Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
AVERTISSEMENT
Quand l’ouvrage que voici, très simple, qui résume et synthétise de longues enquêtes lointaines, a paru dans un de nos grands périodiques[1], j’ai reçu beaucoup de lettres trop indulgentes dont les auteurs me demandaient tous, comme un peu angoissés :
[1] Revue de Paris, sous le titre de La Mille et Deuxième Nuit.
Ces enquêtes même dont je parle ont en partie paru dans ”Minerva”, revue des Lettres et des Arts, en juin-juillet 1902.
— Est-ce vrai, votre récit ? Existent-ils, ces Djazertïa ? Où se trouve-t-elle sur la carte, cette zaouïa de Mozafrane ?
Il s’agit de s’entendre : les questions sur l’authenticité d’une observation ne sont pas usage d’hier. Aristophane en dut recevoir aussi, concernant la ville des Oiseaux. Mais il n’avait pas besoin d’y répondre, car tous les citoyens d’Athènes reconnaissaient ceux qu’il avait voulu faire mouvoir dans la liberté révélatrice des fêtes de Dyonisios… Tandis que mes personnages (j’entends les réels) guettent loin de nous, loin de la France, là-bas, là-bas — au delà de la mer, des montagnes et des sables. On ne les reconnaîtra point, car on ne les connaît guère. Mais ils sont pourtant. Ils sont un danger sérieux, ils sont une menace innombrable. Pour les dépeindre l’un après l’autre, sous leurs noms particuliers, dans leur résidence propre, les forces de ma plume — encore moins le courage des lecteurs les plus bénévoles — n’y suffiraient pas.
Sans le vouloir et — chose un peu plus grave — sans le bien savoir, la France a causé le grand mouvement religieux, social, moral et politique qui transforme depuis quarante ans les musulmans du Sahara. Or, ce mouvement s’est étendu beaucoup plus loin que nos armes… Il conquiert l’Afrique, brune ou noire. Il gagne l’Asie, pénètre l’Inde, entame la Chine, se glisse d’une part jusqu’aux îles de la Sonde, de l’autre jusqu’au Baïkal.
C’est l’Islam en marche. Plus exactement, ce sont les « Ordres » religieux en marche, avec leurs doctrines opposées parfois à l’esprit du Koran. Ce sont les « Saints » en marche, et que nous avons laissé marcher.
Nous ?…
Non pas nous d’aujourd’hui, du commencement du XXe siècle ; mais nous de l’histoire, nous de la conquête, sujets de Louis-Philippe et de Napoléon III.
Nous n’avons pas cru mal faire : et peut-être ne pouvait-on mieux faire… Il y a toujours une époque trouble, quand un continent vient envahir un autre continent, quand une civilisation se rue à travers une plus ancienne culture tombée, qu’elle nomme barbarie, et dont elle admire en même temps les pittoresques détails.
On admira — très fantaisistement. Sur un fond de mirage passèrent des beurnouss flottants, des chevaux qui se dressaient, des fusils agités dans un délire de fantasyïa. On vanta ces « fils de grande tente », vaincus magnanimes, nobles et généreux. Mais on ne devina point que la noblesse d’âme arabe n’est pas sœur ni même parente de la noblesse d’âme européenne. On attribua sans hésiter à ces nouveaux « soumis » français nos qualités et nos défauts, nos tendances et nos désirs, nos hésitations et nos répugnances. Et c’est sur ce malentendu que fut organisée la victoire — malentendu foncier, absolu, tellement difficile à réparer…
Je ne voudrais pas là-dessus être jugé arabophobe. Les fils d’Ismaël sont aussi intéressants que le peuvent être les habitants des Alpes ou des Karpathes, par exemple — et même supérieurs à tant de races un peu frustes qu’on pourrait citer, entre l’Oural de l’est et cette dernière pointe occidentale où notre vieux continent vient finir dans l’Atlantique. Mais les Arabes — puisque humains donc — sont un mélange inégal de vices et de vertus ; et nous n’avons compris autrefois ni ces vertus ni ces vices. Nous avons négligé ce qui était. Nous avons visé ce qui n’était pas. Notre effort d’assimilation a ressemblé parfois aux trop fameux coups d’épée dans l’eau…
En ce passé, peu de gens discernèrent — parmi d’autres questions capitales — l’importance exacte des « Ordres » religieux musulmans, soit ceux du Nord touchés par l’influence turque, soit ceux plus énigmatiques du Sud, grand désert aux mornes aridités. On ne voulut voir là que fantasmagories de mendiants, ou moyens et masques d’ambitieux réfractaires. Des doctrines mystiques presque rien ne transpira, ni leur différence si petite à la fois et si immense avec l’officielle religion d’Islam : c’était prétexte à légendes curieuses, voilà tout.
