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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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19 septembre.

Revenu à des sentiments plus raisonnables, je pardonne — presque — aux négligents. Je pardonne aussi à la hideur de ce fauteuil depuis qu’une grande pièce de damas le recouvre. Et quand je m’installe entre les bras du monstre, la soie couleur de soleil, brochée d’argent couleur de lune, enveloppe mes laids vêtements de roumi, et jette sur ma triste jambe « le doux éclat de sa splendeur »…

C’est une jouissance que je n’avais pas appréciée, celle de manier, de faire chatoyer les belles étoffes somptueuses. Je « sens » maintenant ce luxe arabe, un peu barbare, des damas et des satins qu’on déploie, telle une nappe, avant de poser sur le sol les chairs fumantes du repas, — et dont on orne le fond de la tente, — et dont on couvre la selle du cheval. Les étendards des fêtes guerrières, des combats où le sang coule, sont faits des mêmes opulentes trames. Et quand le musulman vainqueur cherche la griserie des heures amoureuses, il les trouve encore, ces tissus de lourde souplesse, sous ses doigts crispés. Il les froisse, comme on saccage les grappes de la vigne symbolique, dans l’épithalame — et le glissement de leurs plis bruit comme un léger soupir…


Elle se drape sans doute en ces merveilles tissées, Lella Zorah, « première » épouse du chériff absent, qui m’envoya tout à l’heure, avec des vœux pour ma santé, cette cassolette de benjoin. La résine odorante fume sur les braises dans le petit vase en terre vernie. Sa spirale lente et bleuâtre m’apporte le salut d’une âme secrète, d’une Saharienne de race noble, grande dame du désert, qui doit avoir été très belle et garde encore des traces émouvantes de cette beauté. Du moins je me l’imagine ainsi. Car je n’en verrai jamais, jamais, de celles pour qui les chériffs réservent le nom d’épouses. La fraîcheur de leurs joues délicates, la pâleur de leurs fronts pensifs, le velours de leurs yeux noirs resteront inconnus pour moi, énigme irritante et frôlante que je saurai là tout près, derrière les portes mystérieuses de la zaouïa aux mille détours. Et toutes, compagnes du Maître, et de ses fils, et de ses frères, et de ses principaux disciples, — et les blanches concubines, — et les amantes-esclaves, — toutes, elles me sauront là aussi, roumi démoniaque, dangereux. A travers les fentes des volets ou les meurtrières des murailles, elles me regarderont. Elles chuchoteront. Elles se confieront des choses ingénument indécentes dont elles garderont le secret. Et mon cœur ignorera toujours sa propre vertu, puisque l’épreuve lui sera refusée de lutter contre tant de sourires assemblés.


Or Si-Kaddour, inspiré par le benjoin, m’a lu d’un ton plus que lyrique les promesses de bonheurs futurs, si voluptueusement sensuels, abondants et naïfs, que promet le saint Koran. Et voici que pour assagir probablement mon imagination vagabonde, il me sert un fragment encore :

— La paix est la plus belle récompense qu’Allah réserve aux hommes pieux.

Je m’incline, non vers lui, mais vers la fenêtre, et je riposte :

— Cependant, vous, les Djazertïa, vous faites la guerre.

Pouvais-je croire qu’un vieux taleb se démonte si facilement ? Erreur. Et comme celui-ci ne peut pas nier les incursions, les massacres, les pillages, ni ces traîtrises dont l’une des premières fut l’assassinat de Flatters, Si-Kaddour répond, la voix grave :

— Ya Sidi, de chez nous peut sortir la guerre. Mais la paix seule y doit régner, car c’est une maison de sainteté et de salut qui ressemble aux Jardins Célestes…

Puis feuilletant (troisième reprise) le Livre aux tranches azurées, il déclame lentement en sourdine :

— Écoute, ô Sidi : sourate de l’Événement, versets 24 et 25 : « Au Paradis, les hommes ne verront pas de choses illicites ni de péchés. On n’entendra que les paroles : Paix ! Paix ! »…


Je médite de nouveau dans le silence, en face de ce désert saharien qui n’est pas le nôtre, mais qui, si près du nôtre, lui est pareil. Sur les dunes, l’approche du soir met sa grandiose clarté sereine, sa fulgurante poésie d’or. Je respire auprès de moi le parfum troublant du benjoin et l’odeur un peu fauve des tapis de laine… La paix ?… Est-elle en moi ?… Non, à coup sûr.

Et les minutes passent. Le soleil est parti.

Alors, l’âme tourmentée d’une inquiète défaillance, j’emplis mon cœur du vaste paysage doux et triste où le jour semble s’éteindre sous des cendres de volupté…

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