Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
XXXVIII
16 novembre soir
(avant de quitter Mozafrane).
Je ne devrais plus rien ajouter au volume compact de ces notes, car « l’histoire » est achevée… Et le dénouement banal et sans grâce va se trouver juste celui que j’avais prédit : je fais boucler mes valises et je pars à l’aube prochaine « voir l’état de ma destinée sur le chemin d’Allah ».
Mais je crains de rester sur l’impression pénible dont je suis désormais hanté. Ce matin, après la nuit passée, — mauvaise nuit, — ce cauchemar de l’idée fixe horrifiait encore mes préparatifs de bagages. Certains détails m’y ramenaient, du reste : les grands tellis de laine rayée, où l’on engouffre pêle-mêle les objets de chargement, sont pareils, trop pareils au terrible sac d’hier ; et je me demande si plus tard, lors de l’arrivée, je n’y retrouverai pas quelques têtes.
Un emballage moins impressionnant, certes, mais peu facile, ce fut l’installation de Faffa la gazelle en sa belle cage de djérid qu’on va percher par-dessus les tellis, au sommet d’un chameau. Peut-être, pauvre Faffa, mal habituée à ces secousses, à ce roulis, à ce tangage, va-t-elle souffrir du mal de mer.
Plaignons Faffa, et parlons d’autre chose ; mais ne recommençons point à nous hypnotiser devant le côté tragique d’usages rouges, tout sahariens ; et puisque je veille ce soir, je vais écrire — ultime griffonnage — les grandes scènes religieuses d’aujourd’hui, la zaouïa débordante de cris et d’enthousiasmes et toutes les impressions successives de ces heures suprêmes, hallucinantes à leur façon. Le brave Si-Kaddour, heureusement, redevenait mon inséparable — pour la dernière fois, et c’était là de la mélancolie sur l’allégresse ambiante autour de moi, depuis le Fedjeur…
Pauvre vieux, qui cherche mille détours afin d’excuser les faiblesses de « l’Ordre » ou celles de la famille chériffienne. Comme les fidèles répandus à travers le monde, il supporterait au besoin les vexations, les spoliations, les mauvais traitements ; il les appellerait défaillance momentanée des saints — ou du chériff.
— Ya Sidi !
Dès les minutes matinales, Si-Kaddour venait me chercher pour me « faire voir » l’affiliation des nouveaux khouan[11]. Le chériff me l’avait promis la veille. Et je me hâtai, selon l’objurgation du taleb. J’appelais aux échos Bou-Haousse ; il fallait bien lui donner mes instructions d’emballage. Quelle fièvre, tous ces paquets, un jour de grande fête et de vie au dehors.
[11] Toutes les doctrines et les prières de ce chapitre sont strictement puisées dans celles des Ordres mystiques.
— Ya Sidi, viens, par ta tête chérie, et ne t’inquiète point de ton serviteur ! Pressons-nous, car…
Il avait un bizarre sourire. Il savait, en m’entraînant du côté de la mosquée, que le plus particulier de la cérémonie serait passé. Instructions du cheikh aux prosélytes (pieuses, matérielles, politiques, secrètes surtout), tout ce qui pouvait trop m’éclairer sur des intentions cachées, on venait de l’escamoter pour moi avec une maëstria parfaite, en m’envoyant avertir trop tard par le vieux taleb. Et la diligence qu’il avait déployée me permettait seule d’entendre les dernières phrases, les derniers aâmine servant de point final.
— Console-toi, Sidi, voici maintenant l’initiation…
Je me tenais le visage collé à la grille d’un petit guichet ; nous n’étions pas dans la mosquée même, mais en un réduit contigu, plein de fatras multiformes : tapis roulés, bouts de cierges, vieux balustres cassés — le rebut dont s’environnent, en tous pays, les sacristies de tous les cultes.
— Ya Sidi, les nouveaux fidèles vont réciter ensemble le dikhr sacré, la « rose » de notre Ordre…
La « rose », prière spéciale, différente pour chaque Confrérie, récitée en suivant les grains sériés du chapelet. Et les postulants la disaient, assis en cercle. Ils la scandaient à haute voix, seule fois en leur vie, car le dikhr ne se répète plus tard que « dans le silence du cœur et de l’âme », par les « lèvres de l’esprit ».
Et les formules changeaient, se succédaient. Cinquante fois revenait cette phrase :
O mon Dieu, que la prière soit sur Notre-Seigneur Mohammed qui a ouvert ce qui était fermé, qui a mis le sceau à ce qui a précédé, qui a conduit dans une voie droite. Sa puissance et son pouvoir ont pour base le bien.
