Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
XX
14 octobre.
Autre température ; autre cloche, autre son.
— Ya Sidi, s’enquiert le taleb, ton âme paraît lourde. Ta jambe te fait-elle donc mal ? Ou moi, ton serviteur, t’ai-je déplu par quelque parole indigne d’un ami ?
Pauvre Si-Kaddour…
Il devrait bien le savoir (surtout par l’observation de ses coreligionnaires) : l’humeur de l’homme change plus vite que la direction du vent. Et précisément, le vent joue son rôle dans mon actuel marasme… La tempête souffle au Désert depuis ce matin, le simoum ou chéhili que nous prédisaient les sansonnets par leur vol baissé. Elle souffle, en l’horreur sans limites du Sahara blême. Elle se déchaîne, froide, rageuse, sauvage, dominatrice. Le sable tourbillonne, « fume » au-dessus des dunes, cingle comme une pluie sèche le feuillage des palmiers ployés en deux sous l’ouragan… Une désolation vraiment, ce nuage de grès effrité qui ne connaît point d’obstacles, qui se glisse jusqu’au fond des appartements les mieux clos.
Personne aujourd’hui ne passe en vue de ma fenêtre ; tous les habitants de la zaouïa se cachent, se blottissent, se terrent comme des chacals ayant pris peur. Il faut le dévouement de Si-Kaddour pour braver à cause de moi cet enfer lugubre et lamentable.
— Ya Sidi, tu es au-dessus de ma tête et de mes yeux ! Ta joie, c’est ma joie. Aussi mon humble moi te supplie de surmonter ton irritation, et de ne pas rester fixé dans le premier degré de l’esprit.
J’accordai la faveur d’une réplique à Si-Kaddour.
— Que signifie, ô taleb, ce premier degré de l’esprit ? Serait-ce le bas de l’échelle qui monte vers l’extase ?
Si-Kaddour sourit dans sa barbe, heureux d’avoir à ratiociner.
— Ya Sidi, excuse la liberté de mes lèvres qui vont te contredire. Peut-être d’ailleurs ta haute science veut-elle simplement m’éprouver. Les sept degrés de l’esprit, Sidi, ne mènent point par eux-mêmes à l’extase, car l’esprit est l’ennemi de l’extase. Celle-ci nous vient seulement de l’âme immortelle, du cœur corporel et de cette fibre mystérieuse nommée nefs, qui n’est, comme tu sais, ni du corps ni de l’âme… Non, l’esprit ne nous mène point à l’anéantissement en Dieu. Il s’y oppose même. Et c’est, tu le conçois, Sidi, pour qu’il cesse de s’y opposer qu’on se trouve obligé de lutter avec lui, de l’assouplir, de diminuer ses interventions jusqu’à ce qu’il se tienne coi, devenu désormais pure modestie et pure sagesse. Veux-tu connaître, Sidi, les phases qu’il traverse alors ?
Je n’y tenais pas essentiellement. Pourtant je préférai la voix de Si-Kaddour aux clameurs de la bourrasque.
— Les sept degrés de l’esprit, ô Sidi, sont tels que les a fixés l’illustre Bou-Saad-ed-Djazerti (Dieu augmente sa félicité !) :
1o L’esprit enclin à la révolte ;
2o L’esprit blâmant ;
3o L’esprit inspirateur, et qui cherche ;
4o L’esprit calmé ;
5o L’esprit satisfait ;
6o L’esprit satisfaisant ;
7o L’esprit perfectionné. Et chacun de ces esprits, Sidi, nous est clairement indiqué par la couleur qu’il évoque en nous…
J’avais bien ouï parler, à Paris, de la couleur des voyelles découverte par Arthur Rimbaud, mais jamais de la couleur de l’esprit.
— Ya Sidi, par la Mecque et Médine, l’esprit enclin à la révolte éveille la sensation d’une lumière rouge. L’esprit blâmant et jaloux voit jaune. L’esprit qui inspire voit bleu. Et, de degré en degré, la lueur est blanche, verte, grise, jusqu’à l’esprit perfectionné, lequel n’a plus, comme ta connaissance extraordinaire le devine, aucune préférence. Ce désirable esprit voit successivement les sept couleurs de l’arc-en-ciel…
Et comme je ne puis m’empêcher de rire, Si-Kaddour gémit :
— O Sidi, Sidi ! ne crains-tu pas d’être à la fois dans le premier et le second degré de l’esprit ? Si tu étais musulman. Sidi, je t’engagerais à prononcer cent mille fois le nom d’Allah et soixante-dix mille fois le nom de ses vertus magnifiques. O Sidi ! ô Sidi !! ô Sidi !!!
Il faisait ainsi concurrence aux plaintes aiguës de la tempête. C’était beaucoup ; c’était trop.
Je m’en débarrassai sous le prétexte d’écrire. Mais le sable poudre mes pages, et les nuées parcourant le ciel m’empêchent de distinguer mes mots. Au propre et au figuré je vois gris, bien que je n’aie pas l’esprit satisfaisant — ni satisfait.