Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
XXIII
21 octobre.
Encore quarante-huit heures d’anxieuse attente…
Mais, pour occuper cette attente, les navrances de Si-Kaddour et diverses anecdotes. J’avais bien deviné : au Ciel est un bon Djazerti, patron de ceux qui songent trop que leur « appareil » sera levé après-demain.
C’était vers le soir. Les Djazerti de cette terre venaient d’accomplir leur visite à l’hôte, leur devoir qu’ils ont repris avec la plus édifiante ponctualité. Ils quittaient ma tonnelle (dont le sol est maintenant raffermi). Ils s’en allaient — toujours semblables à eux-mêmes, toujours énigmatiques, muets, graves, austères, rigides, visages sans pensée discernable, masses de blancs vêtements accumulés ne laissant point deviner où commence la laine des draperies, où finit la chair sanctifiée des membres ni du corps. Et leur suite « accompagnait », en ordre silencieux…
— Ya Sidi, murmura Si-Kaddour, regarde celui dont le cœur est atteint d’infirmité.
Infirmité morale, je le compris bientôt, en voyant quel élégant beurnouss visait le regard scandalisé du vieux taleb.
— Ya Sidi, reprit-il, une infirmité siège en son cœur et ne fera que s’accroître. Mais le Miséricordieux connaît les secrets, les entretiens, les embûches cachées : il est au-dessus de tout… Je vais raconter quelque chose à ta haute compétence, Sidi. Tu te souviens, n’est-ce pas, qu’hier un papillon de Dieu s’était posé sur moi, présage de nouvelle ? Eh bien, cette nouvelle est venue… par un courrier… non pas bonne, idri Allah ! La plus aimée de nos zaouïas-filles, celle de Siouah, se rebelle contre son Maître ; elle refuse de nous envoyer les présents de ziara qu’on dépose là-bas pour nous. Ce sera donc désormais une rivalité déplorable, une scission même peut-être, à moins que le Seigneur ne pulvérise les intrigants. Or, Sidi, laisse-moi te l’apprendre, le mokaddème dirigeant notre maison de Siouah, c’est le propre cousin du khodjah. Ya Sidi, ya Sidi ! En vérité, je te le répète, par mon bonheur futur des Paradis, par la bénédiction sublime du Vénéré Sidi-Bou-Saad, la main de Si-Hassan-ben-Ali se retrouve en tout acte de révolte. Et sa bouche a deux souffles : l’un propage au loin le Mal, et l’autre feint perfidement de réchauffer ici le Bien !
Je songeais, écoutant le taleb.
Siouah… Nom célèbre, pays béni d’Égypte… Ancienne oasis de Jupiter Ammon, où tant de souvenirs fabuleux et mythiques s’éveillent — où Alexandre le Grand crut devoir se rendre et se prosterner — où les thaumaturges des villes grecques allaient chercher leurs moyens de miracles… Et j’y croyais voir, blanche et secrète entre les palmiers, la zaouïa-fille des Djazertïa près d’autres rivales, en ce lieu sacré que les croyances, les schismes, les sectes se disputent encore aujourd’hui…
— Ya Sidi, continuait Si-Kaddour, je souhaite ardemment, de toute mon âme de vieil homme, le retour de notre Illustre Chériff (Dieu le ramène avec le bonheur !). Bien que sa magnanimité soit toujours trop douce à Si-Hassan, il empêcherait beaucoup de péchés par sa seule présence. La divine baraka l’éclairerait sur le danger.
— Tu crains alors, ô taleb, que vos khouan de Siouah ne s’attachent à d’autres « Ordres » ?
Comme un cheval fourbu recevant de l’éperon, le pauvre taleb rassembla son courage. Il gesticula quelque peu, pour protester. Il leva ses yeux jusque-là rivés au tapis. Et très haut dans le ciel il vit passer les sombres oiseaux de mauvais augure — les sansonnets, les zerzour aux bandes impressionnantes, au vol bruissant, rapide et noir.
— Non, ô Sidi ! Nos fidèles, inch’ Allah, suivront toujours notre Règle, bien que d’autres sucent leurs dons. A quels Ordres, à quels Ordres veux-tu que des Djazertïa s’abandonnent ?… A quelles nouvelles et fallacieuses doctrines se plieront les cœurs ayant une fois goûté l’Extase en la vraie voie de Sidi-Bou-Saad ? Sans vouloir nommer nos rivaux des sables, hem, hem ! dont il ne me sied de faire ni blâme, ni éloge, les khouan Djazertïa iront-ils aux Khadrïa[10], qui souffrent parmi leurs disciples les misérables sous-groupes des Derkaoua mendiants ou des Aïssaoua mangeurs de verre ?… Iront-ils aux Rhamanïa, qui prétendent avec impudence que le corps de leur fondateur gît entier en deux villes différentes, faveur miraculeuse dont Notre-Seigneur Mohammed le Saint Prophète, lui-même, n’a pas joui ?… Iront-ils aux Cheikhïa, qui négligent les choses spirituelles pour les vains honneurs des hommes ? — et d’ailleurs la gloire de ceux-ci a baissé : ils sont montés et descendus, comme le soleil… Iront-ils encore, que te dirai-je, Sidi, aux Bakkaïa du Soudan, qui font mille simagrées avant et après la prière, trois signes à droite, trois signes à gauche, trois derrière eux, trois vers la terre et trois vers le ciel ?… Ou aux Naquechebendïa de Perse, qui, sous couleur d’ascétisme, négligent les intérêts de ce monde, et même ceux inéluctables de la Justice et de la Vérité ?…
[10] Tous les Ordres cités dans ce paragraphe (sauf les Djazertïa) y sont nommés sous leur vrai nom.
