← Retour

Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

16px
100%

II

1er septembre.

Des jours ont passé. Ma prostration (le them des Arabes) veut bien m’accorder quelque répit, sauf une reprise çà et là, vers l’heure du couchant. Et je vais tâcher d’employer ce mieux à renouer le fil de ma « narration ».

Quand le guide nous apprit l’inimitié de ceux-là mêmes dont nous espérions l’aide secourable, nous demeurâmes consternés.

— Ya Sidi, se justifiait Bou-Haousse, ya Sidi, j’ai vu ta souffrance, et je me suis dirigé vers la zaouïa, quoique sachant le danger. Ya Sidi, ma langue s’est tue, là aussi, pour le bien. La force des choses passe avant le choix. Mieux vaut encore comme appui la broussaille épineuse que le trou vide ; et, d’un sac de mauvaise farine, inch’ Allah, on tire quelquefois d’assez bon pain.

« La force des choses passe avant le choix » — évidente vérité.

Nous envoyâmes donc Bou-Haousse — avec la moitié des Arabes d’escorte — parlementer à Mozafrane. Des rochers émergeant du sable signalaient la fin de la dune. La belle lumière étincelait, de plus en plus brillante, si claire qu’elle empêchait de reconnaître la masse ni l’importance des bâtiments proches d’où elle émanait. Quelle durée, ces négociations… Quelle torture, le poids et l’enflure de ma cheville… Plusieurs chiens aboyèrent, des voix traversèrent la nuit.

Puis le silence de nouveau. Un vent brûlant fatiguait nos fronts. Il paraissait souffler l’angoisse sur le Sahara de mystère, sur le sauvage Désert mal endormi…


Je l’ai su depuis :

Un succès de nos troupes, au Chari et au Tchad, avait légèrement changé la politique des Djazertïa. Et le grand chef actuel de « l’Ordre », Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti, se trouvait actuellement loin de Mozafrane, en route pour le Ouadaï. Il espérait là-bas persuader de sa candeur nos chefs militaires, et leur démontrer que lui, pieux chériff, n’avait jamais soutenu Rabah, ni le fils de Rabah, ni le Mahdi d’Omdurman…

En de telles conditions, des Français à la rigueur pouvaient être admis dans l’enceinte bénie, dans cette maison fermée de Mozafrane, sans qu’on crût nécessaire, pour si peu, de leur octroyer le trépas. Leur présence même serait un gage. Et la zaouïa se devait de les recevoir royalement. Deux semaines ayant passé, il m’est possible aujourd’hui de m’expliquer tout ceci ; mais alors je ne compris rien à ce qui survenait, je n’essayai point de comprendre… Et je ne trouve dans mon souvenir de ce soir-là aucune réflexion raisonnable. Des impressions, oui… des sensations…, comme des lambeaux de songe. C’était elle qui m’attendait devant le seuil, je vous assure — elle, la Mille et deuxième Nuit…


Je me revois, sotte épave inerte, descendu de chameau, affalé au pied d’une longue muraille — puis franchissant (soulevé entre les bras de deux nègres qui viennent de surgir) la poterne compliquée… Les deux colosses me sourient tendrement de leurs soixante-quatre dents blanches. Ils m’encouragent :

— Ya Sidi ! Chouïa, chouïa

Je sens autour de mon visage l’impression fraîche et délicieuse d’un jardin, où les reflets de bougies errantes couraient sur le tronc des palmiers, tombaient sur d’autres touffes vertes. Je reconnais — de si longtemps je ne l’avais entendu — le petit bruit léger de l’eau, quand elle murmure sa fuyante, agile, cristalline chanson.

Je vois, je sens…

Et de toutes parts des yeux brillants, des étoiles bariolées sortent de l’ombre, s’agitent, se pressent, s’éloignent, se rapprochent. Et des formes de beauté, vêtues d’ors somptueux, se dérobent derrière la foule. Et le chœur me jette ce vœu :

— Que ta nuit soit avec le bonheur !

Peut-être le mal physique (qui s’opposerait, même en un autre état moral, à tout bonheur selon le musulman), peut-être a-t-il développé ma « réceptivité » nerveuse. Malgré mes atroces élancements je jouis, je me dédouble pour ainsi dire. Je ne sais plus si mon ami m’accompagne, ni si je suis transporté dans quelque Bagdad de jadis, par le pouvoir d’un djinn… ni si ces remuantes silhouettes ne sont pas des djinns mêmes — des djinns transformés en humains, jusqu’à l’heure de l’aube où l’« ange-coq » fera fuir tous les maléfices avec toutes les obscurités.

Et le surnaturel me fait frissonner, au seul contact de son apparence…


Mes deux nègres me répètent, du ton dont on console les très petits enfants :

— Ya Sidi… chouïa, chouïa

Chouïa… bientôt… un peu de patience… Et me voici dans une cour immense, presque une place — puis dans d’autres cours. Les « génies » nombreux m’escortent. Combien sont-ils ? Des centaines. Une odeur de benjoin, de musc, s’exhale des portes entr’ouvertes. Le clair-obscur se joue sous de basses colonnades sculptées. Et mes deux négros soudain s’arrêtent, les bougies mouvantes aussi : car en avant d’une profonde voûte, seul, rigide, impérieux, un homme se tient, de vingt-cinq ans à peu près, entièrement drapé de blanc, sauf la corde de chameau qui rattache son voile neigeux.

Le sanctum sanctorum commence là, je le comprends ; et d’instinct je me redresse, me tenant au cou des porteurs ; je m’arrache à ma vision — ou plutôt je la continue… N’est-il pas idéalisé pour nous, le dialogue du cérémonial arabe dont les mols simples et bibliques s’échangeaient déjà dans l’Yémen ancien ?

Un effort. Ma gorge se desserre. Je demande au jeune « saint », très beau, très hiératique :

— Le salut sur toi ! Es-tu le maître du logis ?

Et ce personnage me répond, d’une voix sans couleur et sans timbre qui semble venir on ne sait d’où, peut-être des rochers sonores caressés par le vent, peut-être de ces anges du second ciel qui n’ont point de corps tangible :

— Je remplis sa place à cette heure, selon la volonté d’Allah-Puissant.

Me voilà instruit. Désignant de mon index ma poitrine, je m’annonce sans attendre davantage :

— L’hôte de Dieu !

Mon compagnon fait de même :

— L’hôte de Dieu !

Et le jeune homme aux vêtements blancs, qui ne paraît point nous avoir écoutés, murmure les yeux baissés :

— Vous êtes ici dans votre maison…

C’est tout — c’est assez. Accueil sincère ou non, nous voilà donc abrités. La « mort rouge » dont parla Bou-Haousse ne nous atteindra sans doute point, jusqu’au jour où nous quitterons cette zaouïa et où des émissaires du sabre pourront courir après nous — puisque la « franchise » de l’hospitalité ne nous couvrira plus de son égide.

Je songe au droit, au devoir d’asile de certains couvents, au Moyen-Age. C’est davantage qu’un hasard, cette ère musulmane de l’Hégire qui retarde de six cents ans…

Chargement de la publicité...