Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
XVI
5 octobre.
Un signe important :
Le somptueux et barbare rôti, ce mouton qu’on me sert chaque soir, a été remplacé hier par un simple couscouss aux abricots secs.
Chez l’Arabe, chez l’Oriental, pareil changement d’habitudes est plus significatif qu’un Français de France ne saurait l’admettre. Cela équivaut (comparé, je suppose, aux habitudes parisiennes du siècle passé) à me faire soudain manger à l’office. C’est une ouverte déclaration de guerre — au moins d’hostilités.
J’ignorais qu’une jambe cassée pût mettre en une situation si désagréable, si odieuse. Et je donnerais mon autre jambe (pour ce à quoi elle me sert !) afin d’apprendre la raison de ces procédés, humiliants surtout parce qu’ils veulent l’être.
Quand tout cela va-t-il finir ?
J’ai dû scandaliser toute la journée Si-Kaddour par un redoublement de distraction. Il est toujours triste, mon pauvre taleb, et je lui cause bien du souci. Ses inquiétudes secrètes diminuent sa verve coutumière : à peine s’il a discouru, pendant notre promenade aux cultures, sur les mérites des Djazerti.
— Hélas, Sidi, notre premier père fut créé de terre vile… soupire-t-il entre deux versets, accablé sous le poids moral des vices de l’humanité.
Et, pour me le démontrer, il reprend son énergie. Il me débite une pieuse anecdote où Jésus-Christ (Notre-Seigneur Aïssa, le nomment les Arabes) se trouve placé au premier plan — comme il est du reste au premier rang dans les formules que crie le moudden, chaque veille de fête, au minaret des mosquées musulmanes — comme il sera au premier trône le jour du Jugement final, quand il départagera les bons des mauvais avant de remonter au Ciel et d’y recevoir, pour son harem, onze mille épouses : telle est la tradition du peuple d’Islam.
— Ya Sidi, me pria Si-Kaddour, que ton intelligence supérieure veuille s’ouvrir à mon récit. Un matin, Sidna-Aïssa, Souffle de Dieu, fils du Souffle et de la Vierge Méryem, s’en allait à Jérusalem quand cheminant il fit rencontre d’un marchand. Et ce marchand conduisait quatre mules pesamment chargées…
Nous arrivions près de l’endroit que j’aime, rival de ma tonnelle. C’est un coin délicieux, un fouillis de vignes, d’arbrisseaux, un éden parmi l’oasis fraîche. On oublie que si près règne le Désert de mort et de sécheresse. Des lianes vertes montent jusqu’au faîte de peupliers aux ramures blanches ; des palmiers géants s’élancent du sol par groupes compacts, en souplesses inattendues, tandis que l’eau fécondante court rapide, à petit babillement léger.
Je fis faire halte ; installer mon fauteuil, dérouler le tapis. Mais cela n’interrompait point Si-Kaddour ni sa légende.
— Par Allah, que sont ces marchandises ? demanda Sidna-Aïssa. — De l’excellent, dit le marchand. — Mais encore, que porte ta première mule ? — Des vols et des fraudes, Sidi. — Malédiction dessus ! s’écria Sidna-Aïssa ; mais qui t’en achètera ? — Les commerçants. — Et que porte la seconde mule ? — Des ruses, des perfidies et des trahisons, Sidi. — Malédiction ! qui t’en achètera ? — Les femmes. — Et que porte ta troisième mule ? — Des envies et des rivalités, Sidi. — Malédiction ! qui t’en achètera ? — Les savants. — Et la quatrième mule ? — Elle est chargée, bien chargée d’injustices, de prévarications, de tyrannies, Sidi. — Malédiction, malédiction ! qui t’en achètera ? — Les gouvernements et ceux qui détiennent la moindre parcelle de gouvernement. — Alors Sidna-Aïssa déchira sa gandoura blanche, en criant : « Malheur, malheur ! malheur sur le monde, malheur sur les hommes, malheur sur tous ! Tu n’es pas un vrai marchand, tu es le diable, le Chitane, le chassé du Ciel, Satan le Lapidé ! Va-t’en ! au nom d’Allah Tout-Puissant, je te maudis ! » — Et le Chitane s’en alla, Sidi, avec ses quatre mules, boitant et marmottant : — « Le péché attire les mortels comme le miel attire les fourmis. Maudis-moi, Aïssa, cela ne m’empêchera pas de gagner ni de vendre… »
Le bon Si-Kaddour, en guise de pause, soupira plus fort.
