Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
VIII
12 septembre.
Ce jour d’hui, foin des problèmes mystiques et sociaux ! Je suis tout à la joie : sur l’émail pâle de mes faïences un fauteuil est apparu — le fauteuil de la libération…
Mais il me faut, pour être clair, revenir à certain jour de la semaine dernière où la vie et mon tapis me paraissaient durs également.
— Quelle peine oppresse donc ton âme, ô Sidi ? me demanda Si-Kaddour.
— Je soupire d’être immobile, ô taleb.
Si-Kaddour me regardait en dessous de ses lunettes, avec une pitié douce comme celle qu’inspire un enfant malade et déraisonnable.
— Pourtant, Sidi, tu ne l’ignores pas : el kessel kif el aassel !
Célèbre phrase d’Islam dont voici le sens approchant : « le farniente inerte est pareil au miel ». Mais cette sentence d’une autre race ne me consolait guère. En vain m’efforçais-je, Parisien agité, de rendre sensible à un Arabe l’agacement de demeurer là, tel un colis tombé à terre, oublié par le convoyeur… Mon irritation s’augmentait « d’entendre » sans les voir les menus événements de la zaouïa. Et quand je dis : « entendre », c’est parce que les verbes français ne m’offrent pas d’atténuatif. Car je ne perçois, à travers les murs, que des échos affaiblis — endormis même. Et le bavard Si-Kaddour devient très peu loquace, dès qu’il s’agit de m’informer sur des sujets dont la glose ne se trouve ni dans le vénéré Sidi-Bou-Saad, ni dans le docte Sidi-Khelil.
— Ya Sidi, tu as raison. Par la bénédiction de la Kaaba, la vérité est avec toi ! Mais pourquoi te désoler ? Les chagrins de l’homme sont de menus poissons qu’un pêcheur secoue dans un filet, au sortir de la mer : il en tombe, il en reste. La patience a de grands réseaux… Daigne être patient, ya Sidi !…
Néanmoins, le taleb (décidément, c’est un dévoué — c’est l’unique ici ne me regardant point sans cesse comme un chien, fils de chienne, ou comme l’hôte du devoir strict), le taleb a voulu contenter ce caprice de Roumi. Mystérieusement, en cachette de moi, il a fureté dans les magasins où s’entassent les offrandes « d’aumône ». Et seulement ceux-là qui connaissent ces pays comprendront quel mérite presque indicible y représente l’effort de chercher.
J’appris le secret par Barka le négro ; il semblait ce matin avoir plus des trente-deux dents normales.
— Ya Sidi, écoute-moi ! disait-il. Si-Kaddour passe pour habile et plein de sagesse ; il sait ce qu’a dit Allah et le Prophète. Mais le voilà plus habile encore, Sidi ! Il a découvert une machine rouge, Sidi, rouge comme le foulard des belles filles sur leur belle chevelure. Il raconte, Sidi, qu’avec cela tu pourras voir les jardins. Oui, Sidi ! Que mes femmes me soient défendues si je mens !
Et Barka m’adressait un sourire angélique, qui le faisait ressembler au chef moricaud des diables de la géhenne, dont se préoccupe souvent Si-Kaddour.
— Une machine rouge pour voir les jardins ! Ya Sidi !
Mon imagination trottait. Mes suppositions s’égaraient jusqu’à des objets très bizarres, jusqu’à un « teuf-teuf », une voiturette-joujou — dont l’apparition n’eût pas été plus stupéfiante que celle des piqueuses pour bottines, des dessous de plats à musique, des pendules au sujet mouvant qu’on rencontre un peu partout, dans le fond du continent noir… On arrive, après cent fatigues, en des parages ignorés que mentionnent imparfaitement les cartes : et l’on y découvre un loto à ressort. Et l’orgue mécanique pénètre, lui, où ne pénètrent point les hommes d’Europe…
Après deux bonnes heures d’attente (où le décompte des poutres vertes occupait mes loisirs), surgit du corridor un vulgaire fauteuil de malade, fabriqué, je pense, à Constantinople au but d’exportation. Simplement du bois gainé de peau, sans le moindre rembourrage.