Puis trente fois le début de la Sourate suffisante :
Louange à Dieu, Maître de l’Univers, le Clément, le Miséricordieux, Souverain au Jour de la Rétribution.
Puis cent fois :
Que Dieu soit exalté !
Puis enfin, pour finir, vingt fois :
O mon Dieu, bénissez-moi au moment de la mort et dans les épreuves qui suivent la mort… Répandez vos bénédictions sur Notre-Seigneur Mohammed, en nombre aussi incommensurable que l’horizon de votre science… Et qu’il en vienne quelques-unes jusqu’à nous, amen…
Ainsi les aspirants Djazertïa, les postulants, récitaient le dikhr dans la mosquée de Sidi-Bou-Saad, près des tombes saintes, à l’ombre des étendards. Puis, l’un après l’autre, ils se levèrent, et, s’étant prosternés trois fois, vinrent baiser le genou du Cheikh. Celui-ci leur dit à l’oreille les obligations, les bases et les règles de la Voie, qui sont chacune sept… Ou plutôt il les leur dit aux oreilles — car (m’expliquait Si-Kaddour en chuchotant) il leur soufflait six des règlements en l’oreille droite, puis le septième en l’oreille gauche. Et c’était recueilli, étouffé dans la fumée de benjoin dont l’odeur était si violente que je devais quitter ma petite grille, de minute à minute, pour respirer.
La haute taille du chériff se penchait vers ces nouveaux fils qui venaient à lui, qui seraient dorénavant « son bien et sa chose ». Tour à tour, il leur prit les mains dans les siennes, paume contre paume, les doigts du disciple dans les doigts du Maître. Et réellement il les « prenait » en leur prenant les mains. Il prenait non seulement les initiatives et les âmes, mais la chair de leur corps et la chair de leurs enfants, et leurs épouses et leurs possessions de ce monde. Tout ce qu’il leur laisserait en propre deviendrait une faveur de sa magnanimité…
— O Maître !…
Et ce fut un murmure qui monta suavement sous la coupole de l’ancêtre. Le Maître et l’initié prononçaient ensemble :
« Implorons le pardon de Dieu, le Puissant, l’Unique… »
Puis le disciple seul :
« Allah, Dieu Unique, je te prends à témoin, et tes Prophètes, que je reconnais ce Maître pour le possesseur de moi-même. Il m’indiquera la bonne Voie. »
Et voici que derrière les hommes des femmes aussi s’approchèrent — des vieilles — puisque aux plus jeunes la prière ne serait pas permise. Leur affiliation fut semblable aux autres en tant que paroles. Seulement le grand chériff, d’un geste un peu plus austère, interposait entre ses mains et les vieilles mains de ces croyantes l’épaisse étoffe de ses deux beurnouss — afin que soit évité le contact impur…
— O Maître !…
Et voici qu’après les femmes s’avançaient encore d’autres hommes, et encore, le front grave et l’œil noyé. Et parmi ceux-ci se trouvait mon Bou-Haousse. J’eus un sursaut, comme une envie de rire. Cependant ce spectacle n’était point risible en soi. Ma bouche frémit soudain d’une impression toute contraire, faite de défiance, et d’une crainte inconnue, et d’émotion. J’eusse été femme que sans doute j’aurais pleuré.
— O Maître ! ô Maître !…
O Maître des esprits, Maître des cœurs, Maître des vouloirs, Maître des petites ou grandes richesses, Maître des bienfaits ou des crimes.
— O Maître… Nous t’adorons… O Maître.
Opposition à ce mysticisme contenu, silencieux presque, la foi des foules se déchaîna l’après-midi en indicibles emportements.
Le soleil, oublieux de la saison, surchauffait le Sahara d’automne. Il flamboyait implacable, excitateur des ivresses et des folies ardentes ; et de l’horizon lointain, là-bas, là-bas, venait une démence qui se ruait ici, devant les murailles — puisque ni places, ni cours, ni même l’oasis ne pouvaient contenir la masse de ces croyants.
— Ya Sidi, Notre Sublime Grand Chériff sera forcé de les bénir dehors.
Dehors, c’était à perte de vue le sable roux, tiède et stérile. C’était le cadre pour cette crise où se pâmait l’amour des khouan.