— Il vend toujours, le Chitane, Sidi… Il vend toujours de sa quatrième charge…
Et je connus ainsi que le taleb songeait, narrant cette légende, aux intrigues de Si-Hassan-ben-Ali le rusé ; et aux événements extérieurs (ceux qu’on me cache) ; et à ces mystérieuses politiques par quoi l’Afrique espère diviser l’Europe, puis rejeter l’infidèle au delà du bleu de la mer…
— Ya Sidi !… chuchota Bou-Haousse.
C’était bien plus tard, dans la chambre aux poutrelles, vers l’heure de mon coucher.
Il profitait d’un moment où le taleb avait pris congé et où Barka s’attardait à ne rien faire, n’importe où.
— Ya Sidi, tu es mon père ! Donne à ton fils la montre aimantée !
Je lui avais promis, s’il m’apportait des renseignements intéressants sur les secrets qui nous entourent, une boussole de nickel qu’il envie démesurément.
— Ya Sidi, ton fils va te plaire par toutes les grandes nouvelles qu’il a recueillies pour toi avec une peine incroyable. Écoute, parlons bas, Sidi.
Il affecte une voix étranglée, pleine d’effroi. Et ses chuchotements sont optimistes néanmoins :
— Les cavaliers ensanglantés que ton œil a reconnus n’étaient que de paisibles porteurs de messages, très amis du Seigneur, très honnêtes gens. Ils avaient été attaqués l’autre nuit, là-bas au sud de Mozafrane, par un rezzou.
Histoire à dormir debout si je n’avais été allongé. Aurait-on fait, à la zaouïa, un tel mystère d’un événement tout ordinaire ? Un rezzou — autrement dit un parti de pillards courant l’Erg et le Sahara, enlevant les troupeaux, ravageant les campements, dévalisant les convois quand ceux-ci ne sont pas en force… Il circule de ces bandes un peu partout. C’est la plaie de la région, avec les scorpions et les mouches.
— Et quant au souci qui ride le front des Djazerti (Allah veuille les bénir tous), tu n’as rien à en craindre, Sidi. Ton fils s’en porte garant ! Il s’agit de choses de gouvernements, de désaccords lointains, lointains, lointains…
— Qui t’a appris cela ?
— Ya Sidi, ne prends pas avec ton fils ce visage courroucé. Je suis ton serviteur ; je suis la plume de tes ailes. On ne m’a rien appris, Sidi. Seulement le chaouch de l’Oukil a fait quelques petites réflexions, en mangeant le couscouss hier chez le neveu du frère d’un des askers (gardes armés), un homme de bien que tu as vu, Sidi, un nommé Tahar-ben-Brahim, un cavalier très distingué, tout à fait remarquable, qui se trouve être le cousin du mari d’une nièce de la sœur du beau-frère de mon oncle Bou-Guettal. Et de la sorte nous sommes proches parents, comme tu vois, Sidi.
Cette parenté — qu’on n’en rie pas — me parut très solide pour le pays. Dans mes déplacements au Désert, je suis rarement arrivé à quelque parage habité sans que mes sokhrars et mes hommes d’escorte n’y trouvent des liens analogues dont ma curiosité provoquait « l’explication », la nomenclature des anneaux fantaisistes formant ces chaînons épars, subitement ressoudés.
Tout en arrangeant mes oreillers, je suggérai à Bou-Haousse de questionner le lendemain ce parent, si toutefois lui-même souhaitait obtenir la boussole. J’y joignis, afin de fouetter son zèle, l’appât prestigieux d’un douro. Et ma chambre, lumières éteintes, retomba au silence des nuits… Le clair de lune entrait par les grilles de la fenêtre, jetant sur les faïences claires un rectangle lumineux. Les poutrelles qui semblaient noires barraient le plafond blanc de leurs raies symétriques, que je comptais et recomptais pour essayer de m’hypnotiser.
C’était la prière d’aâcha, celle qui demande au Seigneur un refuge contre des hommes et contre la méchanceté de celui qui souffle le mal, qui suggère les mauvaises pensées, puis se dérobe.
