Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
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L’EXTASE
J’ai développé ce sujet au cours de l’ouvrage dont ces notes ne sont qu’un corollaire.
C’est en somme — que l’on n’en doute point — une crise de nerfs, provoquée par une tension de volonté éperdue. C’est une auto-suggestion, aidée d’une sorte d’hypnose qu’amène la répétition du nom d’Allah, pendant des heures de jour et de nuit, et qu’augmentent quelquefois les hallucinations du jeûne. Puis c’est un cri délirant : Lui ! Lui ! — appel vers la sensation inéprouvable, supplications sanglotantes qui ne parviennent pas toujours à franchir les diverses barrières séparant l’homme, créature d’argile, du parfait anéantissement, de la complète fusion dans le sein du Tout-Puissant.
Et quand ces barrières s’ouvrent enfin, l’une après l’autre, l’âme occupe progressivement un nouveau « degré » de l’extase jusqu’à la fena complète, en passant par le them ou prostration. Ajouterai-je que le nombre de ces degrés varie, et leur nom, et les cris d’appel à Dieu, et les moyens d’arriver au bonheur incomparable ? Une seule théorie réellement commune à tous les mystiques me semble celle du nefs, esprit humain qui ne tient ni du corps ni de l’âme : forme, lumière, émanation propre à souffrir, à adorer, à jouir, et dont l’extériorisation se cherche par le vouloir — je dirai par un vouloir qui farouchement s’annihile, et qui met toute sa puissance à se détruire soi-même pour renaître plus fort dans le nefs, sous la forme de supérieure volupté… Et ceci rappelle un peu la méthode — européenne aujourd’hui — de l’extériorisation du corps astral.
« Je sens quelque chose qui sort de moi sans me quitter complètement. » — « Je sens la forme de mon corps à côté de moi. » Telles sont les phases que j’ai recueillies le plus souvent, quand les circonstances m’ont permis d’interroger des khouan sahariens. Ces circonstances sont assez rares. Les uns s’offusquent aux questions. Les autres se taisent. Certains sont trop simples pour pouvoir bien exprimer ce qu’ils ont ressenti. Plusieurs, trop habiles, seraient charmés de fournir (sciemment) des indications erronées.
La fièvre palustre saharienne, qui porte en arabe le nom de them comme un des degrés de l’extase, amène aussi la sensation d’extériorisation. J’en ai mon propre témoignage, et peut-être ce qu’on éprouva soi-même est-il ce qu’on reste le mieux en droit d’affirmer. Cet appoint morbide aux phénomènes de l’extase en expliquerait tout ensemble et la fréquence et la bonne foi — car si les Arabes sont moins ravagés que nos soldats par le paludisme, ils le sont encore assez pour s’affaiblir cependant, et pour se « détraquer ».
Quoi qu’il en soit (et sauf en certains vieux ascètes chez qui la crise prend l’apparence cataleptique), l’extase musulmane saharienne se produit sous une forme sensuelle, allant du spasme doux et prolongé à la fureur érotique épileptiforme, selon les natures et les jours — selon, aussi, les procédés employés pour l’obtenir ; car chez la plèbe vulgaire la pure adoration d’Allah ne suffit pas. Les adjuvants à la piété sont tolérés, nombreux et variés : danse frénétique des Aïssaoua ; fumée du kief stupéfiant ; balancements des Derkaouas, hurlements et tournoiements[43] de quelques ordres de basse mysticité. Et ce sont alors des désordres sur lesquels il est séant de jeter un voile…
[43] Ces dernières manœuvres sont extrêmement rares au Sahara, où les importèrent sans grand succès des khouan de Turquie ou d’Asie Mineure.
La plus spontanée, la plus rapidement obtenue d’entre ces extases est celle qui vient aux fidèles par le contact des saints tombeaux. Mais cette promptitude apparente résulte, je le répète, d’une longue auto-suggestion, d’une « certitude » que là, et non ailleurs, sera goûté le délire terrestre et super-terrestre, le brisant avant-propos des voluptés du Paradis, l’écroulement délicieux de toutes les forces spirituelles et sensuelles dans un gouffre de félicité.