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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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NOTES
ET
DOCUMENTS

Ces notes documentaires ont paru, plus développées, dans la revue “Minerva”, no de juin et juillet 1902.

(1)
DE QUELQUES ORDRES EXISTANTS

On compte environ quarante-cinq ordres musulmans d’une certaine force, parmi lesquels huit ou dix noms brillent comme des étoiles de première grandeur ; et ces quarante-cinq ordres sont entourés d’une quantité de petites confréries, d’un maraboutisme plus ou moins terne, aussi difficile à reconnaître et à classer que les éléments d’une nébuleuse. Mais la nébuleuse existe pourtant.

A quoi bon tenter ici sa nomenclature fatigante ? Il faut se borner à quelques-uns des titres barbares qui dérivent parfois du nom de la zaouïa-mère, ou de celui d’un objet matériel et symbolique, comme chez les Moukhalïa[12], francs-tireurs du désert, presque disparus aujourd’hui. Mais ils rappellent le plus souvent ce « fondateur », ce saint dont les fils pleins d’orgueil feignent l’humilité dans quelques oraisons publiques :

[12] De moukhala, fusil.

« O Dieu, redresse-moi et permets-moi de redresser ! O Dieu, guide-moi et permets-moi de guider ! »

Mais tant de modestie voulue ne peut cacher l’immense satisfaction d’hommes presque divinisés par l’adoration de leurs disciples — leurs disciples qui n’ont plus, selon le serment, « qu’un morceau de l’âme chériffienne en place de la leur ».

Les chériffs, les soufis… distributeurs des jouissances et possesseurs des volontés : ceux dont les conseils sont doux et les promesses affolantes :

« Approche-toi de ton Maître : comme tu bois près du puits, tu boiras entre ses deux mains l’ivresse divine[13]. »

[13] Instructions de l’« ordre » des Aroussïa-Selamïa.

Ils sont, ces ouali, ces saints, les « marchands de bonheur » que souhaitait l’un des nôtres, esprit délicieux du temps qui s’en va. Contre un peu de viles richesses, ils rendent de la joie présente, des délices immédiates, porte entr’ouverte sur les délices futures qui ne passeront pas.

Ils sont les « donneurs » par excellence, les « dispensateurs ». Ils tiennent au bout de leurs dix doigts tout ce qui touche à la vie et tout ce qui rachète la mort…


Le Nord algérien, tout autant que le Sud, se livre à l’influence des mystiques (il s’agit ici, bien entendu, de l’élément indigène). Mais une seule confrérie très importante a ses zaouïas-mères dans ces régions : celle des Rahmanïa, célèbres par l’ubiquité posthume de leur premier cheikh, dont le corps entier repose dans deux pays à la fois, grand miracle évidemment, et grâce auquel deux maisons directrices se partagent les hautes prérogatives : une près de chaque tombeau.

En dehors des Rahmanïa, nos Arabes septentrionaux prennent leur dikhr tantôt de petites congrégations locales, innombrables dans les montagnes surtout, tantôt — et en même temps au besoin — des ordres sahariens[14], tripolitains ou marocains : tels nous trouvons, dans la province d’Oran et jusque dans celle d’Alger, les Taïbïa. Ils sont extrêmement connus, de par leur quantité considérable et le prestige de leur directeur, ces khouan fidèles et dévoués de Moulay-Taïeb, le fameux chériff d’Ouazzan (Maroc)[15].

[14] Je classe comme ordre africain celui des Khadrïa, bien qu’il ait son origine à Bagdad ; mais ses branches de l’Algérie-Sud et de Tunisie ont une existence propre, presque détachée du tronc primitif.

[15] Le chef de cet « ordre » épousa une très intelligente Anglaise, dont l’influence se fit sentir de façon évidente en divers cas.

L’origine marocaine est commune à beaucoup d’autres ordres. Par exemple les Hansalïa, dont l’association fut fondée par le Marocain Saïd-ben-Yousef-el-Hansali, et dont la province de Constantine est celle qui renferme le plus d’adeptes. Par exemple aussi les Chabbïa du Sahel tunisien. Par exemple encore les Ammarïa, jongleurs plus modérés que les Aïssaoua, et qui, priant selon les maximes de Sidi-Ammar-bou-Senna, grand saint marocain venu jadis vers des terres plus douces, progressent actuellement en Tripolitaine, en Tunisie et en Algérie de si inquiétante façon.

On le voit : de l’âpre Moghreb, de ces montagnes sévères qui forment le « coin » de la Méditerranée et de l’Atlantique, le mysticisme se propage, cherchant à combattre l’Infidèle et à galvaniser le zèle des « frères » dans les contrées plus voisines du Levant poétique, dans les terres du Fedjeur…

Quant aux ordres qui sont du Sud par leur influence immédiate (sans compter l’immense et lointain pouvoir qu’ils peuvent ailleurs exercer), j’en choisirai sept ou huit, les plus réputés, ces étoiles de première grandeur dont nous parlions tout à l’heure — astres qui projettent souvent plus de feu sombre que de vraie lumière, plus de grise et rouge superstition que de blanche clarté.

Ce seront, si l’on y consent :

Les Khadrïa, les Cheikhïa, les Amamïa, les Derkaoua, les Bakkaïa, les Selamïa, les Tidjanïa, les Snoussïa.

Et chacun de ces groupements formera le sujet d’une note, paragraphe sommaire.

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