Du reste, en ce temps, et jusqu’en 1850 ou 1855, la proportion des « affiliés » aux confréries se trouvait faible (à peine de cinq pour cent, peut-on croire) parmi les nomades, les chameliers, les pasteurs, les cavaliers de la Chebka, du Gaci, de l’Erg ou de la Hamada[2] — et de même parmi les habitants sédentaires des ksour et des oasis. Actuellement, je l’estime à quatre-vingt-quinze pour cent, et, ce faisant, je me crois optimiste. Qu’on veuille bien méditer ce chiffre approximatif : quatre-vingt-quinze pour cent de nos sujets, de nos auxiliaires, de nos miliciens recevant des confréries — mystérieuses ou avouées — un mot d’ordre qui, dans tous les cas, demeure secret…
[2] La Chebka est un terrain semé de rocs anguleux, fissuré de ravins profonds. La Hamada est un plateau rocheux et plan, sans eau possible et sans vallonnements. L’Erg, c’est la dune mouvante. Le Gaci est un sable ferme, semé de petits cailloux. Ce sont les quatre aspects principaux du Sahara.
Pour provoquer ce développement (que nous avons tardé quarante ans à reconnaître), pour amener cet essor, a suffi notre contact abhorré. Nous étions plus — ou moins, si l’on préfère — que des vainqueurs : nous nous appelions les Roumis, chrétiens impurs… — ceux envers lesquels chaque vengeance est bonne, et chaque duperie excellente, et chaque trahison meilleure : petites attaques, vols variés, ruses d’influences, escamotage de l’impôt, faux renseignements, pièges tendus, prières ardentes et constantes demandant « le mal pour les Infidèles sous le ciel d’Allah » — toutes vertus, ces perfidies, qu’on l’admette bien ; toutes « bonnes actions », tous mérites inscrits jour à jour Là-Haut par l’ange-scribe, et dont le compte totalisé devait embellir la future existence du Croyant dans l’un des Paradis…
Nous nous trouvions de plus, en tant que race, mal connus des indigènes — quelque genre maudit, tenant le milieu entre de très odieux humains et d’infâmes fils du Chitane (démon). Nous étions, en un mot, légendaires : car notre choc fut le premier heurt non musulman reçu par ces peuples simples, restés asiatiques en leur terre adoptive. Ce choc les tira de leur torpeur, amena leur enrôlement dans les « confréries » (elles végétaient à peine alors ; elles manquaient d’argent et de prestige ; mais elles étaient musulmanes, et elles étaient là). Ce fut la vaste association mystique des nouveaux khouan, le mouvement créé contre nous, et s’épandant maintenant, sans qu’on discerne bien ses buts, sur un tiers du globe… Débordement d’un fleuve formidable et lent, qui sera peut-être utilisé par nous en Afrique — si nous savons savoir — si nous pouvons contenir son flot, guider ses ondes — ou qui passera plus loin, comme passe l’eau ravinant les sables, jusqu’au roc…
Les grands chériffs[3] religieux sont les descendants directs, authentiques de Mahomet (je parle naturellement d’authenticité arabe), soit par Fatimah-Zorah, sa fille bien-aimée, soit par Abou-Bekhr, son oncle vénéré. Mais l’ensemble de ces diverses filiations forme une aristocratie religieuse qui s’est toujours crue supérieure à l’ancienne aristocratie guerrière du Nord (abaissée depuis par nous), et qui demeure maintenant, triomphante, debout dans ses draperies de fine laine immaculée, en face des Roumis mécréants.
