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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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XXXI

5 novembre.

— Ya Sidi, me dit Si-Kaddour en entrant chez moi, tu vas recevoir, je crois, la visite de l’hypocrite, du fourbe et de l’homme dangereux.

Cette trinité en un seul être me met de très bonne humeur, — soit parce que « l’hypocrite » me devient sympathique, soit tout bonnement parce que, le sirocco disparu, j’ai pu ce matin faire le tour des jardins sans ma béquille ou sans le bras d’un esclave, avec le simple appui d’une canne de roseau.

— Eh bien, taleb, nous le recevrons pour le mieux, ce beau khodjah-chef. C’est un charmant garçon, qui se montre depuis des semaines un véritable ami.

Si-Kaddour hoche la tête du mouvement que j’aime, où il résume les protestations de sa conscience.

— Ya Sidi, que la baraka descende sur toi ! Tu peux nommer Si-Hassan-ben-Ali garçon charmant, pierre précieuse. Il y en a beaucoup de ces joyaux à travers le monde, en apparence ou en réalité. Le tison du feu de bivouac ressemble au rubis, Sidi : il est plus ardent, plus brillant même ; seulement il s’éteint, et le rubis ne s’éteint pas.

L’« hypocrite » arrivait en effet, escorté de ses deux sous-scribes, et nuançant aujourd’hui ses amabilités d’un peu de solennel. Sa marche paraissait protocolaire. Son air aussi. Sa voix aussi.

Il y eut naturellement des saluts, des préliminaires, des compliments échangés. Mais ensuite :

— Ya Sidi, dans quelques instants, inch’ Allah, Nos Seigneurs les Djazerti viendront te rendre leurs hommages, bien que l’heure ne soit pas convenable pour te troubler ainsi. Mais tu les excuseras, car ils ont une communication urgente à te faire. Et je suis heureux, Sidi, de pouvoir t’affirmer d’avance qu’elle est conforme au plus cher vœu de nos cœurs.

Là-dessus, le khodjah se retira, me laissant assez intrigué. Mais je me démontrai vite à moi-même qu’en pays arabe, une « importance » proclamée si fort était certainement petite. Et sans curiosité bien intense je les vis pénétrer dans ma chambre, à la file, avec une suite plus nombreuse que de coutume, les Djazerti, les Sphinx hiératiques, les froids, les calmes, les blancs, les purs, les saints parents du chériff.

— Que le salut soit…

Le reste se perdit dans un bourdonnement confus, qui bientôt mourut, et le silence régna. Les souples laines neigeuses formaient des tas symétriques sur les arabesques des tapis déroulés. Et du sommet de chacun de ces tas, entre un voile cordé et la noirceur d’une barbe soyeuse, des regards venaient à moi, tout en se surveillant les uns les autres, disant les défiances, les compétitions, les prudences, l’effacement volontaire et provisoire dans une situation difficile, comparable à celle d’archiducs dont chacun se croirait des chances certaines de devenir empereur.

J’attendais.

Ils attendaient.

Dans la paix de cette mutuelle attente, on discerna le vol des mouches, qu’assagit l’automne — puis l’aboi d’un chien — puis le frou-frou métallique des feuilles de figuier, durcies par la saison, mais qui persistent à draper de vert la moitié des grosses branches sous ma fenêtre. Des minutes moururent, et des minutes. Enfin, de l’un des beurnouss une main grasse et blanche sortit lentement. Un index, sans beaucoup se lever, montra le ciel (que représentaient mes poutrelles vertes). Et la bouche de Si-Mesroud, oncle du chériff, doyen actuel de la famille, proféra tout bas la phrase fatidique :

— Allah aekbar…

Signal, probablement. Le khodjah Si-Hassan-ben-Ali, secrétaire général et particulier, quitta tout de suite la stupeur rigide qu’il s’impose, très correct en l’exercice de ses fonctions. Et me fut confiée alors — il était temps — la « communication importante… »

Il ne s’agissait que d’une requête, d’une prière fort courtoise, transmise de la part du grand Absent, Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti, Sublime porteur actuel de l’étincelle divine… Ce personnage sacré, dont l’éloignement a pris pour moi des allures mythiques, me fait demander par courrier de ne point quitter Mozafrane avant son proche retour. Il veut, inch’ Allah, saluer l’hôte de son logis. Il veut, inch’ Allah, ne pas mourir sans que ses yeux m’aient vu. Il veut, inch’ Allah, remercier le Seigneur d’avoir mis sa main dans la mienne…

Je devrais rougir de confusion satisfaite.

— Ya Sidi, crois-nous, le retard pour toi sera peu de chose : car Notre Illustre Maître et Chériff (le Tout-Puissant augmente encore son incomparable réputation !) se trouve très près, à notre zaouïa-fille de Hassi-el-Biod. Dans huit ou dix journées, si Dieu veut, la joie de le revoir gonflera nos cœurs, soulèvera nos âmes. Tu pourrais d’ici-là fortifier ta précieuse santé. Et tu profiterais justement, ô Sidi, des grands convois de pèlerins qui viendront du Nord et de l’Est à ce temps même, comme il nous en viendra d’ailleurs, tu le sais, des quatre Directions de l’Esprit. Or, Sidi, leur halte chez nous n’est jamais longue. Tu repartirais avec eux, inch’ Allah, pour la contrée où les tiens gouvernent excellemment sous la protection du Clément et du Miséricordieux. Et nous t’affirmons, ô Sidi, que tu courras moins de risques avec ces pèlerins que si tu t’en vas presque seul, protégé d’une simple escorte, franchir le grand Sahara dans cette saison de mauvaises rencontres. L’homme en troupe défie le lion, le simoum et les fusils…

Il parla longtemps, toujours plus persuasivement, le khodjah Si-Hassan-ben-Ali. Je le laissais parler comme si je fusse devenu l’un des Djazerti pétrifiés. Je calculais, à part moi, que ces huit ou dix jours, mettons douze, aboutissaient au terme prévu pour le parachèvement de ma guérison. Hamou le masseur accomplit de véritables merveilles — mais encore faut-il que ces merveilles soient consolidées et transportables jusqu’à Paris.

— Ya Sidi !…

Les phrases éloquentes sortaient, inépuisables. Et quand j’eus accepté, me donnant l’apparence (que je deviens fourbe, moi aussi !) de m’immoler à l’amitié pure — quand j’eus promis formellement « d’attendre le grand Chériff », les soupirs de gratitude remplirent ma chambre, non moins sincères, je suppose, que mon faux sacrifice et mon dévouement.

— Loué soit Allah !

— Loué soit Allah !

— Loué soit Allah !…

Cela se prolongeait sans fin.

— Loué soit Allah !

Mon enthousiasme, réel cette fois, faisait chorus. La distance entre la France et moi me semble diminuer rien qu’en fixant une date. Ce ne sont plus que peu de jours à passer ici.

— Notre cœur est un fragment de ton cœur. Nous te laissons, Sidi, avec le bien.

Et les regards étaient doux. Les menaces d’antan n’ont pas laissé plus de traces que le sirocco sur le sable — mais la bonne disposition peut fuir avec le beau temps. D’ailleurs, ne sommes-nous pas bien singuliers, nous d’Europe, qui voudrions qu’un sentiment dure et persiste quand tout change en ce monde, la place des étoiles, l’humeur de l’homme et le sens des vents ?

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