Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
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HIÉRARCHIE
Elle peut se rappeler en quelques lignes.
Au sommet, naturellement, le membre de la famille sainte, détenteur de l’Étincelle et de la Bénédiction. C’est à lui qu’on fait prononcer les paroles décisives. C’est lui qui préside à l’initiation des principaux khouan. Toujours sa vie coutumière s’accompagne, selon le peuple, de miracles. Un pouvoir mystérieux se cache en lui, aussi propre à guérir les maux du corps qu’à tracer à l’âme la voie vers le bonheur incomparable, par le moyen des prières (oudifa), et de la récitation de l’ouerd (rose, fleur, même origine poétique que notre rosaire) sur les grains du dikhr ou chapelet, aux perles d’ébène, de corail ou d’olives inégalement partagées, différant pour chaque confrérie.
La baraka merveilleuse compose l’essence même de la supériorité, factice ou réelle, du chériff ; par factice, j’entends que s’il est pauvre d’esprit ou de caractère faible, quelque intrigant souvent le dirige dans l’ombre. Mais il reste le fantôme apparent. C’est le maître, c’est le cheikh : religieusement, voilà ses deux titres officiels.
La famille chériffienne, parfois nombreuse, vit dans l’oisiveté, l’opulence et la gloriole du prestige héréditaire. Certains de ses membres, les plus proches de la baraka, y joignent le délicieux frisson de l’attente du pouvoir, si le cheikh meurt sans frères[28] et sans enfants mâles — ou si de hasard les trépas, voulus ou non, pleurésie, poison, poignard, viennent à créer d’heureux vides. Mais enfin, normalement, et tant que le Maître existe, ils ne sont rien, tous ces chériffs de l’entourage, à moins d’occuper l’un des emplois hiérarchiques que je vais indiquer ; en certains ordres on les leur accorde ; en d’autres, ces honneurs vont plutôt aux disciples de marque, créatures mieux « en main ».
[28] La loi d’héritage du pouvoir musulman (que ce pouvoir soit matériel ou spirituel) en règle la transmission par les frères d’abord, avant les fils.
Parmi les grands dignitaires, aussitôt après le cheikh (et chargé de le suppléer dans beaucoup de circonstances) nous trouvons le khalifah. Ce nom veut dire lieutenant, dans son sens strict de « tenant lieu » ; ce n’est pas un mince honneur que de le porter en certains cas. Les successeurs de Mahomet l’arborèrent comme un drapeau, représentants d’Allah sur terre. Et l’appel de « lieutenant d’Allah » s’adresse, tel un hommage, dans les litanies adressées aux divers oualis[29].
[29] Saints.
Après le khalifah, nous rencontrons les directeurs des trois grands services, si j’ose employer un terme à ce point administratif. Les finances et l’économat appartiennent au Grand Oukil, portant le titre honorifique de « gardien des saints tombeaux ». Les études théologiques sont surveillées par le Cheikh des Tolba, généralement un très dévot personnage, comme il sied, et très versé dans l’érudition pointilleuse, dans les subtilités de dogmes, dans le pullulement des gloses. Quant aux relations avec le dehors, à la propagande par les missionnaires ou mokaddèmes (envoyés), elles sont conduites par un fonctionnaire dont le titre change d’un ordre à l’autre. Souvent, il se nomme simplement Mokaddème des mokaddèmes, parfois Naïb ou grand vicaire. Cependant ce dernier titre appartient plutôt à un délégué lointain muni d’une grande autorité[30].
[30] Par exemple le célèbre naïb de Rouissat, près Ouargla, duquel j’ai déjà parlé, et dont il fut beaucoup question lors du procès des assassins de Morès. Ce naïb fut tué dans nos rangs, au combat de Charouïne.
D’ailleurs, on le conçoit, il y a des variantes dans ces emplois et dans ces titres. Il y en a aussi dans les appellations des fonctionnaires inférieurs, depuis les chaouch[31] du grand oukil jusqu’au m’kaïm, allumeur des lanternes et balayeur de la mosquée. Une zaouïa et son personnel, au sud du Maroc, par exemple, diffèrent un peu de ceux du Touat ou de l’Erg tripolitain. Mais l’ensemble demeure analogue, plus ou moins important, selon que l’importance même de l’Ordre est plus ou moins réduite — et toujours la triple division reste nette entre la théologie, l’administration financière et la propagande religieuse, sociale, extrêmement politique, sanglante à l’occasion, — usant de moyens détournés et rampants.
[31] Véritable pluriel : chouache.
Nous trouvons bien encore, de surplus, un quatrième service plus obscur et qui se substitue volontiers, au moyen de mille intrigues, à l’un ou l’autre des précédents : car il a en main les documents, les preuves, les « écritures ». C’est celui des scribes, prenant sa direction du khodjah-chef, lequel, lui, semble la prendre d’un peu partout. Il arrive que ce khodjah-chef devient le personnage nécessaire, subtil et habile, qui fait mouvoir les fantoches dont on voit les gestes — autorité dangereuse, mal définissable. Peut-être autrefois (j’ajouterai : peut-être hier, peut-être aujourd’hui) nous, Français, ne nous en sommes pas assez méfiés…