Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
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ZAOUIAS
La zaouïa-mère, demeure des chériffs, s’étend plus ou moins luxueuse, on le sait, près du tombeau du premier « saint ». Le plus souvent, c’est dans une oasis — ou mieux, l’établissement forme une oasis à soi seul, et ses jardins sont vraiment, pour le fidèle plein d’admiration, un symbole moral, une représentation physique des Célestes Demeures, « parterres de joie », « maison de tranquillité ».
Annonce à ceux qui croient et pratiquent les bonnes œuvres qu’ils auront des Jardins arrosés de courants d’eau…
Koran, II, 23.
… Des Jardins de délices,
Où circuleront des jeunes gens…
Avec des aiguières, des coupes, des gobelets remplis d’une boisson limpide…
Avec des fruits à leur goût…
Koran, VI, 12-17-18-20.
Donc, près de ces jardins « où des sources vives coulent éternellement » s’étendent les bâtiments, presque toujours fortifiés, qui entourent la koubba dans laquelle reposent les ancêtres : constructions allongées, cours à galeries, à arcades, blanchies de chaux et, pour le pays, bien entretenues. Le luxe des sculptures, des colonnes de marbre, des faïences n’y est pas rare ; il donne l’impression de ce qui dure au milieu de tout ce qui passe, et de ce qui vit au milieu de tout ce qui meurt.
Mais c’est une vie saharienne, insouciante, toujours un peu délabrée ; et parfois c’est aussi la vie errante comme celle du chériff Bou-Amama, chef de l’Ordre des Amamïa, qui campe sous des tentes, lui, sa famille et son personnel, et ne veut de monuments fixes que pour les tombes de ses aïeux. Ceci permet au vieil oiseau de proie les déplacements faciles et un peu plus de traîtrise impunie, hélas !…
Mais cependant, ce mode d’habitation volante reste une exception rare, et l’on sait où les trouver, les saints, les bénis d’Allah, les porteurs de l’Étincelle, les chériffs.
On a pu voir, par le détail authentique de l’ouvrage qui précède, quel monde grouillant et divers représente la zaouïa-mère d’une grande confrérie. Les succursales ont beaucoup moins d’importance, modestes bordjs ou forteresses, école religieuse, sorte de séminaire où la plupart du temps vivent une centaine d’étudiants, futurs tolba. A peine s’y joint-il une école pour les jeunes enfants des douars voisins, et un asile pour les voyageurs — et un point de rencontre pour l’intrigue, pour la menace, pour le crime permis par Allah : celui contre le Roumi. D’autres fois c’est moins encore, dans les lieux très désolés, très privés d’eau : un simple dôme, deux ou trois chambres, un jardin avec dix palmiers, comme à Temassinine, entre Ouargla et l’Aïr.
Le bon accueil, en ces asiles, n’est pas rare, — mais rare la franchise, même chez ceux qui se déclarent « amis ». Une défiance y guette, même quand l’animosité désarme, et, d’instinct, l’on y sent planer quelque chose d’obscur, de violent, de patient qui vous enveloppe, vous oppresse, vous berce à la fois, comme ces vapeurs de musc et de benjoin chères à l’Islam. Je n’oublierai jamais mon arrivée à l’une de ces zaouïas moyennes (plutôt petite, préciserai-je), celle de Bour-N’gouça[25], dans les sables. Il faisait la chaleur torride des soirs d’été sahariens, quand la dune embrasée renvoie vers le ciel cette ardeur qu’elle en reçut. La zaouïa se distinguait mal dans l’ombre, et ses lignes hautes seulement se profilaient sur « le manteau » de la nuit d’Allah : une grande koubba, des bâtiments à étage, tout un ensemble de constructions à côté des palmiers rabougris, qu’on devinait parmi l’obscurité…
[25] Au nord d’Ouargla. — Ordre des Khadrïa. — Bour désigne ordinairement une sorte d’oasis sans irrigation.