Il se tut enfin. Les zerzour passaient, passaient, projetant sur le sol l’ombre de leurs compagnies épaisses, emplissant l’air, par minutes, de la stridence de leur vol. Et la science théologique demeurait inerte, un peu inquiète, semblant avoir du plomb dans l’aile… Infortuné Si-Kaddour…
C’est alors que Bou-Haousse, disparu depuis le matin, se précipita en trombe au pied de mon fauteuil, clamant sur un timbre suraigu :
— Ya Sidi, tu es mon père ! Tu es mon seigneur ! Moi ton serviteur, j’ai droit à la considération !
Plusieurs beurnouss criards suivaient. Mais la voix vrillante de mon guide dominait tout, me perçait le tympan.
— Ya Sidi, je ne connais que toi et Allah ! Personne n’est au-dessus de moi, que toi et Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti !
Il fallut bien un quart d’heure, je n’exagère pas, pour ne rien savoir encore — mais simplement pour discerner quelques paroles des autres hurleurs :
— Fils de chien !
— Fils du péché !
— Fils de celle chez qui descendaient les cavaliers !
— Fils de celle qui jamais n’a dit non !
Je pensais aux fusées d’un feu d’artifice, les dernières, celles du bouquet. Elles se croisent, elles se mêlent, elles ne font qu’un tout aveuglant. Au lieu d’aveuglé, mettez abasourdi : voilà ce que j’étais. Je ne m’en serais jamais tiré sans l’aide du bon Si-Kaddour, plus accoutumé que moi à ces véhémences arabes, à ces rauques fureurs, à ces yeux furibonds, à ces poings brandis au ciel.
— Ya Sidi, raisonna-t-il, que ton cœur ne se tourmente point de ces choses. Le serviteur de l’hôte est aussi l’hôte, on ne doit point l’accuser. Ben-Ziane va reconnaître qu’il s’est trompé.
— Qui cela, Ben-Ziane ?
Dans le tumulte je n’avais pu discerner l’accusateur. Mais, au prononcé de son nom, un petit homme chafouin, pâle, maigre, souffreteux — un de ceux qu’avaria la tare physique si fréquente au Sud — cessa de tendre vers Bou-Haousse un bras menaçant, plus décharné que le possible. Il se terra, lui aussi, entre les roues de mon fauteuil.
— Ya Sidi ! Par Sidi-Bou-Saad, j’invoque Allah et sa Justice !
C’était moi qu’il invoquait, pour l’instant, d’une voix plus élevée encore que celle de mon Bou-Haousse. Et l’un glapissait : « Tu es mon père ! » Et l’autre râlait : « Je suis ton fils ! »
— Ton guide m’a volé, Sidi ! il m’a dévalisé ! Je suis un homme mort, Sidi ! Je suis aussi dépouillé que le jour où je suis sorti du ventre de ma mère !
Et cependant Bou-Haousse continuait son apologie :
— Ya Sidi ! Le mensonge n’a jamais glissé sur mes lèvres ! Ce vil imposteur ne te persuadera pas, Sidi ! Je le méprise plus qu’un enfant de moucheron ! Moi, ton serviteur, je suis sans crainte ! J’ai droit à la considération !
A dire vrai, cette prétention semblait généralement admise par le cercle de curieux qui, très vite, s’était formé, grossi, aggloméré, risquant de rompre la tonnelle. — Et les épithètes injurieuses, relatées plus haut, n’allaient pas du tout au voleur. Elles tombaient au contraire en pluie sur le capuchon du volé.
« Le serviteur de l’hôte est aussi l’hôte » : cela déterminait l’opinion.
Mais quand, avec mes idées de Français, j’eus déclaré vouloir pour Bou-Haousse une exemplaire punition, l’aspect de la scène se modifia. Au lieu de rugir d’orgueil, mon guide bêla d’innocence. Les amis-défenseurs prirent tout à coup je ne sais quel air de n’avoir rien vu, ni su, ni entendu, — ni rien dit non plus, depuis une heure. Seul l’excellent Si-Kaddour persistait en son projet de m’éviter cet esclandre.
— Ya Sidi, je t’en conjure par ta tête chérie, laisse aller cette petite histoire au fil de l’oubli…
Mais j’exigeais une suite à l’affaire devant le « khadi de l’Islam » qui juge les différends, à la zaouïa.
— Écoute-moi, ô taleb !
— Je t’écoute, Sidi, je t’écoute, car tes paroles sont toujours agréables et profitables…
A force de m’écouter, il finit par m’entendre. Et Bou-Haousse, qui m’entendait aussi, sanglotait désespérément, faisant retentir l’air de ses protestations.
— O Sidi, tu méconnais ton fils chéri !
Mais au contraire cet inappétissant Ben-Ziane, le volé, transporté de joie embrassait mes genoux, mon épaule, et même un peu mon fauteuil :
— Sidi, ô mon père ! Qu’Allah augmente ton bonheur ! Qu’il détruise tes ennemis ! Qu’il te rende pareil à l’eau courante ! Qu’il te donne cent chamelles et une chamelle. Je suis ton esclave, je suis ton cher fils !
Il fallut presque l’emporter de force, afin d’éviter la mort par les baisers.