Le chant du moudden, le chant si suave, le chant si doux, m’arrivait avec le frisselis des eaux légères et murmurantes. Et le repos de Bou-Haousse, ce surprenant sommeil arabe sans mouvement, sans un souffle, était à côté de moi. Je me remémorai ces paroles du vieux Si-Kaddour : « De chez nous peut sortir la guerre : mais la paix seule y doit régner… »
Paix apparente, trompeuse, berçante… C’est de cette paix que la menace s’en va, de temps à autre, sur les confins divers du monde musulman. C’est d’ici, ou de zaouïas semblables, que furent soutenues les extraordinaires résistances de Rabah, et, moins loin d’aujourd’hui, que fut fomentée l’insurrection du Zaccar. Et les petites ou grandes embûches : touristes menacés, explorateurs trompés, et nos sentinelles abattues d’une balle traîtresse, et nos officiers assassinés par leurs propres gens… — tant de faits connus, tant d’inconnus (bien davantage), ordres donnés par les chériffs à travers l’Afrique, action de leurs émissaires qui relient, de proche en proche, Tombouktou à la Mecque et Marrakesch à Zanzibar…
Et, pour impressionner les masses, l’annonce, l’attente perpétuelle de ce « Maître de l’Heure » promis aux croyants, celui qui balaiera de la terre tout ce qui n’est pas Islam — fantôme et fantoche qu’on crée, qu’on supprime, selon les intrigues ou le besoin, et dont on prépare l’arrivée grâce à des prophéties puériles : « Il vous viendra un Rebbis ayant un sabre, un beurnouss vert et des dents blanches »… Or, tout Arabe a les dents blanches, ce qui permet d’envoyer quiconque, dupeur ou dupe — et permet aussi de le facilement renier…
Et au nom d’Allah, du sang coule.
« De chez nous peut sortir la guerre, mais la paix seule y doit régner. »
A force de méditer — je préférerais : divaguer, comme plus modeste — je m’étais endormi. Je rêvais depuis longtemps, j’imagine, quand je fus réveillé soudain par le frôlement d’une main sur ma couverture et par le murmure presque indiscernable d’un appel :
— Ya Sidi…
Voilà… Vous croyez tout de suite à je ne sais quelle aventure. Mais il ne s’agissait ici que de Bou-Haousse. Et telle est ma bonne, mon excellente opinion de lui, que machinalement je saisis mon revolver dès que j’eus repéré son visage, un peu trop près du mien.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ya Sidi ! je suis ton enfant ! Je suis ton esclave, je suis la semelle de tes souliers !
Je me crus d’abord devenu la proie d’un cauchemar. En bas le ruisseau d’eau fraîche gazouillait toujours sa chanson. Mais sur les faïences claires le rectangle de lune avait disparu ; il baignait maintenant de sa lueur bleuâtre les nacres du bahut de Smyrne. Et parmi le bois de cèdre, les petites plaques opalines brillaient d’un éclat magique, surnaturel.
— C’est trop fort ! Enfin, que veux-tu ?
Il ne se démontait pas ; agenouillé au bord de mon tapis, il avait l’air, dans la demi-ombre, de me réciter des oraisons. Je déposai mon revolver et ne m’armai plus que de patience.
— Ya Sidi ! Que Dieu protège tes jours ! Tu me dis : va, et je vais. Je suis la flèche que lance ta main ! Et je reviens à mon maître. Grâce à ton fils, tu sais tout : les nouvelles t’arrivent par moi, aussi naturellement que les fleuves vont à la mer !…
L’énigme commençait à devenir moins confuse :
— Tu as questionné ce parent ? Mais quand ? Il fait nuit.
Bou-Haousse fit l’indigné :
— Ya Sidi ! M’estimes-tu donc un sot ? Ou une femme ? Est-ce que le chacal attend le jour pour chasser ? Ce n’est pas un parent que j’ai questionné, Sidi, c’est une parenté tout entière. Et même il m’en a coûté beaucoup de tasses de thé, Sidi, dont ton serviteur a réchauffé le cœur des honnêtes gens qui parlaient à cause de toi…
Jamais je ne saurai si mon jugement n’est pas téméraire ; mais je parierais cependant, sans hésiter : 1o que Bou-Haousse n’a pas offert cette nuit la moindre tasse de thé, dans les gourbis où, moyennant un sourdi, se réchauffe la garde nocturne, car : 2o il n’a point quitté ma chambre. Son parent de fantaisie dort auprès de l’une de ses femmes ; il ne l’aurait pas dérangé. Et pareille enquête, d’ailleurs, même menée par un guide, ne se fait pas en une heure. Le rayon de lune me sert d’horloge : il n’y a pas loin des pâles faïences au tout proche bahut nacré.
