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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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XVIII

9 octobre.

Depuis que me revoici persona grata — mieux, gratissima — je reçois visites sur visites. Même la masse des talebs (plus correctement au pluriel tolba), même les fonctionnaires secondaires ont voulu me présenter leurs respects. Et j’ai subi jusqu’aux politesses des trois mokaddèmes, ceux qui l’autre jour apportèrent la lettre du grand chériff. Or, j’ai pris tout récemment les mokaddèmes en horreur ; j’essayai d’éviter la corvée. Mais ils sont arrivés, quasi dès l’aurore, me relancer jusque dans ma chambre aux poutrelles vertes. Ils sont restés longtemps, longtemps, de tasse de thé en tasse de thé, pour tromper, je crois, leur ennui : car ils doivent s’ennuyer, étant personnellement d’assez ennuyeux bonshommes…

— Ya Sidi, par la bénédiction de Sidi-Bou-Saad, aucun Roumi que nous ayons vu ne peut t’être comparé ! Daigne jeter tes yeux savants sur notre idjeza !

L’idjeza, je l’ai déjà noté, je crois, c’est le diplôme mystique, généralement en forme de lettre générale, de « pastorale » adressée par le cheikh suprême aux fidèles khouan. C’est l’investiture du mokaddème, sa force et sa puissance.

— Daigne jeter tes yeux savants sur notre idjeza !

Si-Kaddour venait justement d’entrer chez moi, avec ses lunettes. Il y eut un échange, un assaut de louanges entre les mokaddèmes et lui. Puis il réclama l’honneur de me lire ce parchemin, tiré d’un étui d’argent doublé de cuir rouge. Les bords de la feuille étaient jaunis, voire salis. Les majuscules peintes s’effaçaient. Rien n’y manquait de l’aspect du plus vénérable grimoire — et cependant, d’après la date musulmane — année 1317 — il n’est pas bien vieux. Cela correspond à 1901 de notre comput.

Et j’écoutais le taleb déchiffrer cette prose dithyrambique, — éloges du mokaddème, éloges de la confrérie, éloges du cheikh avant tout, du Maître des Maîtres, du Pôle incomparable Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti — unique communication entre le pouvoir d’en haut et les humbles âmes d’en bas. Car si beaucoup viennent à la zaouïa pour contempler les traits du chériff, combien de fidèles obscurs qui travaillent pour lui, qui se dépouillent de leurs biens même, n’auront jamais de lui que les mots de cette circulaire, épelés par le mokaddème aux réunions de fidèles lors des lointaines tournées ? Et ces pauvres gens baiseront ce parchemin — c’est pour cela qu’il est si malpropre. — Ignorants, ils regarderont comme un petit lambeau du ciel ce grimoire de plus en plus confus, et ce sceau de Sid’Amar presque effacé…

— O Sidi Mokaddème, s’écrie mon vieux Si-Kaddour, le bonheur est ineffable de porter aux khouan la Parole des Saints, et de leur ouvrir la Voie divine que le Sublime Sidi-Bou-Saad a tracée !

Tous, le taleb et les trois autres, roulent des yeux béats :

— Demeurer purs dans la Voie, et y progresser, tout est là. Le reste n’est qu’un excrément de sauterelle !

— Par la Mecque et Médine, c’est vrai !

Mais ils songent tout à coup qu’ils se trouvent chez moi. Ils délaissent la Voie. Ils m’aspergent de la rosée des éloges qui m’exaspèrent.

— Ya Sidi, ton esprit est vaste comme le ciel. Tu comprends les choses avant qu’on ne les explique. Par Allah, tu es homme immense !

En tous cas, immense était mon désir de les mettre dehors…


Et dès qu’ils y furent (de bon gré toutefois), je partis à la promenade. Mais je songeais encore à ces assommants mokaddèmes en passant devant les noirs repaires de la huitième cour, vouée aux industries du métal, à la sellerie, — à tout ce que nécessitent l’armement et la gloriole d’une garde considérable et les besoins de pèlerins, bien plus nombreux, s’en retournant si loin…

Et j’y songeais toujours, malgré moi, en arrivant près des pèlerins mêmes, sur la place des Caravanes. La largeur de mon fauteuil, peu idoine à celle des ruelles, m’oblige chaque jour à traverser ce grand espace plein de chaude poussière, ouvert sur un de ses quatre côtés, — la seule cour de la zaouïa qui ne paraisse point recueillie, ou familialement gaie. Et cependant, ceux qui descendent là (généralement des marchands enrichis) sont de pieux khouan. Ils comptent trouver aux saints tombeaux la joie mystique absolue, c’est-à-dire l’Introuvable : et l’attente de ce bonheur proche fait vibrer dans leurs regards une suprême volupté d’espoir… soutenue par l’ivresse tout arabe, si belle en somme, de donner et de se donner.

Mon taleb aime à s’attarder parmi ce flot sans cesse arrivant de bons vouloirs, de croyances et de richesses. Il regarde approcher au pied de la dune blonde, qui rosit sous le soleil, les files de chameaux égrenés comme les perles d’un chapelet noir. Et c’est bien un chapelet de cadeaux et de prières, d’hommages et de dévouements. Il est multiple ; il rayonne sur divers points. Il rattache au reste du monde ce Mozafrane bâti dans les sables… Les biens matériels arrivent par lui. Et par lui s’en retournent les biens spirituels : souvenirs d’extase, lettres pour les chefs, mandements (risala) pour les fidèles qui ne purent venir, — trésors nous paraissant duperie, et ne l’étant pas vraiment, puisqu’ils versent dans des âmes frustes quelques gouttes d’eau délicieuse, un idéal selon leurs goûts, le rêve des actions sanglantes et la suprême illusion des Paradis entrevus.