En revanche, une teinte écarlate qui flamboie !
Et quelles proportions bizarres ! et quelles lignes plus raides que le possible ! et quels angles inquiétants !
Il a perdu, ce fauteuil, lors de sa venue à chameau, l’un des brancards destinés à le soulever. L’essieu des roues de devant a subi de forts dommages, et seul le fatal cuir rouge s’enorgueillit d’être intact. Mais pourtant je fus ravi : tellement l’homme a besoin de peu pour oublier un instant ses peines…
Je rampai sur le tapis (sans trop remuer ma jambe malheureuse) afin d’atteindre de mes doigts le nouveau meuble, qui, vu ainsi de bas en haut, me parut grand comme une tour. Tremblant de plaisir, je l’examinai. Le dommage était réparable : ces essieux, fixés à une sorte de chariot, se démontent, et quant au brancard disparu, nécessaire à la descente des escaliers, le remplacer serait peu de chose.
— N’est-ce pas, Si-Kaddour ?
Il exultait, mon vieux taleb, bien qu’il cachât son triomphe sous un air modeste et réservé.
— Oui, ô Sidi ! Tu as raison. La science et la connaissance marquent chacune de tes paroles. Sois sans crainte. Au fond de la huitième cour se trouvent les forges de ceux qui travaillent le fer, et dont les mains sont industrieuses. Nous avons là des artisans de bonne famille, Sidi, car ils exercent un métier noble… Noble depuis l’origine. Le premier qui forgea (tu le sais mieux que moi, ô Sidi) fut Teubal-Kaïn, fils de Tsilla, qui fut elle-même femme de Lémec. Et Lémec sortait de Methusaël, issu d’Irad issu d’Hénoc. Ainsi nous l’enseigne le Saint Livre Révélé qui est aussi l’un des vôtres, le Thourat, donné sur le Sinaï parmi les éclairs à Notre-Seigneur Moussa. Et j’ai lu dans Sidi-Khelil et dans le Sublime Sidi-Bou-Saad…
— O taleb, interrompis-je, voilà les attaches libérées.
Ces attaches, c’étaient des écrous que je venais de péniblement dévisser. Maintenant le chariot, détaché du fauteuil, pourrait être envoyé aux « nobles » ateliers de réparation. Et je fis mille recommandations.
— Ya Sidi, tranquillise ton âme ! Demain, s’il plaît à Allah, nous te promènerons dans l’oasis bénie de Mozafrane. Par ma tête et par mes yeux, je te le dis, ô Sidi !
La foi en une promesse arabe est bien téméraire. Lors de mon premier voyage, je l’ai vite appris à mes dépens. Pourtant mon esprit s’évade déjà hors des parois de la très longue chambre, loin des poutrelles couleur d’émeraude et des faïences aux fines arabesques. Il remplace déjà le Voyage autour de ma chambre par le plus intéressant « voyage autour de ma zaouïa ».
Ma zaouïa ?… Parfaitement.
Car elle deviendra mienne, dès que je l’aurai pu connaître, comme sont à nous les beaux paysages ou les salles de musées. Je « verrai » !… Je savourerai le calme des saintes galeries, la fraîcheur oubliée des ombrages. Je découvrirai ce petit monde fermé qui me paraît toujours, quoi que je fasse, enveloppé de surnaturel…
Dès l’heure présente, le bon Si-Kaddour, aidé de Bou-Haousse et de Barka, a pu m’installer dans le fauteuil sans roues dont les planches articulées forment chaise longue. Mon appareil fut bien étayé de coussins. Puis on a porté le tout près de ma fenêtre — presque l’unique baie de la zaouïa vers l’extérieur — une étroite ouverture, grillée en saillie, dont les rinceaux de fer ouvré portent des traces d’or éteint. Et c’est par là que le Désert admirable entre jusqu’à moi. Il vient au fond de mes prunelles, au fond de mon être sensible, lui que je sentais si près sans pouvoir en jouir, sans rien avoir de lui que cette chaude haleine dévorante qui trouble mes jours. Ne parlons pas des nuits.
