Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
XIII
1er octobre.
Et j’y suis allé — dans mon fauteuil.
J’en suis aussi revenu, un peu étonné de certaines choses… par exemple de « l’invisibilité » persistante de Sid’Ahmed-ould-Djazerti. Je dirai plus : un peu choqué. Comment ! voici un personnage, autant chériff que l’on voudra : il promet, il offre de me recevoir, moi son hôte — son hôte en pays arabe ; puis, la dernière minute arrivée, ce seigneur se dérobe ; il délègue son secrétaire, son khodjah-chef, Si-Hassan-ben-Ali le rusé, pour représenter Sa Hauteur envers mon insignifiance. Et moi, cloué chez lui par le sort, je dois tolérer ces impertinences sans pouvoir faire seller un cheval ou un méhari…
Ma colère pourrait surprendre ceux qui connaissent mal les mœurs du Désert ; mais le manque d’égards, chez l’Arabe, est le frère jumeau de l’insupportable menace.
Il faut avoir vu les courbettes obséquieuses de cet Hassan-ben-Ali ! Et ses déférences, et son humilité où triomphait toute sa joie d’avoir empêché les chériffs de me recevoir eux-mêmes !… Quelle politesse ! Ce musulman trop civil ne sera grossier avec moi que le jour où, décidément, on devra me couper le cou. Mais, jusque-là, il joue de moi en virtuose, comme un chat dont les pattes ne montreraient que velours et dont les dents s’aiguiseraient, fines et pointues, derrière les souriantes babines.
— O Sidi, daigne jeter un coup d’œil favorable sur ce que te présente ton serviteur !
En ces termes il m’indiquait le parchemin déroulé, maintenu par deux scribes. Son amabilité était ambiguë, menaçante au fond, comme le flegme des sous-khodjah et comme l’apparence même des objets de l’entour. Oui, les choses me sont hostiles : le battant peint de l’armoire entr’ouverte me la disait, cette hostilité, et les murs blancs et mornes de la longue « chambre du sceau », et cet air lourd à respirer, chargé d’une odeur de vieille encre, de vieille cire et de je ne sais quel fade relent de musc.
— Tes regards, ô Sidi, daigneront-ils me faire la faveur de vérifier la base de cet arbre généalogique ? D’abord, ici, le nom d’Allah, que cent mille épithètes de vertus ne pourraient assez louanger. Puis ensuite celui de l’ange Djébril (Gabriel) aux ailes de diamant. Puis ici, les syllabes bénies formant celui du Saint Prophète…
J’interrompis le discours sans avoir bien examiné l’azur, l’argent et le vermillon scintillant en effet sur les feuilles de l’arbre, plus touffu que celui de Jessé dans nos anciens missels. Et Dieu sait pourtant que j’aime les vieux vélins enluminés, dont la perfection puérile est si amusante à l’esprit, et le contact si doux aux doigts. Mais je ne pouvais tolérer l’attitude de cet Hassan-ben-Ali.
— Cela suffit, déclarai-je. Si-Kaddour m’a déjà expliqué ces filiations…
Le visage de Si-Hassan demeura impassible, plutôt souriant — mais ses yeux parlèrent. Oui, quoi qu’il en eût, et malgré le fameux rideau intellectuel dont il s’enveloppe, il ne put tout à fait clore ces « fenêtres de l’âme ». Et l’on aperçut, un court instant, le démon du logis… Du reste, c’est le soudain coup d’œil oblique, le jet lumineux, quasi phosphorescent des prunelles qui chez l’Arabe est révélateur de l’émotion, de la défaillance, ou de la traîtrise secrète — tandis que chez l’Européen ce serait (les juges d’instruction le savent bien) l’altération de la voix, le frisson léger des doigts malgré le raidissement de la volonté.
Oui, les yeux de Si-Hassan parlèrent. Ils dirent de la haine pour moi et même pour le pauvre Si-Kaddour, lequel, malgré sa bonne contenance, me faisait vraiment pitié.
Mon fauteuil roulait enfin hors de la « chambre du sceau ». Les gens du banc — ahl-es-soffa — tous ceux qui restent de longues heures à la porte des grands de la terre musulmane — quémandeurs, plaignants, courtisans, parasites, attendant des matins jusqu’aux soirs et des soirs jusqu’aux aubes le bon vouloir du puissant seigneur — les gens du banc ne me saluèrent point quand je passai. Mauvais, très mauvais, cela. Je remarquai aussi, après coup, que le thé traditionnel (jouant chez les Djazertïa le rôle hospitalier du caouah en d’autres lieux) ne m’avait pas été offert. Mauvais, plus mauvais encore. Tellement mauvais que je me sentis subitement tranquille, n’aimant pas les demi-situations et préférant le danger net.