Mes mokaddèmes de ce matin, — toujours, toujours eux ! — s’agitaient à travers la place des Caravanes. Ils étourdissaient de paroles certains pèlerins de marque, qui sont déçus de ne point trouver ici le grand chériff, le détenteur de la bénédiction, de la baraka djazertique.

Le rôle de ces mokaddèmes est vraiment important — malgré mon mauvais vouloir, je m’en rends compte. Leurs semblables, nombreux à travers le monde musulman (et dont beaucoup sont fixés parmi les populations groupées), jouent de surplus un rôle social, — principalement aux pays roumis. Nous n’avons pas su voir cela chez nous… Nous avons enlevé à nos douars, en Algérie, la justice selon le code arabe. Alors, chaque fois qu’il le peut, notre indigène prend secrètement comme arbitre le mokaddème de son « Ordre », non seulement dans les différends de justice civile, mais dans une foule de cas criminels, inconnus de notre police. Combien de fois un meurtre dénommé mort naturelle n’est-il pas ainsi puni et réglé, en dehors de nous, par l’ancien tarif de la dia, les cent chameaux pour la vie d’un homme, le prix du sang fixé au Koran, — tarif qui d’ailleurs se hausse ou se baisse suivant les fortunes, suivant les tribus…

Mais cependant, ma conviction de leur importance n’allait pas jusqu’à me rendre sympathiques les trois messagers. Je préférai voir plus loin des trafiquants qui faisaient halte, une caravane de commerce allant du Caire à Tombouktou, et que protège pour l’instant une escorte de Touareg aux sombres voiles… Ces honorables pirates, garants moyennant redevance de la sécurité toute relative des marchandises et des marchands, étaient allés prendre à Mourzouk ce gros convoi. Quinze cents chameaux ! Les bêtes, agenouillées, rugissaient leur singulier cri. Plusieurs se relevaient, çà et là, d’une saccade, puis s’échappaient, allongeant leurs grandes pattes au sabot spongieux, qui se pose mollement sur le sol.

— Tu les entends jusque dans la plaine, Sidi ! m’instruisait Barka. Et les autres également, ceux pour montures. Il y a là de belles marchandises ! Le roi Salomon lui-même ne saurait les dénombrer.

Et Barka s’exaltait, hilare — à ce point qu’il poussait tout de travers mon fauteuil. Le taleb, sous ses lunettes, surveillait d’un air dégoûté les faits et gestes des hommes armés de lances, si bizarrement hiératiques en leurs draperies de coton bleu noir.

— O Si-Kaddour !

— Plaît-il, Sidi ? Que ta haute bonté m’excuse…

— Si-Kaddour, ces Touareg sont-ils donc Djazertïa ? En voici là-bas qui baisent l’épaule du grand Oukil.

Je criais cette question, heureux encore de pouvoir me faire comprendre parmi le vacarme indicible des dromadaires, bêtes tapageuses s’il en fut. Et Si-Kaddour aussi me cria sa réponse (négligemment, d’ailleurs, puisque cette caravane-là n’était point d’offrandes pour la zaouïa).

— Les Touareg, Sidi, ces « gens du voile », se disent nos fidèles un jour et non pas le lendemain, selon leurs intérêts ou leur caprice. Il arrive que nous pouvons les employer, les jeter contre nos ennemis, puis à d’autres périodes ils nous désobéissent et nous narguent. Famille de Chitanes !… Ils ont été chrétiens autrefois, Sidi : mais ce devaient être de bien mauvais chrétiens. Nos khalifes les firent sept fois musulmans. Entre chaque conversion, ils redevenaient autre chose, païens, idolâtres même. Parfois, aujourd’hui, ils s’en vont à la Mecque, les misérables, ils affectent des mines croyantes ; cependant — ma bouche hésite à raconter ce sacrilège — ils se plaisent, Sidi, à souiller d’excréments les saints souvenirs !…

Ici (hasard ou indignation ?) les tonitruances des chameaux redoublèrent. Si-Kaddour ne put ajouter qu’une petite phrase entre deux éclats :

— Les Touareg sont trop heureux, vois-tu, Sidi, de recevoir de nous le cousscouss et le gîte, et de nous confier leur argent qu’ils reprendront au retour, le sauvegardant ainsi des mauvais coups. Ils ont foi en notre probité. Ah, ah, ah, ah !… Ces mécréants, malgré leurs attaques fréquentes de nos troupeaux, daignent nous regarder comme probes, ah, ah, ah ah !… comme incapables de nous rembourser nous-mêmes sur leurs douros

— Mais ils vous donnent la ziara, pourtant, taleb.

— Excuse, ô Sidi, si je ne puis qu’en rire. Une ziara superbe !… du millet sauvage !… un chameau galeux qui ne peut plus marcher ! une lance qui ne vibre pas, et dont ils ne savent que faire !… Belle ziara, ah, ah, ah, ah !

La voix du vieux devenait rauque, et d’ironie et d’enrouement. J’ai laissé ce brave homme retrouver ses mokaddèmes, se joindre là-bas, dans les angles pieux, à leurs bons conseils, persuader aux gros pèlerins (les vrais, les généreux) d’attendre à Mozafrane le retour de Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-el-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti, le grand chériff sublime et vénéré. Puis, grondant Bou-Haousse, gourmandant Barka qui ne pouvaient se décider à tourner mon véhicule dans la direction commandée, je suis rentré chez moi — pourquoi ? — de très mauvaise humeur.

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