— Le salut sur vous !
— Sur vous le salut !
Il y avait des chants pieux quelque part, un bourdonnement de litanies derrière d’autres murs invisibles ; mais nous, les hôtes, nous étions bloqués, avec une prestesse bien curieuse, dans une aile sans fenêtre contenant les chambres d’honneur. Un plafond bas, des parois blanches, de longues, longues, longues pièces nues et tristes. Et sur les duretés inégales du sol de terre battue, de longs, longs, longs tapis, moelleux, superbes, — tout neufs, répétaient les serviteurs de la zaouïa — éloge ayant sa valeur en une contrée chère à la vermine. Dans la pièce à côté, des fréchias se déroulaient aussi pour nos propres serviteurs.
Alors des vivres furent servis, et le mokaddème vint lui-même, précédé du café et d’un pot de confitures de Damas. Et ce fut pendant une heure un échange de paroles polies, banales, coupées de cuillerées savoureuses… Et par instants un silence passait, laissant distinguer les psalmodies, et sentir aussi, sentir ce sentiment indéfinissable, celui qui se mêlait aux lourdes émanations du benjoin et du poivre des tapis, et au parfum du kaouah, et à l’odeur du kronnfell[26]…
[26] Girofle.
Et dans la nuit, vers deux heures, les chants pieux recommencèrent.
— Combien y a-t-il d’élèves dans cette zaouïa ?
— Allah le sait.
— Et combien de serviteurs ?
— Allah le sait.
— Mais, enfin, combien de personnes en tout ?
— Allah le sait… Excuse-moi… Par la bénédiction de ta tête, moi je ne sais pas.
Toujours la défiance, toujours, — et, je le répète, c’était une maison amie, je l’ai choisie à cause de cela pour exemple. Et toujours ces prières qui redoublaient, murmurantes, confuses, et parfois, soudain rythmées. Nous partîmes à la pointe de l’aube, à l’heure douce et tiède, la seule supportable sur vingt-quatre. Le ciel était de nacre rosée, un peu grise encore. Nos montures attendaient, entre les bâtiments fermés et les palmiers rabougris.
Une seule porte s’ouvrait de ce côté, et par cette porte venait en clameur la prière « des Hommes » :
Au nom du Dieu clément et miséricordieux,
Dis : je cherche un refuge auprès du Seigneur des hommes,
Roi des hommes,
Dieu des hommes,
Contre la méchanceté de celui qui suggère les mauvaises pensées et se dérobe,
Qui souffle le Mal dans le cœur des hommes[27]…
[27] Koran, CXIV — 1, 2, 3, 4, 5.
Ce n’était point secret, cela ; c’était la prière rituelle. Je m’approchai de cette porte ouverte, et… et voici qu’une main me saisit, et me fit faire doucement, puissamment, irrésistiblement demi-tour. C’était un sous-mokaddème, le khodjah ou secrétaire de l’endroit. Il était pâle et me dit :
— N’entre pas là…
Et je n’entrai pas — ce jour-là. J’ai réparé cet échec plus tard et ailleurs. Pendant notre colloque, la sourate du Koran avait changé : j’entendais maintenant la cent dixième, celle de l’Assistance :
Au nom du Dieu clément et miséricordieux.
Lorsque l’assistance de Dieu et la victoire nous arrivent…
Chante les louanges de ton Seigneur…
Ce n’était point secret non plus. Mais enfin, tant que sera psalmodiée cette sourate, croyez-le — cette sourate au bruit béni de laquelle ont surgi l’insurrection de 1871, celle de 1876 et celle de 1881 — et la plus récente bagarre de Margueritte, dont l’inspiration fut saharienne — tant que la prière de l’Assistance bourdonnera sous les koubbas, il restera très utile d’opposer quelque peu de défiance à la défiance, et de porter la clarté de l’observation française parmi la trouble et voluptueuse fumée du musc et du benjoin…