Il vient à moi… J’ai par instants l’illusion que je l’adore, comme une belle femme que je ne pourrais jamais, jamais posséder… J’ouvre vers lui des bras de passion qui se referment sur le vide. — Son mystère auguste et grave n’est pas moins énigmatique que l’inconnu des formes voilées, ou l’inutile aveu des beaux yeux…
Je contemple, avide, irrassasié.
Le vent souffle du Fedjeur, côté des aubes. De longs nuages légers parcourent le ciel, et leur ombre mobile projette, à travers l’immensité rousse, éclatante et ardente, comme des écharpes de gaze bleue. Et ces caprices donnent au Sahara, de plus en plus, je ne sais quelle grâce féminine. Et je récite des versets d’amour : « Je vous aime, ô ma bien-aimée. Vous avez ravi mon être… Vous êtes l’Unique, vous êtes ma parfaite, et ne finira qu’avec moi le feu dévorant mon cœur… »
Les palmiers de l’oasis se balancent sous la brise chaude. Content, le brave Si-Kaddour me narre la légende de Mozafrane, sa fondation par le grand saint, le grand ancêtre, feu Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti :
— Ya Sidi, ce que tu distingues de ta place et ce que tu verras mieux demain, ces merveilles, les enfants corporels de Sidi-Bou-Saad les lui doivent, et nous aussi, les enfants de son âme… Il a tout créé de rien, Sidi. Que ma bouche puisse t’en assurer ! C’était, avant qu’il vînt ici, un homme riche, chériff de vraie race. Il se nommait réellement Taïeb-ben-Ahmed, et ses compagnons l’avaient surnommé Bou-Saad, le Père du Bonheur. Il vivait à grande distance du lieu où je te parle — oui, au nord de Tlemcen la pieuse, dans votre Algérie fertile où les jours coulent frais et paisibles entre les montagnes neigeuses et la mer qui n’a point de fin. Et voici qu’un soir, ô Sidi, à la suite d’un miracle inouï que je te dirai plus tard, il décida de partir. Il s’en fut à la sainte Mecque, puis de la sainte Mecque revint chez lui. Tu me comprends, ô Sidi ?
Assurément, je comprenais. Et je regardais le paysage, plus grandiose que les montagnes, plus éperdument vaste que ne le paraît la mer. Et l’oasis au premier plan, dont les pentes descendaient vers le sable, semblait une île verdoyante où nous séjournions après avoir jeté l’ancre, tandis que Sidi-Bou-Saad, le Vénéré, de la Mecque revenait chez lui.
— Alors, Sidi, rentré dans sa maison, où ses femmes l’attendaient amoureuses, étouffant des mots de caresse et des regards noirs de désir, Sidi-Bou-Saad repoussa toutes les jouissances, et même la satisfaction innocente de recevoir ses amis. Il s’enferma au fond du logis dans une petite chambre, et pendant que durèrent sept ans, sept mois, sept jours et sept heures, cet homme riche, ô Sidi, ne fit qu’étudier les Livres, et jeûner, et prier…
(La dune là-bas se modèle toute blonde. Près de nous, très près, des figues tombent doucement à terre, comme à regret, avec un petit choc mou de leur pulpe sur l’herbe sèche. Et c’est infiniment simple, et cela me prend les nerfs par les plus délicates fibres… Je me sens devenir Arabe, en savourant de le devenir.)
