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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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XXIV

22 octobre.

Je m’impatientais, ce matin, devant le tribunal du khadi, plus semblable à une boutique qu’à un lieu auguste et solennel. Il y avait là, par terre devant la porte, quantité de plaideurs et de témoins accroupis sur les talons, patiemment, béatement, commentant à perte de vue leur bon droit indéniable. Du bruit bourdonnait — une humeur joyeuse — et les tasses de thé jouaient leur rôle bienfaisant et consolateur.

Mon fauteuil roulait parmi les compliments.

— Tu vas bien ?

— Bien.

— Tu vas bien ?

— Bien.

— Bien.

— Bien…

Un salut mieux scandé résonna dernière moi. C’était, survenant tout à coup, Si-Djelloul-ben-Embarek, Grand Oukil, administrateur du temporel de la zaouïa, gardien suprême des saints tombeaux, et tellement majestueux que parfois il m’intimide. Son « amplitude » se montra très cordiale. Comme hier Si-Kaddour, il fit aujourd’hui le louable essai d’empêcher ce qu’il appelait une inconvenance.

— Ya Sidi, par Allah sur toi, ne laisse pas comparaître publiquement ce Bou-Haousse ! Foule aux pieds cette petite chose !…

Et je sentis que, pour cela seulement, le gros personnage était sorti ce matin. Il voulait me parler, sans risquer son prestige dans une démarche trop directe. Qui sait même si le retard du fameux « khadi de l’Islam » ne provenait point de son influence ?… Et je devinai davantage encore : derrière leurs murailles épaisses et leurs portes inconnues, les Djazerti blancs, les Sphinx, souhaitaient de même que « la petite chose » fût négligée par moi — si toutefois des Sphinx pétrifiés peuvent souhaiter — avoir un mouvement de l’esprit ressemblant à de la vie…

Mais malheureusement, plus on souhaitait, plus je m’obstinais en la décision opposée. Après cet aveu, je ne pourrai plus céler que j’ai mauvais caractère…

— Ya Sidi, me disait le gros homme, tu es plus inébranlable que les fondements des sept cieux.

Ayant ainsi protesté et dégagé sa responsabilité, Si-Djelloul-ben-Embarek sourit, très épanoui. J’ai peine à le croire complice secret des intrigues du beau khodjah-chef. Mais c’est évidemment l’un de ces fonctionnaires zélés, contents d’eux, tyranniques quand on leur montre de la faiblesse, et pouvant devenir instruments passifs d’une habile flatterie…

Nous entrâmes tous au tribunal du khadi.

Je ne puis transcrire ici l’océan de paroles superflues où se noient les affaires entre Arabes beaux parleurs, et qui fait une comédie de toute séance de justice civile. Les deux hommes, Bou-Haousse et Ben-Ziane, crièrent, hurlèrent, s’injurièrent. Ce dernier voulait prouver qu’il avait été tondu, et je me déclarai prêt à le tenir pour écorché — j’étais assez confus d’avoir amené un voleur chez mes hôtes…

Mais ne pouvait-on punir Bou-Haousse ? L’estimable Si-Khouïder-ben-Abdallah, juché derrière son comptoir, n’avait-il donc aucune lumière éclairant ce cas spécial ?

Embarrassé, le khadi, au lieu de me répondre, feuilletait son code malékite, et consultait — lui aussi, Seigneur ! — les gloses des commentateurs des Livres Saints. Cependant le grand oukil me disait :

— Pardonne à ton serviteur, ô Sidi, puisque ta trop grande bonté crut devoir réparer sa faute…

— Pardonne-lui, ô Sidi, renchérissait Si-Kaddour. Tu ne peux espérer le corriger. La queue courbe du chien sloughi ne se redressera point, même si tu la mets sept ans dans un étui…

Néanmoins nous passions en revue les moyens répressifs. La matraque éloquente se trouvait écartée par mes habitudes françaises et par la prière du grand oukil. Une amende ? Avec quoi l’eût-il payée, puisqu’il venait de restituer tous les douros de son mezoued ? La prison prolongée ? J’en deviendrais la victime, accoutumé que je suis au service de ce coquin ; et, davantage encore, je vais avoir besoin de lui, pour ma « contre-opération », demain.

Le khadi tournait toujours les feuillets de ses gros livres et me proposait des « punitions » vraiment puériles : promener Bou-Haousse dans la zaouïa, avec, sur la poitrine, un « écriteau de honte ». Le revêtir de haillons vermineux. Le priver durant trois jours de cousscouss. — Châtiments du monde islamique qui sait à quel point ses enfants, parfois féroces, restent de petits enfants. Je refusai ces expédients, fallacieusement coercitifs. Je remis à plus tard la solution du problème… Finalement nous nous séparâmes sans avoir rien décidé :

Allah est le plus instruit !

Et nous allâmes déjeuner. Le grand oukil me conduisait, toujours majestueux, toujours bonasse, toujours serviable. Il cherchait en sa tête une compensation aux tracas judiciaires que j’avais voulus, mais qui n’auraient pas dû m’atteindre dans la zaouïa bénie de Mozafrane. Avec simplicité, avec le même calme dont il m’avait vanté tout à l’heure les talents de chasseur de son chaouch Djouba (« Tu ne peux concevoir son habileté, Sidi : tout ce qu’il a visé est inscrit tué »), avec la même simplicité, donc, le grand oukil me fit cette offre inattendue : — Si tu veux une belle femme, Sidi, tu n’as qu’à souhaiter, et tu la trouveras sur tes fréchias par mon ordre…

Divers détails suivirent, assez peu chastes. Et je ne voulus pas répondre que je connaissais dès longtemps la présence à la zaouïa de ces « dorées », de ces danseuses qui vivent ici sans y danser à cause de la gravité du lieu, ces « beautés » (récite mon vieux taleb) « dont les yeux brillent comme la lune au zénith et dont les bras sont polis comme la hampe des étendards » — et qui font partie de la haute hospitalité.

Ce sont des usages très anciens, plutôt bibliques. Aux caïds, aux chefs arrivant de loin sans leurs femmes, on ne croit pas du tout, par cette politesse, faire perdre le droit de réciter pieusement la sourate vingt-troisième :

Heureux sont les croyants…
Qui évitent toute parole déshonnête,
Qui savent commander à leurs appétits sensuels.
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