Les hommes de garde, arrogants sous leur beurnouss bleu, me heurtaient « moralement », fiers et dédaigneux, le long des galeries. Les porteurs de ballots, au tournant des couloirs, faillirent bousculer mon véhicule : car les serviteurs d’Islam exagèrent la tendance du maître…
Et les enfants, sortant des écoles par flots, ne me suivirent pas de près comme à l’ordinaire — comme avant-hier encore ils auraient agi. Et leurs cinq doigts écartés se dirigèrent de mon côté :
— Khamsa fih aïnek ! Cinq dans ton œil !
C’est le remède saharien contre la jettatura, contre l’infernale influence. Les vieillards impotents soignés ici me l’adressaient également à la dérobée, ce signe conjurateur, de leurs vieilles mains tremblantes qui repoussaient mes maléfices, tandis que les bouches édentées balbutiaient des anathèmes :
— Religion de croix ! Religion d’égaré ! Dieu maudisse ta mère la chienne ! Que ta mort soit sans tombeau !
Pour faire diversion, l’infortuné Si-Kaddour m’indiquait presque au hasard les bâtiments déjà vus, les ateliers de métiers, les magasins, les annexes.
— Regarde, ô Sidi, regarde… regarde cette zaouïa des Djazerti !
Nous parvenions à la place des Caravanes où journellement arrivent ici, par sacs d’inégale valeur, les offrandes des Khouan, des Djazertïa — convois dont le point d’origine me demeure mystérieusement caché, et dont les chameaux, quand on les décharge, brament entre les murs blanchis. Ce sont de braves bêtes, cependant, ces chameaux. Ils m’annoncent du moins, eux, par leur cri plus sourd ou plus aigu, s’ils viennent de l’Orient lumineux ou du Moghreb très âpre, du Maroc aux races de dromadaires diminuées et chétives, comme rabougries. Ils travaillent « pour la zaouïa ». Ils apportent la ziara, du même pas dont ils apporteraient toute chose, inconscients d’enrichir les descendants d’un Vénéré. Ils sont pleins de simplicité dans leur laideur d’auxiliaires utiles, qui seuls peuvent braver longtemps cette lumière féroce du Désert, ce climat souvent brutal, ce sable africain.
— Ya Sidi, m’instruit le taleb, Allah nous dit dans le Koran : « Je vous ai soumis les chameaux, afin que vous soyez reconnaissants. »
Et le bon Si-Kaddour, redevenu gai, contemple avec attendrissement les échines bossues d’où vont être déchargés les précieux hommages et les générosités. Un grouillement de fidèles et d’esclaves s’agite, troublant le silence pour un instant.
— Ya Sidi, quel spectacle édifiant !
Dans un coin, là-bas, une nomade des environs se tient debout, respectueuse, attendant qu’on veuille bien prendre son humble offrande d’humble femme — cette petite charge de bois menu balancée sur le dos de son bourriquot.
Elle a l’air sauvage et résigné des animaux soumis au fouet. Sa robe drapée, de vieux coton sale, laisse voir des lambeaux de chair brune, comme tannée. Son visage s’inquiète. Furtive, elle jette sur mon équipage la défiance de son regard.
— Ya Sidi, reprend le taleb, daigne constater ici la munificence des Djazerti. En échange de ce petit fagot, qu’on accepte pour ne pas froisser d’un refus la bonne volonté du plus misérable, notre zaouïa va nourrir pendant deux ou trois jours, Sidi, cette malheureuse et ses enfants. Elle va couvrir de vêtements neufs leurs membres rafraîchis au bain. Et des présents d’orge et de dattes leur seront remis par surcroît quand ils reprendront le chemin de leur tente, en louant Allah et le Sublime Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti (Dieu veuille lui continuer la félicité !)…
La femme m’examinait de nouveau, avec un recul secret grandissant. Elle questionna l’un des esclaves, et, dès le mauvais renseignement reçu, je vis une répulsion contracter le hâle de son visage, et ses doigts rugueux faire, eux aussi, le signe cabalistique de défense et de réprobation… « Khamsa fih aïnek ! Cinq dans ton œil !… »
Je n’entendais pas, mais je compris — et je pâlis. Même venant de cette créature tellement près de la brute, la blessure me fut sensible. Il me parut devenir un paria, si les femmes (soient-elles à peine femmes) se détournent maintenant de moi, pleines d’horreur…
Le taleb ne remarquait rien ou feignait de ne rien remarquer parmi ces signes hostiles. Il voulait « effacer », coûte que coûte, l’affront du manque d’accueil, le procédé du khodjah, son ennemi, le beau jeune homme à la langue douce, Si-Hassar-ben-Ali.
