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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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XXXIII

10 novembre.

Si-Kaddour ne tient plus en place, et son agitation semble mêlée d’enthousiasme et de chagrin. Demain, m’explique-t-il, demain dans la journée, inch’ Allah, les pèlerins de la caravane d’Agadès seront ici sans encombre. Les estafettes de la zaouïa, qui, montées sur leurs méharas, battent le désert environnant, les ont signalés.

C’est le commencement des arrivées pieuses. C’est le grand pèlerinage annuel indiqué l’autre jour par Si-Hassan-ben-Ali. Et l’on nous annonce également, comme tout proches, les convois de l’Égypte, grossis des khouan de l’Yémen, et ceux des croyants de Stamboul, du Turkestan, d’Asie Mineure.

— O Sidi, tous apportent des dons de ziara, selon leur état et leurs moyens. Les zèles se montrent chauds, ya Sidi ! C’est pourquoi notre reconnaissance est la même, qu’on nous offre un sac d’émeraudes ou sept grains de blé. Quelle joie de voir par foules nos frères, surtout ces nomades sahariens qui seront à beaucoup près les plus nombreux, ces gens simples mais de bonne race puisqu’ils sont issus d’Abraham. La baraka divine va se trouver glorifiée, fortifiée — car c’est l’ensemble des fidèles qui est agréable à Dieu, et non pas un seul !

Oui, heureuses, heureuses nouvelles, quand même dites sur un ton théologique. L’instant approche. Bientôt, demain, après-demain, vont poindre aux horizons les pieuses caravanes d’autres pays, du Borkou, du Soudan, du Maroc par le Touat, de Tripoli, de Kairouan la Tunisienne et du Sahara français. Je sens mon cœur tressaillir à cette idée du départ imminent, de la route vers les terres françaises… Quelques jours encore, et je m’en irai vers le Nord avec les pèlerins Châamba !

Le taleb me regardait d’un certain air mélancolique :

— Ya Sidi, tu vas retourner dans ta France. Que nous deviendrons peu de chose pour ta mémoire et pour ton cœur…

J’essayai de le convaincre de toute ma reconnaissance, mais ce brave homme naïf et candide était sceptique aujourd’hui. Il avait dans les yeux ce regard énigmatique dont l’Arabe effleure les ossements du chemin, les ruines et les tombeaux.

— Ya Sidi, ta justice est incomparable, et ta bonté surpasse celle de Loth. Mais nous serons alors pour toi, que tu le veuilles ou non, le vêtement rejeté, la tente usée, la forêt qui n’a plus de bois. D’ailleurs c’est la loi d’Allah. Il est le Clairvoyant, le Sage : car si tu ne te détaches pas de ce que tu laisses, tu meurs pendant ta vie septante-sept fois cent fois. Tu aimeras là-bas, ô Sidi, ceux de là-bas, dont certains ne t’aimeront pas tant que je t’aurai aimé ; mais ce seront ceux de là-bas, et ton esprit marchera ainsi dans le sentier raisonnable. Notre Vénéré Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti (Dieu éternise sa félicité !) le déclare en son Livre des Lances :

Ton nouvel ami, ô musulman, s’il est près,
Vaut mieux que ton frère s’il est loin.

Tout de même j’étais un peu ému.

— Remarque bien : je ne dis pas amen, Si-Kaddour.

— Excuse-moi donc, ô Sidi, de te blâmer. Par ta tête chérie, et pour le bonheur de ton existence, il faut dire amen…

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