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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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LES ORAISONS

La prière en soi — c’est-à-dire l’élan de celui qui croit vers le Souverain Bien auquel il croit — me semble la plus belle, la plus haute chose du monde, et la plus respectable. Aussi voudrais-je, en indiquant quelques-unes des invocations spéciales aux confréries musulmanes, qu’on ne vît pas dans mes phrases du dénigrement ni de l’ironie ; plutôt de l’inquiétude, analogue à celle qu’inspire toute grande force mystérieuse et de perpétuelle menace — par exemple, la proximité d’un volcan.

Les puissances de la Nature sont belles aussi, et très augustes — mais elles enferment les cataclysmes, les dangers latents d’effrayante mort…

Ceci posé, j’entre aux explications sur le dikhr, l’ouerd, l’oudifa, et la tarika qui comprend le tout. La tarika, c’est la « Voie » dont j’ai parlé si souvent au cours de ce livre ; c’est l’ensemble des moyens spirituels pour obtenir le « rapprochement » de Dieu, autrement dit l’extase ; et ces moyens, en dehors de la sacro-sainte « aumône », — inévitable et indispensable — se rattachent soit à l’ardeur mystique, au jeûne (rare aujourd’hui, du moins volontairement), soit à la prière de forme particulière, surajoutée aux devoirs pieux de tout musulman, et qui prépare au grand élan vers la fusion en Dieu.

Lorsque cette prière consiste en une oraison qu’on prononce « une seule fois à la fois », elle se nomme oudifa. Lorsqu’elle prend au contraire le caractère d’une formule répétée quantité de fois sans interruption, par nombres précisés, elle porte le titre d’ouerd (rose ou fleur) et se récite en suivant des doigts le dikhr ou chapelet, dont les grains sériés correspondent, pour chaque ordre, aux combinaisons de son ouerd. Les populations sahariennes — chez lesquelles les confusions de mots sont une habitude ancienne qui fait le désespoir des philologues — résument souvent tous ces termes en celui seul de dikhr, y mettant jusqu’à l’idée générale de la Voie, ou tarika. Même la conception abstraite de la baraka du chériff, étincelle divine héréditaire, se mêle au sens de la syllabe dikhr pour ces esprits simplificateurs. Et le joli terme de fleur — la « rose » des mystiques chrétiens, celle aussi du primitif rosaire — n’est guère employé que par des fidèles très instruits.

Quand le moudden ou muezzen appelle à la prière, cinq fois par jour ; quand sa voix suavement modulée se mêle à la tendresse des aubes (es-salat-el-Fedjeur), à l’ardeur farouche des midis (es-salat-ed-D’ohor), à la torpeur plus quiète des heures suivantes (es-salat-el-Aasser), puis à la magique splendeur du couchant (es-salat-el-Moghreb) et finalement à la nuit calmée, mais dont l’ombre fait peur (es-salat-el-Aâcha), les khouan récitent d’abord les prières régulières de la religion musulmane, la fatah ou fatihah, premier chapitre du Koran, qu’on nomme aussi el-Sourat-el-Kafiyé, la sourate suffisante, parce que sa récitation suffit pour être sauvé. Puis vient l’oraison liturgique propre à chaque heure du jour. Et c’est ensuite, seulement, qu’interviennent les prières spéciales à l’ordre, les prières par lesquelles le disciple suit la Voie de son Saint.

L’oudifa isolée[44] se prononce le plus souvent à volonté, selon le besoin d’effusion. Elle gagne aux fidèles des joies supplémentaires dans les futurs Jardins — ou encore l’inscription, sur le livre du ciel, de bonnes actions bien qu’on ne les ait pas faites, et l’« effaçage » de mauvaises actions qu’on a pourtant commises. Car toute « écriture » passée par l’ange-scribe aux feuillets « Doit » du Registre Évident amène sa contre-partie dans les feuillets « Avoir ».

[44] Comme je l’expliquais déjà au sujet des titres hiérarchiques, il arrive que les termes désignant les variétés d’oraisons reçoivent une modification d’un ordre à l’autre.

Au contraire, les récitations de l’ouerd sont réglées par une stricte discipline. Certains ordres le prescrivent après chacune des cinq prières orthodoxes quotidiennes ; d’autres ne l’exigent qu’à la prière d’El-Fedjeur (aurore) et à celle d’El-Moghreb (couchant) ; d’autres, encore, permettent de le réciter un nombre de fois déterminé « entre l’aube et le crépuscule », mais à des heures variées selon les occupations ; certains, enfin, les plus ascétiques, commandent de le réciter la nuit, « si l’on possède un esclave qui vous puisse réveiller[45] » — sinon, le fidèle « accomplira ce devoir l’instant avant de s’endormir par la grâce du Clément et du Miséricordieux[46] ».

[45] Snoussïa.

[46] Tidjanïa.

Les mokaddèmes[47] sont chargés d’apprendre aux futurs affiliés ces diverses oraisons, qui doivent se garder secrètes. Quand le postulant les sait, seulement alors, on lui donne l’initiation, soit sur place, soit lors qu’il vient en pèlerinage à la zaouïa-mère — et la remise solennelle du dikhr ou chapelet s’opère en même temps. D’ailleurs, on vend les chapelets (différents pour chaque confrérie) aux marchés de nomades ; et, plus d’une fois, un khouan ou un chériff a fait don d’un de ces rangs de perles à tel ou tel Européen, sans que la portée du cadeau dépasse celle d’une politesse. Il n’y a rien de plus dans les soi-disant « agrégations » de certains voyageurs. Le chapelet n’est qu’un objet, une chose de peu ; l’ouerd mystique et mystérieux est beaucoup plus, et les instructions secrètes qui se joignent à la tarika, les « directions » socialo-politiques, sont davantage encore.

[47] Voyez note 13.

Lorsqu’ils enseignent aux fidèles les règles de la tarika, les mokaddèmes leur communiquent aussi maints détails utiles : le nombre de génuflexions pendant les prières, la façon de prononcer le nom d’Allah, en appuyant plus ou moins sur les syllabes ; le meilleur moyen de l’invoquer, en criant Hou ! (pour certains ordres) ou en balbutiements rapides, à peine proférés, au moment où l’on sent venir l’extase. Ils préconisent aussi les litanies du saint fondateur de l’ordre, très salutaires en ce qu’elles mettent davantage le disciple sous la bonne influence de la baraka du ouali.

Voici quelques mots de litanies recueillies par moi à des réunions de khouan Khadrïa :

O Chose d’Allah !
O Lumière d’Allah !
O Sabre d’Allah !
O Argument d’Allah !
O Sultan des Saints,
Toi qui montais une jument rouge,
Toi le chéri du Seigneur,
Fais-lui passer notre prière !

L’ordre des Aroussïa-Selamïa, au lieu de la louange de son « saint », célèbre en ces litanies le Seigneur lui-même :

Sois glorifié ! ô Dieu Unique !
Sois glorifié ! ta promesse est vraie !
Sois glorifié ! tu es notre courage !
Sois glorifié ! tu fortifies notre bras !
Sois glorifié ! tu nous assures la victoire !
Sois glorifié ! tu nous délivres des Infidèles !…
O Dieu Unique !

Et longtemps, longtemps continue cet appel un peu menaçant, parmi le bourdonnement musical et scandé de la mélopée bizarre :

Tu nous délivres des Infidèles !
Sois glorifié !
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