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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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XI

26 septembre.

… Le soleil s’est levé je ne sais combien de fois depuis mes dernières lignes — depuis que subitement, un soir très chaud, je me souviens, le vieux taleb est revenu tout essoufflé dans ma chambre.

Je reposais. Ne m’avait-il pas souhaité bonne nuit par la grâce d’Allah ?

— O Sidi ! je t’apporte une nouvelle !

Ma main tâtonnait à la recherche des allumettes. Lui continuait, parmi le noir emplissant la pièce :

— O Sidi ! que le Puissant soit remercié ! Tu désires, n’est-il pas vrai, envoyer tes papiers d’écriture là-bas à Ouargla, pour la France ? Sidi, tout à l’heure, Inch’ Allah, part un de nos mokaddèmes à peu près dans cette direction. Il a une escorte, et je connais, comme mon fils spirituel, le kébir de cette escorte. Si tu veux lui confier tes feuilles noircies, il les remettra à un autre, très fidèle — et celui-ci les remettra encore à un autre — et ainsi de suite jusqu’à ce que le message soit aux mains de tes frères français, jusqu’à ce que ton vœu soit accompli, par la protection du Dieu clément et miséricordieux…

Les lendemains de cet événement, je n’ai rien écrit.

Séparé du « journal » où mes premières impressions se reflétaient sans art et sans fard, je me suis retrouvé plus triste. La mère arabe doit éprouver un douloureux vide analogue quand s’en va le chamelier portant à l’enfant lointain le beurnouss d’hiver qu’elle a tissé, durant des jours, fil à fil. Plus de travail enchaîné, qu’on puisse rattacher à l’idée des êtres chers. — Alors, nulle énergie : un voile de dégoût sur l’existence coutumière, un néant. Puis les heures glissent. — Elle commence un autre beurnouss, la femme arabe. Et moi je recommence à « noircir » d’autres feuillets, à les remplir de réflexions qui tourneraient facilement au chagrin. J’en oublie de mentionner que mon fauteuil — il était temps ! — fut reconstitué. On me roule matin et soir dans les sentiers des palmeraies, dans les cours et les galeries sans nombre de la zaouïa.

Il y a quelque chose de si lamentable à me sentir en pousse-pousse, pareil à un vieil infirme ! J’en subis l’humiliation même devant les négresses — compagnes des « dames » djazertiques — que je rencontre parfois dans le quartier des serviteurs.

— Le salut sur toi, Sidi !

— Sur toi le salut !

Elles se poussent du coude, amusées, provocantes et hardies. Puis elles s’éloignent vers les habitations des épouses chérificennes, en se retournant plusieurs fois. Et les ruelles grises, les placettes de ce coin grouillant me semblent moins gaies de leur absence, de ce que leur jeune vie animale et joyeuse ne s’ébat plus là.

Cependant tout est mouvement dans ces populeux parages. Tout est bruit, couleur bariolée, enfantillage nègre qui me surprend. Par contre, le quartier des chériffs, là-bas, se tait, monastique et pensif. Il entoure comme il convient la sainte koubba des tombeaux. Les Djazerti, toujours éclipsés pour moi, sont cachés en ces demeures dont l’accès défendu se barre de massives, de rébarbatives portes ferrées.

— Regarde, ô Sidi ! murmure le taleb.

Ainsi les hommes de la famille, pour le conseil et la méditation, se groupent près de leurs pères défunts. Aux morts, cette mosquée du miracle qui s’est construite seule en une nuit. Aux vivants, les trois autres côtés de la place principale, colonnades basses, en marbre blanc patiné de blond sous le soleil. C’est austère — mais d’une austérité d’Afrique, d’Arabie, de Perse, où le recueillement pose un doigt de silence sur sa bouche voluptueuse qui se souvient et qui sourit.

— Regarde, ya Sidi ! Regarde, insiste le bon Si-Kaddour.

Car il marche près de moi, le taleb, gravement, à gauche du fauteuil rouge poussé par Barka et par Abd-el-Khader, l’autre grand diable de nègre à mon service particulier. Et Bou-Haousse suit par derrière avec un certain Bachir. Et les femmes nomades — venues ici pour « l’aumône » — ouvrent très grands leurs sombres yeux à voir tout à coup passer ce cortège. Et les cavaliers dédaigneux ne tournent point la tête vers nous… « Roumi, chrétien fils de chrétien, chien fils de chien… »

Mais cinquante mioches au moins, garçons et fillettes, des nègres, des blancs, des bistrés, vêtus d’étoffes rayées de bleu ou de petites tuniques claires, se heurtent derrière le fauteuil. Ils nous suivent sous les figuiers blancs, sous les palmiers à panache et jusque sous les pins d’Alep, qu’on croit hantés. Pendant deux heures ils nous accompagnent, mouvante et tapageuse escorte. Et parfois, lors des arrêts, les plus émancipés se risquent en avant, rieurs, effrontés, semi-peureux, pour me contempler.

— Ya El-Aïd ! Ya Mabrouk ! Ya Tahar ! Ya Mesroud ! Ya Zorah ! Ya Fatma ! Ya Khadoudja !

Ils s’interpellent, se pressent, crient, chuchotent et s’effarent. Tirant la langue, ils me désignent du menton.

— Le voyez-vous ? Par Allah, il est destiné aux géhennes ! Ak Rabbi ! il mange les enfants tout crus !…

La terreur qu’ils ont de moi est un très savoureux piment à leur curiosité. Un mouvement de mon doigt les fait frémir. Mon dangereux regard les éparpille. On dirait alors une bande de moineaux qui soudain prend son envol.

Puis ils reviennent, plus nombreux.

Et tantôt l’ombre fraîche et tantôt la lumière saharienne alternent leurs séductions, estompant, éclairant ces choses, si loin de Paris, — ces choses sans portée, qui prennent tout de même l’esprit et les nerfs à force de simplicité.

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