Les mains se levaient implorantes vers la poterne du Sud par où, disait-on, peut-être Il allait sortir… Les yeux se fixaient, déjà déviés sous l’extase proche…
Une voix jeta, suraiguë :
— Le sabre du Prophète arme son bras !…
Et les milliers de voix répétèrent cette louange, grisées d’amour, éperdues de ferveur adorante. Et tout à coup, des premières jusqu’aux dernières, elles s’unirent en une autre clameur rauque qui grossit, qui monta, qui rugit vers le ciel :
« Houa ! Houa !!… Lui ! Lui !… »
Et ce ne fut plus rien qu’un flot roulant, hurlant, qui se jetait à terre sous les semelles sacrées, et qui baisait hystériquement les vêtements du grand chériff, ces blanches draperies de pure et fine laine. Lui ! Lui !!… Le Miracle ! La Baraka sainte incarnée ! Le Sauveur des embarrassés ! Le Sanctifiant des sanctifiés !
« Houa ! Houa !!… Lui ! Lui !!… »
Lui !!! Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti…
Il fit un geste — et la tempête de cris s’apaisa. Ce fut d’une prodigieuse soudaineté.
— Silence ! Il va parler ! Silence ! Eskout ! Liez la bouche de vos chameaux !
Alors le grand chériff, dans ce calme qu’on « entendait », plus impressionnant que l’agitation et le tumulte, s’avança lentement vers une petite éminence d’où l’on dominait l’assemblée. Les Djazerti le suivaient, processionnellement, sphinx mouvants et hiératiques — et le cheikh des tolbas, et le grand oukil, et les khodjahs variés. Mais seul il monta sur la butte, seul au-dessus des siens, porteur de la baraka sainte — seul au-dessus de ce luxe, seul au-dessus de ces loques plus loin — seul au-dessus des corps et des âmes. Et le moudden de la mosquée se mit à chanter l’appel à la prière, cette mélopée qui supplie en notes de tendresse plaintive. Et quand l’appel fut terminé, le Maître de tous étendit la main :
— O frères du tapis, ô frères de la Voie, c’est l’heure ! Implorons Allah…
Tous, suivant son mouvement, se jetèrent le visage au sol. La prière muette dura, dura… Le soleil brûlait, le vent soufflait, le silence planait. Là-haut, entre les cimes des palmiers nombreux, apparaissait un coin de l’humble grotte d’où vinrent tant d’amour et tant de domination…
J’aurais voulu sténographier le sermon d’ensuite sur « l’aumône » nécessaire ; mosaïque de passages du Koran, d’axiomes de Sidi-Bou-Saad et d’exhortations personnelles du grand chériff Sid’Amar — spectacle prononcé, détaillé, joué, mimé noblement par lui, orateur incomparable.
Mais mon oreille conserve encore ses paroles de persuasion et de force. Et mes yeux voient encore sa silhouette magnifique, si noble, si blanche sur le bleu du ciel. Et j’ai deviné son dédain pour les très humbles qu’il incite à payer, toujours et davantage… Et j’ai senti son orgueil, atteignant l’extrême volupté dont certains pourraient mourir — cet orgueil supérieur et grandiose qu’avaient prévu les malédictions bibliques dirigées contre Lucifer.
Il était le cheikh. Il était le prêtre. Il était le dieu. Chacun buvait ses paroles, ainsi qu’on boit au puits du Désert après six jours de marche. Chacun avait présents les miracles admirables — dont la tradition se transmet des rivages de la Caspienne jusqu’à ceux de la mer des Atlantes, et du grand lac barbaresque jusqu’à l’océan Indien.
O frères du tapis ! ô frères de la Voie !
Au nom du Clément et du Miséricordieux !
Il n’y a de Dieu que Dieu. Il est l’entendant, le voyant, le meilleur défenseur, le meilleur seigneur, le meilleur aide. Ses bienfaits sont innombrables et sa générosité sans fin. Tout vient de lui et tout retourne à lui, vos prières, vos bonnes actions, vos aumônes. Et il vous rendra tout : les prières septante-sept fois, les bonnes actions cent fois septante-sept fois, et les aumônes mille fois septante-sept fois ! Les béatitudes de ceux dont la main aura été grande ouverte seront infinies, ô frères de la Voie ! Mais, je le sais, il y en a parmi les nomades qui laissent entrer l’erreur dans leur esprit. Ils regardent la ziara comme une contribution terrestre. C’est là un péché sans bornes ! De terribles vicissitudes les attendent, car Dieu sait tout et connaît tout. Qu’êtes-vous donc ? Que voulez-vous ? Qu’espérez-vous, pour ne point dépenser vos biens périssables dans le sentier du Tout-Puissant ? O frères du tapis, ô croyants, donnez l’aumône des biens que Dieu vous a répartis !
Vous apportez la ziara. C’est votre devoir moral, votre devoir strict, qui, bien accompli, vous mérite la faveur divine. Dieu est riche et comblé de gloire. Mais si quelqu’un d’entre vous désire une grâce particulière, supplémentaire, ne sent-il pas qu’il doit offrir une aumône supplémentaire ? Un enfant même comprend ceci.