[3] Le véritable pluriel arabe de : chériff donne : cheurfa ou chorfa. Les chorfa du Maroc et du Nord-Algérien, qui prétendent descendre des Almohades, sont nombreux, jusqu’à former des tribus entières, ou tribus nobles. Le chériff du Sud est, au contraire, en général, un personnage isolé, lui et sa famille, au milieu de son peuple moins orgueilleux. Il répond davantage à l’idée qu’on se fait, en France, du titre de mahdi, très ancien et aristocratique également, puisque Ibn-Toumert, le fondateur des mêmes Almohades, se faisait déjà appeler mahdi.
Ils se déclarent, ces chériffs, successeurs et continuateurs des saints soufis d’autrefois, des pieux ermites de l’Islam. En vérité, la pauvreté des vieux solitaires est devenue richesse. Les humbles cellules de pénitence ont cédé la place aux solides bâtiments des zaouïas. Bien d’autres détails ont retourné la lettre et l’esprit du soufisme : mais à cela près, le soufisme vit encore, et les mots durent plus longtemps que les principes pour lesquels ils furent créés.
Au IIe siècle de l’hégire, alors que les soixante-douze sectes hétérodoxes musulmanes aboutirent à la doctrine de l’humilité, unification dans une vie plus sainte, les ermites de ce temps, au lieu du titre de fakir (pauvre, mendiant), prirent peu à peu celui de soufi, dont l’origine est obscure. Aujourd’hui, les docteurs arabes veulent le tirer du mot safi, sage, qui lui-même vient de filsafa, philosophie, expression tirée jadis du grec. Mais d’autres préfèrent y trouver la racine : souf, laine, et s’en réfèrent, comme preuve morale, aux instructions des plus antiques théologiens, à celles aussi des livres sacrés :
« Habillez-vous de vêtements de laine, afin de mettre la simplicité de la douceur sur votre corps et dans votre cœur.
« Habillez-vous de vêtements de laine, afin de connaître la vie future.
« Habillez-vous de vêtements de laine, afin de vous approcher de la vertu : car la vue de la laine donne au cœur la réflexion ; la réflexion produit la sagesse ; la sagesse tient lieu de sang dans le corps. »
Ces ascètes avaient pour règles de vie matérielle trois articles principaux :
« Cache tes projets, le but de tes voyages et tes idées personnelles de théologie ;
« Aide par tous moyens ceux qui croient au Dieu unique ; aide-les contre les Infidèles ;
« Protège contre toute atteinte la pauvreté, manteau des Envoyés. »
Et cette pauvreté était ainsi définie :
« On est réellement pauvre lorsque, n’ayant rien, on ne désire pas ce qu’on n’a pas, — ou lorsque, ayant quelque chose, on considère ce quelque chose comme n’étant rien. »
Ce n’est pas sans motif que j’écris cette phrase la dernière, en guise de transition. Il s’est rencontré, dans ces temps passés, des hommes pour la trouver très ingénieuse. Ils en firent une transition également, qu’ils adaptèrent à un nouvel état : celui du saint vivant à l’écart, mais entouré de richesses. Il est si facile, quand on est sûr de les garder et de les transmettre aux siens, il est si aisé de « regarder ces biens comme n’étant rien » ! De sorte qu’ils prononcèrent désormais, les soufis, le vœu de pauvreté sans être pauvres, d’humilité sans être humbles, et de renoncement en ne renonçant à quoi que ce fût : c’étaient les « saints », les ouali fondateurs des ordres actuels.
Ceci se passait environ au VIe siècle de l’hégire, pour certains ordres très anciens, tels que les Khadrïa et les Saharaourdïa, « ordres » qui dérivent eux-mêmes d’autres précédents groupes théologiques. Et comme la méthode paraissait excellente, il y eut des imitateurs en nombre si considérable que leur fastidieuse énumération remplirait des pages ; chacun d’eux fondait sa « confrérie » particulière, basée sur des miracles non moins particuliers, et faisant pressant appel à la libéralité des fidèles. L’argent affluait, les dons en nature aussi, sous le nom de sadaka ou ziara. Et le « saint », qui, d’ailleurs, avait presque toujours établi ses doctrines sur des bases mystiques, distribuait les prières, les conseils et les amulettes, en échange de ces profanes biens « qui étaient, mais n’existaient pas ».