— Tu m’écoutes, ô Sidi ? Passé les sept ans, sept mois, sept jours et sept heures, le Vénéré Bou-Saad-ed-Djazerti (que Dieu éternise sa félicité !) sortit de sa petite chambre et réunit sans délai les pauvres de sa ville et des douars les plus voisins. Il leur partagea, jusqu’au dernier denier, tous ses biens périssables. Puis aussitôt il disparut. On le crut mort, Sidi. Ses fils le pleurèrent pendant beaucoup de lunaisons. Or il s’était retiré dans l’Erg mouvant et sauvage, très loin, plus loin, du côté du soleil — ici même, ô Sidi ! — et je crois qu’en me penchant sur les barreaux de ta fenêtre, inch’ Allah, je pourrai te montrer la grotte, le simple trou dans le roc où il s’était abrité, le Bon, le Fort, le Très Élevé dans la sagesse, le Pôle déjà proche de Dieu-Puissant…
Et Si-Kaddour se pencha, comme il l’avait dit. Il ne vit point la grotte, que dissimulaient les dattiers ; mais, en se relevant, il entraîna du pan de son beurnouss la petite table du thé, les tasses, la théière, dans un énorme fracas de faïences brisées et de métal.
Mais rien n’arrête l’essor du verbiage d’un taleb très convaincu. Et tandis que Bou-Haousse et Barka s’affairaient avec de grands gestes autour des débris, des explications firent remonter jusqu’à Allah, comme il sied, la responsabilité de toutes choses.
— Dieu ne permet pas, ô Sidi, qu’aujourd’hui je te montre l’asile misérable où le Saint Sidi-Bou-Saad vivait ses jours de privations, armé de la patience de Job… Bref, des marchands de caravane, qui revenaient du Soudan à Tripoli, le découvrirent, seul et sans vivres, dans ce coin stérile alors, écrivant, méditant, et cherchant la fusion en Dieu. Alors, Sidi, le bruit s’étant répandu de cette retraite, des gens pieux vinrent de toutes parts le visiter, le consulter, essayer de monter avec lui les divins degrés de l’Extase. Ils lui offraient de précieux dons, mais lui refusait tout, répétant : « Les biens de cette terre ne valent pas pour moi l’aile d’un moucheron ! » Et il leur disait de réserver ces aumônes pour ceux qui seraient à Mozafrane après lui…
J’admirai comment Bou-Saad avait préparé à ses fils les trésors du monde pervers. Ainsi les dévotions les plus financièrement avides mettent la pauvreté volontaire au sommet de leurs origines.
Mais Si-Kaddour continuait :
— Tu t’émerveilles, ô Sidi, que sans argent, sans esclaves, et prosterné jour et nuit devant le Dieu Miséricordieux, Sidi-Bou-Saad ait pu fonder cette oasis de délices ? faire sortir des sables morts la magnificence des jardins ? Ma bouche va te l’expliquer. Un matin qu’au sommet de la colline, devant ses disciples assemblés, il prêchait le vertueux renoncement, il prononça ces paroles : « Allah aekbar ! Dieu est le plus grand ! » Et du sol qu’il frappait de sa canne, du sol aride, poussiéreux, une source jaillit, Sidi, et l’eau pure en coula soudain, vive et éternelle, pareille à celle des Paradis. Entends d’ici un filet de son onde, qui murmure les louanges du Très-Haut… Quelle merveille !… Et ce fut ensuite que Sidi-Bou-Saad ordonna aux fidèles, aux voyageurs, aux chameliers, à tous ceux qui voulaient malgré lui le combler de présents, d’apporter seulement à Mozafrane chacun une grosse pierre — puis de planter chacun, près des ruisseaux qui descendaient de la source, un noyau de datte, ou une figue, ou une graine de pin d’Alep. Chacun apportait le fruit du pays de sa naissance. Et finalement, ces pierres amassées formèrent un grand tas… Et de nos jours encore, Sidi, chaque pèlerin qui vient ici ne s’en va pas sans planter une graine — et jusqu’en dehors de nos murs, maintenant, germe peu à peu la verdure nouvelle, toujours plus nombreuse, toujours plus étendue, proclamant sous le ciel de Dieu la gloire de Sidi-Bou-Saad, le Bienfaiteur, le Saint, l’Ami d’Allah, Notre Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti !
J’écoutais toujours, l’apparence recueillie, — un peu fatigué, je l’avoue, de ce premier séjour dans mon beau fauteuil rouge. Je demandai :
— Et le tas de pierres ?
Si-Kaddour leva au plafond des yeux admiratifs et un index solennel.
— O Sidi, tu touches là au miracle le plus splendide !… Quand Sidi-Bou-Saad fut vieux, il…
Mais à ce moment Bou-Haousse interrompit vivement le taleb :
— Voici que vient avec sa suite Si-Hassan-ben-Ali !
Je n’ai pas encore nommé Si-Hassan-ben-Ali : c’est le Khodjah ou secrétaire en chef des Djazerti. Il possède, de par ses fonctions, les utiles secrets de la zaouïa entière ; et mon dévoué Si-Kaddour le soupçonne d’en abuser.
— Il est mon ennemi. Il est le tien, crois-moi, ô Sidi ! Ne laisse pas prendre ton cœur aux mots de sa langue douce : car toujours, sans que tu le soupçonnes, il mettra un rideau entre ton intelligence et sa pensée…
Si-Hassan-ben-Ali, survenu parmi nos discours, s’avançait souriant et désinvolte. Ce beau garçon de trente ans serait sympathique s’il avait le regard moins faux, ou plutôt moins mystérieux… Si-Hassan regarde en face : mais derrière ses prunelles brillantes existe le « rideau » dont parlait le vieux taleb — et oncques comparaison ne fut plus vraie que cette figure de rhétorique au goût musulman.
— Ya Sidi ! sois avec le bien ! Si tu te sens mieux, je suis mieux. Mon âme se réjouit de l’allégresse de la tienne ! Que la bénédiction descende sur toi !
En fait, Si-Hassan-ben-Ali, avec de savants regrets, venait m’annoncer une nouvelle, — une nouvelle, selon son dire, lamentable. De quelques jours, à cause d’occupations religieuses, les Djazerti ne pourraient me faire, — se verraient privés de me faire, — auraient le désespoir d’être enrayés dans leur ardeur de me faire leur visite accoutumée. Allah le savait ! Ces personnages sanctifiés ne se dispensaient que par la plus cruelle force, d’un devoir si agréable ! si salutaire pour leur esprit ! si réconfortant pour leur cœur !…
Je ne m’y trompe pas : le réel motif de cette subite abstention, d’une part, et ce que me débitaient, d’autre part, Si-Hassan et sa « langue douce », n’ont pas un atome de rapport ensemble. Peut-être se sera-t-il produit quelque incident. Peut-être là-bas, vers le Tchad, le maître actuel de L’« Ordre », le chériff Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti, arrière-petit-fils de l’Illustre, n’a-t-il pas reçu de nos chefs militaires l’accueil qu’il espérait. En ce cas, ce serait grave. Mais peut-être aussi, tout simplement, mon fauteuil rouge est-il la cause de ce changement de programme. Ceci n’aurait rien d’étonnant pour qui connaît un peu l’impressionnabilité de l’Arabe. Son humeur tourne au moindre frisson d’amour-propre qu’il croit ressentir. Et quelle importance disproportionnée n’ont pas pour ses yeux les questions de forme, la crainte de paraître ridicule, tout ce qui touche à la vanité ! Par exemple : serais-je assis dans ce fauteuil ? les pieds posant à terre ou les jambes allongées ? en ces cas divers, les Djazerti s’assoiraient-ils autour de moi ? et où ? et comment ? Il n’en fallait pas davantage, à la rigueur, pour se tenir à l’écart momentanément, et pour forger une histoire aussi compliquée, diffuse, polie et menteuse que l’est, le fut et le sera toute politique d’Islam…
Mais laissons repartir Si-Hassan-ben-Ali, qui, du reste, avait rempli sa mission de façon très élégante.