Les riches doivent donner, et les pauvres doivent donner, parce que l’aumône est sainte et vous ouvre les Jardins Célestes. L’indulgence du Seigneur descend sur ceux qui sacrifient de leur aisance et sur ceux qui sacrifient de leur gêne. Il les purifie. Il est le Généreux. Il est le Clairvoyant.
Il est l’immuablement Sage. O frères de la Voie, écoutez quelques fragments de la Divine Parole, celle que chaque musulman devrait avoir gravée dans le cœur en traits brûlés au feu — celle que reçut de l’ange Djébril Notre-Seigneur Mohammed (Dieu lui conserve le salut, et à tous les siens !) :
Au nom du Clément et du Miséricordieux !
Dieu a dit :
J’en jure par le Soleil et sa clarté, par la Lune quand elle le suit de près : celui qui a son âme pure sera l’heureux ; celui qui la laisse se corrompre sera le maudit…
Dieu a dit :
J’en jure par la Matinée vermeille, la vie future vaut mieux pour toi que la vie présente, et les biens futurs valent mieux que les biens présents…
Dieu a dit :
J’en jure par la Nuit quand elle étend son voile : celui qui donne et qui craint, et qui ajoute foi aux paroles, à celui-là nous rendrons facile la route du bonheur…
Dieu a dit :
J’en jure par l’Heure de l’Après-Midi, l’homme entêté travaille à sa perte ; mais j’excepterai ceux qui croient et dont les doigts sont prompts à donner…
Dieu a dit :
J’en jure par le Point du Jour et les dix Aurores : quand pour éprouver l’homme je le couvre de bienfaits, l’homme s’écrie : « Le Seigneur m’a témoigné des égards ! » Mais quand pour éprouver l’homme je lui mesure mes dons, l’homme s’écrie : « Le Seigneur me fait un affront ! » Et ses doigts méchants cessent de préparer l’aumône…
Dieu a dit sur le même sujet :
J’en jure par les Coursiers haletants de la Guerre, qui font voler la poussière sous leurs pas : en vérité, l’homme est ingrat envers son Seigneur, et certes il le voit lui-même…
Dieu a dit encore :
J’en jure par le Figuier et l’Olivier de la Paix : j’avais créé l’homme de la plus belle façon, et pour être heureux ; mais je le précipiterai au bas de l’échelle, cet ingrat, excepté celui qui donnera et fera le bien !…
O frères du tapis ! ô frères de la Voie ! je pourrais longtemps vous instruire en vous répétant les Paroles, car le Seigneur nous a enseigné :
Au nom du Clément et du Miséricordieux !
Dis :
Si la mer se changeait en encre pour écrire les paroles de Dieu, la mer se tarirait avant les paroles de Dieu, quand même nous y emploierions une autre mer pareille.
Je ne puis, hélas ! en ces mots traduits, mettre l’accent de la belle voix sonore, le frémissement des fidèles, ni l’auguste splendeur du décor. Cependant j’y trouverai plus tard de quoi revivre ce spectacle.
Et je me félicite, maintenant, d’avoir « vu » ceci… d’avoir entendu ce que nul autre Européen de ma caste n’a jamais entendu encore — car les rares maçons italiens qui parfois peuvent se glisser en ces parages religieux y sont confinés entre leur truelle et leur mortier. Ils n’éprouveraient peut-être pas d’ailleurs cette fièvre qui me saisit malgré mon scepticisme, alors qu’après les commerciales demandes de fonds vint la « grande prière » annuelle, « l’invocation » clamée une fois l’an, celle où la bouche étouffant peut crier son élan vers les Cieux.
Qu’il était superbe, le grand chériff, debout sur sa butte de sable… Son geste était large et splendide, magnifiant son appel en haut. Preneur de volontés… preneur d’âmes…
Et tous répétaient les phrases, par bribes haletantes — tous les khouan, tous les frères. Et Si-Kaddour, à mon côté, les soupirait aussi, telles des secousses de spasme. Et tous étaient éperdus ; tous éprouvaient, jusqu’à la douleur, l’aiguë jouissance d’adoration…
O Dieu, Père de l’Univers !
Nous implorons ton secours et ta grâce. Ne nous fais point passer sur le pont de Sirath qui mène aux géhennes. Pardonne, ô Dieu ! Pardonne, ô Puissant ! Tout retourne à toi, ô Dieu qui accorde la Victoire !
Sois exalté, ô Dieu le plus élevé !
Sois exalté ! Nous ne te connaissons pas comme tu mérites !