La mort de chacun de ces « saints », habilement mise en scène par ses enfants et ses proches, attira davantage et mieux l’attention des croyants. Il n’existait pas alors d’« affiliation », ou fort peu ; seulement de la vénération et des dons réitérés. On venait toucher le tombeau où reposaient les précieux restes — presque toujours ramenés par une chamelle bénie près de la fontaine (non moins merveilleuse) jaillie autrefois sous les pas du pieux disparu. Et c’est là, englobant la sépulture où s’accomplissaient cent miracles, que s’éleva chaque zaouïa-mère, chaque « chef-lieu » de confrérie.
Au cours des siècles, l’intérêt, l’ambition, firent surgir encore et toujours de nouveaux « ordres » d’un enchevêtrement confus.
C’est alors qu’intervint notre domination. Vingt-deux ans d’angoisse, entre la prise d’Alger et la prise de Laghouat, rapprochèrent les populations sahariennes de leurs « saints » aux doctrines réconfortantes, par un phénomène psychique et physiologique tout analogue au mouvement de dons et de fondations pieuses qui, chez nous, précéda l’an mil.
Les Arabes du désert, nomades ou ksouriens, trouvèrent dans les chériffs les organisateurs de la résistance — non pas résistance ouvertement guerrière, comme au Nord-Algérien, — mais ondoyante et rampante, mieux dans leur goût d’embuscade et de guet. Il y régnait plus de rêve que d’action — mais l’action cependant éclatait çà et là, brutale — coups de main, razzias, assassinat de nos officiers ou de nos nationaux.
Puis, à mesure que les « ordres » du Nord, sorte d’organisation féodale, étaient découronnés par nous, leurs fidèles se rejetaient aux confréries du Sud, du grand Sahara où la surveillance était mal possible, et dont les enseignements d’extase répondaient mieux à l’amour du merveilleux.
Ce fut donc la renaissance des « ordres » sahariens ; de religieux ils devenaient politiques et sociaux ; ils profitaient de tous nos impairs ; ils s’enrichissaient de toutes nos maladresses ; ils nous suscitaient des difficultés grandes et petites, ouvrant sous nos pas des pièges si bien cachés que le flair arabe lui-même ne les eût peut-être pas reconnus. Les Tidjanïa, qui, depuis, nous sont devenus favorables, étaient encore hésitants ; tous les autres s’agitaient, hostiles, et Si-Snoussi, notre terrible ennemi, commença à préparer ses embûches. Né dans la province d’Oran, à l’Hillil, près de Relizane et de Mostaganem, il était parti à la Mecque, poussé par des idées d’ambition religieuse. Il s’y trouvait quand nous enlevâmes Alger. Avec une intuitive pénétration, il comprit qu’au Sahara était l’avenir des « ordres » mystiques ; revenu se poster en Tripolitaine, il attendit, il nous surveilla, fondant sa première zaouïa vers 1843, presque au sud de la Tunisie actuelle. Puis, quand nous fûmes enfin au seuil du Désert, il agit : ses doctrines se répandirent avec une rapidité déconcertante à partir de 1855. Leur maximum d’influence, semble-t-il, fut vers 1895 ; mais leur force, appuyée sur de très ingénieux miracles, est toujours immense, — la même nous ayant coûté tant de vies précieuses — puissance occulte qui met en branle d’invisibles rouages jusqu’au Maroc et dans tout notre rivage d’Afrique, et qui, en dehors de ses trente-trois zaouïas succursales (ou vastes établissements socialo-théologiques) élevées parmi les sables de l’antique Cyrénaïque, en possède six en Tripolitaine, cinq au Soudan, quatorze au Baghirmi et à l’Ouadaï, trois en Égypte, deux à Constantinople, vingt et une en Arabie, sept en Asie Mineure, et plusieurs en Perse, au Turkestan, l’on ne sait ni combien ni où !…
Les autres « ordres » importants ont, avec moins d’action peut-être, un nombre de zaouïas également considérable ; même de petites confréries secondaires en possèdent chacune une dizaine : on voit donc quelle multiplication de foyers d’influence d’où sortent les messages du spirituel et du temporel, les avis de charité et de politique, les intrigues inavouables et les appels à la vertu.
