nous revenions. Je ne voulais pas avouer ma lassitude qui va donner du travail au masseur Hamou-ben-Missouk. D’ailleurs j’étais assez fier d’un porc-épic que je rapportais en travers de la mule, une bête énorme aux magnifiques piquants noirs et blancs. Gibier de miséreux ou d’esclave, paraît-il. Peu m’importe. Si-Kaddour saura bien découvrir, pour m’en louanger, quelque « passage » dans le docte Sidi-Khelil.

Et les chasseurs me louangeaient, en attendant, comme si j’eusse abattu la Bête des Heures dernières. Et pour détourner les propos, je m’informais d’autres bêtes, plus paisibles — celles des troupeaux, richesse considérable de la zaouïa.

— Nos chameaux se trouvent loin dans le Sah’ra, Sidi, m’expliqua Djouba qui s’humanisait. Ils paissent par groupes, aux bons endroits de driss et de chih. Nos moutons, plus considérables en quantité que les gouttes d’eau de la mer, nous les confions aux nomades. Seuls nos chevaux reviennent chaque soir à l’oasis, car ce sont des animaux délicats, dont le Prophète et Sidi-Bou-Saad ont ordonné de prendre soin…

— Les chèvres aussi rentrent pour la nuit, interjeta Bachir.

Djouba le chasseur parut très offusqué.

— Es-tu donc une femme, ô Bachir, pour t’inquiéter de chèvres et de cabris ? Les chevaux, c’est différent : voilà une conversation d’hommes. Oui, par Allah ! Et si tu veux, toi, ô Sidi, mener ta monture à gauche, nous contournerons cette dune, et nous allons, ces chevaux saints de la zaouïa, nous allons les rencontrer.

Étrange rencontre, véritablement, rappelant les surprises de certains rêves. Devant les « buveurs d’air », à la crinière touffue et fière, un cavalier en veste jaune soufflait doucement dans un roseau. Et les juments, et les étalons, comme subissant une incantation supérieure, suivaient, tête baissée et oreille fixe, cette frêle musique au rythme capricieux, incertain, si humain, soupir et plainte des vieilles races… Et peut-être « l’homme », la domination de l’homme se symbolisaient-ils, pour leur cervelle de bêtes domptées, en ce tendre petit bruit de flûte que j’entends quelquefois la nuit, très au loin.

La fantastique chevauchée défilait rapide, les sabots s’enfonçant un peu dans le sable silencieux. La mélopée frémissait, plus avant, plus avant, syncopes légères… Et tout disparut derrière une butte gagnant l’oasis bientôt proche.

— Tu vois, Sidi, les instruments qui chantent, on les permet à nos pasteurs : ils ne pourraient sans cela conduire leurs ouailles.

Chez les Trappistes aussi, le vœu de mutisme se rompt pour exciter les attelages, les bœufs de labour. Mais les Arabes n’ont point le renoncement moral, plus facile peut-être à nos moines ; cette défense des tam-tam, des flûtes et des rhéïtas représente, je crois, la plus forte des privations que « l’Ordre des Djazertïa puisse imposer à ses fidèles. Ils en souffrent, et les négros davantage, tellement le sens et le besoin de la cadence se trouvent au fond d’eux, intensément.

Pas de tabac, pas de café, pas d’orchestre — celui-ci sanctifié pourtant par son « inventeur », Iskah, fils d’Ibrahim, que nous appelons Isaac. — Les autres confréries musulmanes sont moins sévères — et cependant, de nouveaux adeptes en foule se donnent à Sidi-Bou-Saad, chaque année.

— C’est dur… gémit Bou-Haousse.

Alors Djouba, le bon géant, secoua son encolure puissante. Et sa réplique, brusquement formulée, m’impressionna — car nous sentons toujours un émoi à entendre nos déductions sortir de bouches étrangères, et c’étaient celles mêmes que j’avais trouvées, quand je m’interrogeais sur ces choses au début de mon séjour djazertique.

— Ya Bou-Haousse ! De quoi te plains-tu ? Écoute : tu as la prière, tu as la chasse et la guerre, tu as le couscouss, tu as la femme. Et de ces bonheurs, chaque parcelle de toi est heureuse, justement parce qu’on te prive d’autres plaisirs. Mon maître, le Sidi oukil, me l’a bien expliqué. Et par Allah, il est dans le sentier droit ! Quand tu te sens une petite soif, l’eau est bonne. Mais quand depuis quatre jours la sécheresse torture ton gosier, l’eau est mieux que bonne, ô Bou-Haousse. Elle est divine, et alors, entre tes lèvres coule un morceau des Paradis…

Puis, pour conclure, oubliant ses impressions des dernières heures, jeté soudain à la sécurité comme à la joie, le chaouch se mit à scander des rimes. Une force émanait de lui, une intense, heureuse animalité :

La fraîcheur de l’eau vive,
Le lancement des chiens sloughis,
Le cliquetis des colliers de femmes
Vous ôtent les vers de la tête !

Ces « vers de la tête », ce sont les soucis rongeurs. Mon Bou-Haousse approuvait : « Tu as raison. Mleh, mleh… » Il dissertait, se grisait de paroles. Et voici la strophe que lui à son tour improvisa :

Oui, trois choses, ô mon ami,
Effacent le chagrin :
La vue de la verdure,
La trouvaille de l’eau vive
Et la chair soyeuse des garçons et des filles.

Tous les chasseurs, ravis de cette poésie, s’écrièrent :

— Mleh !… Gloire à Dieu qui créa l’homme et la femme !

— Qu’il soit loué dans les siècles ! Amine.

Et leurs yeux luisaient, songeant aux voluptés permises. C’étaient de pieux, de bons Djazertïa qui rentraient, le cœur léger, l’esprit tranquille et les sens gourmands, en la zaouïa de Mozafrane dont nous touchions le mur à créneaux…

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