Ses deux sous-khodjah le suivirent, blancs, dignes et muets. Enfin les voilà disparus… Vite je quittai ma cathèdre rouge. Aurais-je pu supposer qu’avec joie je retrouverais le tapis marocain dont j’avais dit pis que pendre, et mes durs petits coussins de laine ? Ah ! s’allonger — se tenir coi — trouver près de sa main les chères faïences du sol — voir loin au-dessus de sa tête les parallèles poutres vertes ! — Plaisir jadis méconnu que j’ai voluptueusement goûté : el kessel kif el aassel, — l’inertie est pareille au miel…
A ce miel de ma sensation, Si-Kaddour joignit sans retard l’onction de ses paroles : il se rappelait trop bien n’avoir pas achevé son discours. Et l’affectueux bourdonnement de sa vieille voix de taleb berça l’envie de dormir qui pesait sur mes paupières lasses.
— Tu m’entends, ô Sidi ?
— Oui, oui…
— Je te disais donc, Sidi, que le Vénéré Sidi-Bou-Saad, quand il sentit le terme venir, voulut auparavant donner aux peuples la meilleure règle de la Voie. Il quitta Mozafrane, porté par une chamelle blanche, aussi blanche que la mule Doldol. Il s’en alla vers le Midi, vers le Septentrion, et vers l’Occident, et vers l’Orient, prêchant le bien à tous les hommes. Il leur répétait sa maxime : « Couche-toi avec du chagrin plutôt qu’avec du repentir. » Et il leur enseignait aussi les sept degrés de la fena. Tu m’entends toujours, ô Sidi ?
— Oui… oui…
— Et voilà qu’un jour Sidi-Bou-Saad, dans un pays distant, rendit son souffle à l’ange Azraïl. Alors ses disciples lièrent son corps sur la chamelle blanche. Et la chamelle blanche marcha seule, à travers les rocs, à travers les dunes, jusqu’à ce qu’elle eût retrouvé l’oasis de Mozafrane. Et parvenue près de la fontaine… Tu m’interromps, Sidi ?
— N… non…
— Parvenue près de la miraculeuse fontaine du salut (Aïn-Selam), la chamelle s’agenouilla, et les liens liant le corps du Saint se délièrent d’eux-mêmes. Et le Saint glissa à terre comme s’il eût été encore vivant. Ses enfants, qui l’attendaient pleins d’anxiété et de douleur, crurent obéir à son vœu en l’ensevelissant près de la source. Mais — écoute, ô Sidi ! écoute ! — la nuit d’ensuite, sans le secours d’aucune main profane, le corps se transporta plus loin, vers le grand tas de pierres dont je t’ai parlé… Écoute, écoute !… Et les pierres, dans la même nuit, vinrent une à une, ô miracle ! former au-dessus du corps un riche tombeau, puis au-dessus du tombeau une mosquée, puis au-dessus de la mosquée un dôme (cette superbe koubba qui se trouve au milieu des bâtiments où tu respires). — Et les fils et les disciples du divin Sidi-Bou-Saad s’établirent dans l’oasis, et construisirent ce palais, ces cours, ces écuries, ce mur d’enceinte aux rondes tours blanches… Ya Sidi ! le Dieu Unique, Clément et Miséricordieux a permis toutes ces choses ! Il est le plus grand ! Allah aekbar !
Saisi d’une sorte de délire, le taleb récita, gesticula, tel Élie prophétisant :
« Allah est le premier et le dernier, le présent et le caché !
« Il n’oublie pas, ne dort pas, ne rêve pas !
« Quand il veut une chose, elle est. Quand il ne la veut pas, elle n’est pas. Il est le puissant de sa volonté ! »
Moi, pauvre humain, je dormais, je dormais… Et j’entendais… Mais le moudden, là-haut, sur la koubba, chantait la prière des crépuscules — et je ne savais plus du tout si la voix du vieil enthousiaste, ou la sienne, modulait les notes pénétrantes qui descendaient jusqu’à moi comme une oraison d’ange gardien :
« Venez à la prière !… Venez au salut !… Dieu est le plus grand !… Allah aekbar !… »