Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
V
9 septembre.
Cette zaouïa m’impressionne. A certaines minutes une émotion se déclenche en moi, qui tient de la jouissance et de la douleur… Mon état maladif entre ici pour quelque chose, et je m’abandonne trop volontiers à ce trouble.
De menus, très menus faits m’agitent inexprimablement.
Ainsi la visite quotidienne (et solennelle) que me font les Saints, les Djazerti. Une vaine formalité, pourtant, et si calme !
Tous les hommes de la famille ensemble, frères, oncles, neveux, cousins du chériff, ils se déplacent vers quatre heures, après la prière d’aâsser. Et justement, chaque fois, je viens d’entendre de loin, par lambeaux étouffés, les litanies de leur « Ordre », dont le bourdonnement voluptueux semble un confus soupir d’amour… Je ne suis plus de complet sang-froid quand ils entrent à la file, muets, lents, mystérieux, la main sur leur cœur, en leurs vêtements tous pareils. Du blanc, rien que du blanc de laine, plus souple que les souples soies. Une apparence liliale de lévites, les uns maigres comme des fakirs, les autres trop bien nourris. Mais ils sont beaux ; ils sont étranges… Ils ont de pénétrants yeux noirs…
Ombres qui glissent, ils s’approchent. Des esclaves ont déroulé sur les faïences, près de mon tapis, d’autres tapis. Alors ils s’affaissent d’un écroulement uniforme, faisant autour de moi le cercle, les Djazerti, les Sphinx. Ils me contemplent : et moi j’emplis mes yeux de leur aspect hiératique…
Ils ont bien, je crois, en avançant, demandé de mes nouvelles. Mais les brèves paroles, si basses, ont passé sans être un bruit. Et ce silence qu’on écoute est plein d’inconnu… Il protège à la fois, et menace… Il est puissant, enveloppant, violent : expectative de fauves ou de dominateurs…
Ce sont, pour la plupart, des hommes touchant la quarantaine. Quelques-uns âgés : Si-Mesroud-ben-Mohammed, Si-El-Bachir-ben-Naïmi-ben-Taïeb, et d’autres noms dont je vous fais grâce. Deux jeunes beurnouss seulement se trouvent là, parce que proches héritiers de la « bénédiction », de la baraka très sainte. C’est l’un d’eux, Si-Ahmed-ben-El-Aïd, neveu du chériff actuel, qui me reçut à l’arrivée — les fréquents revoirs n’ont point amené la moindre détente entre lui et moi.
Ces rocs vêtus de neige tiède sont escortés, au second rang, de rochers d’importance moindre. Par exemple (très vaste beurnouss), Si-Djelloul-ben-Embarek, grand oukil des tombeaux, administrateur de la zaouïa ; puis l’émacié, l’austère Si-Kouïder-ben-Mohammed, cheikh de l’école théologique, supérieur direct de mon vieux Si-Kaddour. Ils forment, avec le khodjah (secrétaire), la suite aphone des Djazerti — tout comme plus modestement Si-Kaddour, blotti derrière moi, et Bou-Haousse, aplati au mur, forment la mienne…
Et les minutes coulent… et nous nous taisons tous…
Puis, sans un froissement de leurs draperies, sans une parole qui dérange le pli sanctifié de leur bouche, ils se relèvent et s’en vont, comme ils étaient venus, lents, mystérieux, une main sur leur cœur plein d’intrigues. Chacun espère avoir un jour, entière ou partagée, l’autorité djazertique, celle qui gouverne les « Frères » à travers la distance énorme du Caire au Congo, du Maroc au Darfour, du Sénégal au Tchad, et ceux d’Asie Mineure et de Turquie… Chacun aspire à l’héritage divin : « bénédiction », « étincelle », baraka de l’ancêtre, du fondateur de toutes leurs joies sacrées ou profanes, ce vieil illustre Sidi-Bou-Saad, mort il y a cinquante ans…
Il fut le premier Djazerti.
Ses descendants directs portent ce titre patronymique ; ses simples adeptes sont nommés les « Djazertïa » — substantif dérivé dont nous possédons l’analogue : les Bonaparte, pour la famille elle-même, et les « Bonapartistes », pour les partisans[6].
[6] Ce départagement du nom s’applique aux divers Ordres. Ainsi la réelle Confrérie des Tidjanïa, dont la zaouïa-mère se trouve à Aïn-Mahdi, nomme les membres de la famille sainte, héritiers du fondateur : les Tidjani. (Note de l’auteur.)
Mais aucun dévouement de chez nous, voire celui d’un grognard envers le Petit Caporal, ne peut donner l’idée de cet abandon mystique, de cet anéantissement de l’affilié entre les mains de son Maître. Tout disparaît : l’initiative, le vouloir propre, la possession personnelle, l’attachement familial — l’individualité entièrement fondue dans un seul Moi, que symbolise la baraka…