Appels à l’argent également. Et, dès que le chériff demande, on lui donne : des douros aussi bien que des âmes ou le concours à la Guerre Sainte. C’est pourquoi l’impôt nous échappe si souvent au Sahara. C’est pourquoi notre influence sur les indigènes, au lieu d’augmenter, semble décroître depuis quatre ou cinq ans…
Malgré la jalousie qui souvent frémit entre ces divers « ordres » — jalousie d’ambition financière — leur action devient commune aussitôt que le conseille l’intérêt supérieur. Et cet intérêt supérieur ne peut guère être que de deux sortes, constituant chacun un péril :
1o L’extension du mysticisme ;
2o Les torts à causer au Roumi, au chrétien qui souille les terres d’Islam, au fils de chien qu’Allah confonde…
Par l’expression « torts à causer », j’entends les grands dommages et les petits pouvant résulter de l’union des khouan. Elle se produit parfois, cette union, de façon tout inattendue, comme à Margueritte en avril 1901. Je ne sais si la justice requérante, dans l’extraordinaire procès des insurgés du Zaccar remis de semestre en semestre, gardera ceci entre les griefs de l’acte d’accusation ; mais j’espère qu’on « voudra bien croire » un observateur, un témoin oculaire des tragiques événements et qui, les jours de leurs préambules, crut devoir avertir quelques personnalités qualifiées, lesquelles sourirent et ne crurent pas.
Bref, en ces montagnes du nord de l’Algérie, si près de la mer et d’Alger pourtant, arrivèrent un soir — et c’était la semaine d’avant la révolte — des beurnouss étrangers que nul ne remarqua. Cependant leur aspect me frappa prodigieusement, quand j’aperçus ceux d’entre eux qu’un hasard mit en ma présence : par exemple, deux hommes se donnant l’allure de marchands, vêtus comme on l’est seulement entre Ouargla et le Touat ; puis, le lendemain, — se cachant si peu qu’il cherchait abri dans les auberges françaises, — un saint homme, suivi de son khodjah ou secrétaire, tous deux portant le turban du Figuig dont j’arrivais alors.
Dès l’avant-veille du massacre, un cafetier maure me dit : « C’est un mokaddème[4] de Bou-Amama. » Aussi j’eus moins d’étonnement, quand l’insurrection fut en marche, d’apprendre que le premier acte du chef Yacoub avait été d’envoyer quatre chevaux de gada[5] au même Bou-Amama, le vieux chériff qui guettait au loin, dans les palmeraies du grand sud.
[4] Envoyé, missionnaire.
[5] Hommage et soumission.
Qu’on se rassure : je ne vais pas conter l’insurrection dans ses détails, j’en reste au fait qui tient directement à mon sujet : les confréries religieuses sahariennes, et se rattache mieux encore au point particulier des alliances de mokaddèmes issus d’« Ordres » variés.
Il y avait donc, à Milianah et à Margueritte, le mokaddème de Bou-Amama, confrérie des Amamïa. Il y avait ces deux Touatiens, qui me furent révélés plus tard comme venant des parages de l’est et d’un ordre dont on devine facilement le nom, puisque c’est le plus menaçant de tous.
Il y avait aussi, vêtu d’une veste de soie verte sous ses draperies blanches, un mokaddème de troisième origine, que le public crut être de Bagdad, par ignorance des filiations, et qui se trouvait, je crois, simplement de Tripolitaine, de ces sous-rameaux qui nous aiment peu parmi les Khadrïa, disciples du défunt saint qui vécut en effet à Bagdad, mais il y a mille ans passés : Sidi-Abd-el-Khader-ed-Djilani…
Tous, unissant leur triple influence, prêchèrent la révolte dans les ravins touffus qui se creusent derrière le village de Margueritte. Ils annoncèrent l’Heure venue. Et sur leur invitation le sang coula… Lorsqu’on cerna les insurgés, un peu tard, les mokaddèmes avaient disparu. Mais ils avaient été vus par environ cinq mille Arabes et par plusieurs centaines d’Européens, dont moi, qui signe ces lignes. Et sans avoir bien compris, encore aujourd’hui, pourquoi les Confréries lointaines voulurent cette révolte en ce jour, en ce lieu, à cette heure, je m’émerveille néanmoins de l’entente qui se fit là de trois « Ordres » si éloignés, fils de sables si peu voisins, pour égorger au Nord quelques colons de la race étrangère.