Qu’importe ?… Bou-Faousse se décide à mettre dehors ce qu’il gardait dans son sac, et préfère nommer son aveu : confidences de parenté.
— Ya Sidi ! Écoute ton fils. L’heure est favorable. Allah soit loué qui nous l’accorde ! Il est au-dessus de tout !
Je l’aurais battu avec joie.
— Ya Sidi, je te dis la chose : ce qui peine les Djazerti, ce qui les afflige contre toi, c’est que s’est ouverte une grande querelle entre le sultan de Stamboul et le baïlek[8] de ton pays. L’envoyé de ton pays a déchiré la carta qu’il avait pour le sultan. Il est retourné dans ta France… On dit même qu’il a été chassé de Stamboul (excuse-moi, Sidi) par le sultan magnanime… Voilà ce qu’on dit… Ce sont les paroles des hommes : Dieu seul voit tout et connaît tout. Et l’on affirme aussi qu’il va y avoir la guerre sainte, et que tous les Français, les Italiens, les Espagnols, et les autres Roumis, seront rejetés de la terre d’Islam par le sabre et le fusil.
[8] Gouvernement.
Dans cette pénombre où nous étions, il guettait sur mes traits l’effet d’un tel rapport, prêt à louvoyer, selon le vent, dans un sens ou dans l’autre.
— Pardonne, ô Sidi, le zèle de ton serviteur !
Je pense avoir conservé un masque indifférent. Mais on ignore de quelle finesse sauvage, de quel flair instinctif sont remplis ces fils du Désert. Celui-ci m’examinait, tandis que je me demandais quelle proportion de vérité pouvait bien contenir son récit baroque…
Il y a toujours un petit fond réel derrière l’outrance et le mensonge des nouvelles sahariennes — très petit parfois : mais il est. La transmission verbale des faits vole de sables en sables, avec une rapidité prodigieuse, ayant seulement ce défaut de les modeler, de les agrémenter, d’y joindre mille amplifications. Elle fabrique souvent ainsi des monstres de baudruche affreux, terrorisants, qu’aucune épingle ne crève, et dont la vie dure plus longtemps que celle d’animaux de chair et d’os.
— Ya Sidi ! Tu es mon père ! Par la bénédiction de ta tête chérie, tu ne refuseras pas plus longtemps à ton enfant la boussole et le douro !…
Son ton plaintif fendait l’âme. Pour me débarrasser de lui je m’exécutai, je cherchai dans l’obscurité le douro, je cherchai la boussole. Et je songeais… Les Djazerti ne reconnaissent pas l’autorité politique du sultan et à peine sa compétence religieuse — mais néanmoins tous les fidèles de cette loi fanatique tiennent ensemble. Leurs regards convergent sans cesse vers un point qui les unit. Et pour parodier un mot célèbre, l’Islam est un bloc.
— Ya Sidi !!
C’était le remerciement. Par la bouche de ce fripon, Allah fut sommé violemment d’augmenter mon bonheur, et ma connaissance du bien, et plusieurs autres de mes vertus encore. Et comme je sommais à mon tour Bou-Haousse d’avoir à se recoucher, puis à me laisser tranquille, il conclut par cette assertion :
— Ya Sidi, crois-moi : les Djazerti sont des saints (que le Seigneur protège leur baraka divine !). Ils ont la justice de Salomon. Ils ne te feront point de mal, puisque tu t’appelles leur hôte et que tu as mangé leur sel.
J’espérais la séance terminée. Il se pencha vers moi encore, retombé aux chuchotements mystérieux :
— Ya Sidi ! par le salut des tiens, ne confie à personne ce que moi, ton serviteur, je t’ai confié. Car ici la langue peut couper la tête !
Et ses doigts dessinaient sur sa nuque, en silhouette devant le clair de lune, un geste de guillotine qui me parut mal réconfortant…