Sois exalté ! Nous ne t’adorons pas comme tu mérites !
Je veux te connaître, ô Dieu, ô Dieu !
Et tu as dit, ô mon Dieu, que par les Saints nous parviendrions à toi !
Et tu as envoyé la Lumière à ton fils chéri Sidi-Bou-Saad !
Et ses fils ont la Lumière ! Ils me montrent la Voie ! Ils sont comme des rois, des prophètes !
Ils me teindront sans teinture. Qui les aimera brillera ! Qui les verra guérira ! Qui viendra vers eux boira l’eau de la source, ô Dieu immuable, ô Dieu, ô Dieu !
O Dieu, par le Vénéré Sidi-Bou-Saad, favorise-moi !
Guéris celui qui souffre !
Éclaire nos cœurs !
Purifie nos âmes !
Donne-nous de ta science !
Abreuve-nous de l’eau inconnue !
Tu m’as créé pour être enseigné. Je suis ton esclave !
O Dieu, ô Bienfaiteur, je serai résigné. Fais ce qu’il te plaît !
O Dieu, fais frémir mon cœur du bonheur de t’invoquer pour t’aimer ! Consume-le d’amour avant que le soleil ne parte !
O Dieu, ô Miséricordieux, ô Père de Sidi-Bou-Saad, saint de Dieu !
Sois exalté !
Sois exalté !
Sois exalté !
Sois exalté ! ô Dieu, ô Dieu !…
Et tous hurlaient leur foi djazertique. On eût dit les fauves du nord d’Afrique en amour au fond d’une forêt. Et les cris rauques se croisaient, s’élevaient plaintivement, sombraient dans un râle. Pour beaucoup l’extase arrivait, l’extase subite des pèlerinages, crise sensuelle qui renverse l’homme pantelant d’abord, puis inerte et comme évanoui.
« O Dieu ! ô Dieu ! ô Dieu !… »
Mais avant cette extase, avant du moins qu’elle ne soit générale, devait se recevoir la grande bénédiction du Maître, par quoi vient aux disciples une parcelle de la baraka, et qu’on remporte précieusement à ceux « dont les pieds sont restés là-bas »…
Le temps pressait.
« O Dieu ! ô Dieu !… »
Alors le chériff, son visage transfiguré par l’éclairage du soleil baissant, les galvanisa brusquement d’un sursum corda.
— O frères du tapis ! Élargissez vos âmes !… Adorez le Seigneur autant que les sables sont étendus !…
Et les sables s’étendaient dans une magique gloire pourprée. Et cette religion devenait ce qu’elle est, la religion des espaces cruels. L’astre du jour baignait de rouge la plaine infinie, et la zaouïa tout entière, et la koubba de Sidi-Bou-Saad, et les têtes pâles des rebelles, des Beni-Mezreug d’hier, alignées sur les créneaux…
Elle tombait maintenant, syllabes lentes, la baraka suprême, la bénédiction :
Je bénis les malades, qu’ils soient guéris !
Je bénis les affligés, qu’ils soient consolés !
Je bénis les absents, qu’ils soient sanctifiés si leur foi demeure entière !
Je bénis l’eau de vos puits, les dattes de vos palmiers, les orges de vos oasis et les petits de vos chamelles !
Je bénis vos biens ! Je bénis votre sang !
Je vous bénis, ô frères du tapis, ô pèlerins !
A ce moment, des voix affolées réclamèrent, et des corps prostrés se relevèrent, pour s’élancer, ruisselants de larmes farouches.
— Et moi, Sidi ? Et moi ?… Et moi ?…
Mais le chériff les cloua sur place, d’une domination pareille à celle de nos magnétiseurs.
— O pèlerins, soyez en paix ! La baraka est pour tous et pour chacun !
Et sa main restait levée, sa main qui les possédait, sa main de Maître tenant en bride tous les Djazertïa de ce monde. Puis il la laissa retomber — et les râles agonisèrent de nouveau, cris de tigres en rut, comme voulus par lui — et ce fut l’ultime folie, l’extase déchaînée, les ivresses, les délires, l’apothéose de Mozafrane parmi la démence voluptueuse, parmi les magnificences du couchant de rubis et d’or.
Et demain, ils repartiront, ces khouan, ces fanatiques d’Islam, porter à travers l’Afrique et l’Asie ce qu’on leur aura dit de porter : des pardons pour les péchés, ou des avis insurrectionnels. Une âme autre que la leur animera leurs courages.
Ils repartiront.
Je m’en vais avec ceux d’Ouargla, dans bien peu de temps (car il est minuit)…
Dans cinq heures.