Il est vrai que, possiblement, le projet fut d’en égorger davantage ; mais ceci, nul ne le sait de façon à proclamer : je suis sûr. La seule réalité prouvée, c’est l’harmonie des khouan divers lorsque les désirs sont communs, et c’est aussi (mais on ne l’ignorait point) l’influence occulte des zaouïas lointaines se faisant sentir — désagréablement — aux endroits les mieux « en nos mains ».
Du Sud vient l’étincelle, et le Nord flambe ; mais il flambe — ou peut flamber — parce qu’il est bien préparé ; dans nos administrations, nos bureaux, aux eaux et forêts, aux ponts et chaussées, partout où nous employons des indigènes, les Ordres cherchent à recruter le plus possible d’affiliés, pour en faire autant d’agents secrets. A plus forte raison parmi les indépendants, charbonniers de la montagne, artisans des échoppes de la ville, où la civilisation pénètre avec tous ses inconvénients, sans aucun de ses avantages moraux. Nous apportons ainsi aux Arabes et aux Berbères nos vices européens qu’ils joignent à la collection des leurs. Mais dans ces cafés maures où revient toujours l’indigène (même s’il est allé boire l’absinthe dans un cabaret maltais ou espagnol), dans ces cafés maures on croit autant qu’autrefois, plus qu’autrefois, à la venue d’un Maître de l’heure qui, précédant le Génie de la destruction ou Antéchrist, jettera comme première œuvre tous les Roumis à la mer. Et ce Maître de l’heure, chacun des croyants se demande s’il ne sera pas le cheikh et chériff de sa confrérie personnelle…
Il faut donc veiller, au Nord et au Sud, et veiller ne veut pas dire conquérir de nouveaux sables. La question d’extension de nos territoires, de nos postes d’occupation, n’est pas primordiale : l’essentiel, je le répète, c’est de comprendre, de se défier — oh ! toujours se défier. Et ne pas compter, pour prendre des mesures, sur je ne sais quels lendemains qui peuvent luire en des aubes de sang.
« Qu’attendent-ils donc ? Est-ce l’heure qui les surprendra à l’improviste ? Elle les détruira quand ils ne s’en douteront point. »
Ce n’est pas moi qui parle ainsi dans un mouvement de prophétie vain comme ceux de Cassandre. C’est le Koran, le « Livre », de nos sujets mal soumis ; on trouvera ces paroles, chapitre XLIII, dans la sourate dite des Ornements d’Or, au sujet de l’Heure redoutable, nommée aussi l’Assistance et la Décision.
Pour comprendre, hélas ! il faut apprendre. Je l’ai essayé dans la mesure de mes modestes moyens, pendant des années de patience, de séjours difficiles, d’errances fatigantes, et de fièvre, et de privations. Et ce peu que j’appris, je le rapporte dans ces pages à ceux qui souhaiteront, de leur fauteuil, vivre quelques impressions musulmanes. Et je réponds maintenant à la question de mes premiers lecteurs, en lesquels je voudrais trouver de bienveillants amis :
— Mozafrane n’est nulle part. Les Djazerti n’existent point. Mais y a, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest du grand Sah’ra, combien de Mozafrane ? Mais il y a, parmi les « Ordres » du Sud, combien de Djazerti ? Et les doctrines soufiques (presque partout semblables) ne paraîtront-elles pas plus claires, plus « objectives » ainsi animées, que languissamment éparses dans des aperçus spéciaux à chaque zaouïa, fût-ce zaouïa snoussienne ?
D’ailleurs, ces notes particulières on les découvrira, si l’on est curieux de documents, à la fin du présent volume : mais j’y donne la priorité aux sensations éprouvées. Voici leur gerbe. Sous le voile de noms fictifs, pas un fait ne se développe en ces lignes qui n’ait été observé directement. Pas un renseignement n’y figure qui n’ait été puisé aux sources les plus authentiques, puis corroboré en l’existence vraie de l’Islam mystique. Et — si j’ose terminer celle préface peut-être ennuyeuse par une tournure arabe — j’ai su ce que j’ai su… et j’ai vu ce que j’ai vu…
J. P.
Novembre 1902.