— Ya Sidi ! — me répétait-il, continuant les expansions d’un réel enthousiasme, — ya Sidi ! permets-moi de le proclamer : elle est un louable et pieux miracle, cette zaouïa de Mozafrane, d’où sont sorties, comme les abeilles essaiment de la ruche, nos autres zaouïas, Sidi. Elle crie la gloire de l’Illustre Bou-Saad. Son parfum monte au trône du Puissant, porté sur les ailes des Khérubs. O Sidi, ô Sidi, regarde !…
Évidemment. Les constructions étendues, les cultures encloses d’un mur à créneaux, soignées par des jardiniers innombrables — cet univers isolé, complet et riche, cela paraît stupéfiant quand on connaît le Désert. Vie abondante, surgie ainsi du milieu des plaines arides, sans autre secours que le prestige d’une idée — pas même : d’une nuance d’idée.
— Regarde, ô Sidi !
Regarder, oui. Mais tous n’ont pas des yeux semblables… La façon d’examiner les édifices d’une religion peut donner à leurs sculptures plus ou moins de relief. Aujourd’hui, ma mauvaise humeur me « rapetisse » les choses — et la foi des pèlerins, au contraire, les amplifie sans doute, les idéalise, les auréole d’un nimbe immuable et prestigieux.
Et je me ressouviens de la lampe idéale qui, de tout ce qu’elle éclairait, faisait des pierreries et des escarboucles. J’y avais trouvé jusqu’ici le symbole général de l’imagination. Mais c’est davantage encore. Cette force occulte qui livre (spontanément, remarquez bien) l’Afrique entière et l’Asie de l’ouest au pouvoir des « Ordres », cette puissance secrète des mystiques détient la lampe d’Aladdin. Par elle, chaque moellon de ces murailles devient non seulement plus précieux, mais « plus beau » que l’onyx de Syrie. Chaque feuille de ces bosquets se change en émeraudes serties d’or fin. Et ce qui nous semble, à nous, déjà très remarquable représente en effet le miracle — mieux, « la merveille », — à des peuples pour qui le merveilleux est le pain nécessaire, bien avant les aliments dont le corps se soutient chaque jour…
Au résumé :
Force occulte — puissance mystique — miracle complexe, cérébral et sensuel.
Je crois vaguement (sans me rappeler la phrase) que le dernier mot de mes lettres interrompues, envoyées vers la France si brusquement, était celui de volupté. Cela me frappe à distance. Il faut toujours en revenir là : Volupté… Elle alimente la flamme des aspirations musulmanes. Et c’est une science profonde de son adaptation à ces races qui les jette pantelantes sous le joug béni de leurs dominateurs.
Et cependant, il y a là, par comparaison à l’Islam non affilié, un essai de relèvement moral que je voudrais examiner pour le mieux comprendre.
La religion chrétienne nous prêche la pureté absolue ; elle a été néanmoins obligée de souffrir, à côté, le péché d’amour. La religion musulmane le légitime, ce péché, le prescrit pour ainsi dire avec les quatre épouses renouvelables et les concubines à volonté. Alors, descendant d’un degré, elle tolère sans se scandaliser les vices variés — vices orientaux… Elle admet, comme un mal inévitable, la sodomie, les infâmes trafics d’enfants.
La jeunesse des chériffs verse trop souvent, pareille à celle de leurs coreligionnaires, en ces désordres. Soit. Mais on les cache. Et si nous admettons que l’hypocrisie est un hommage rendu par le mal au bien, nous pouvons admettre aussi que, dans le cas présent, cette hypocrisie « crée » l’idée de vertu.
Après l’avoir créée, elle la fortifie en évoquant d’autres désirs que la gourmandise ou la débauche — en montrant, à des êtres qui ne l’eussent pas soupçonné, un autre idéal possible — en préconisant un bonheur que ne détiennent pas les jeunes esclaves en tunique blanche ou les danseuses tiarées d’or…
Les chériffs, distributeurs du dikhr qui mène à l’extase, ont donc appelé leurs fidèles à de nouveaux frémissements, violents et chastes. Ils ont fait vibrer leurs nerfs suavement, jusqu’aux profondeurs de fibres insoupçonnées — de fibres qui dormaient en eux.
Et, très habiles, ils ont crié :
« Vous n’aurez cela que par nous. Vous ne le trouverez que chez nous ! »
Et leur habileté plus grande encore fut d’avouer (eux qui pouvaient tout dissimuler) la possession régulière des quatre épouses légitimes, comme il est indiqué au Koran, et des négresses sans nombre fixé. Car l’ascétisme, tel que le conçoit le cerveau d’un Arabe, ne rappelle point celui de saint Paul. A vouloir faire ici de vrais « purs » on eût fait des bêtes féroces.
C’eût été trop dangereux.
Se déclarant maîtres des joies spirituelles, les sages chériffs ont également autorisé, recommandé, par l’exemple, la joie charnelle — la volupté de la volupté…