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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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XXVIII

2 novembre.

L’étuve n’exige que mes soirs.

En cette date mélancolique où Paris visite ses morts, les tombeaux m’ont attiré, et ces souvenirs du passé qui sont les tombes de sensations éteintes. Mais le soleil brillait radieux. Le Sahara m’entourait trop de sa splendeur automnale, si différente du tragique été calciné. Je n’ai pas pu mettre mon âme au régime de la tristesse.

Pourtant — et plus que certains — j’ai mes deuils. Sécheresse d’âme, alors ? Oui, dont je suis presque irresponsable, car elle ne vient pas de mon cœur : le milieu fait sur moi son œuvre, passagèrement. Ce sable est un débris de rocs. Ce peuple est un débris de race. Il garde à peine la mémoire de ses beaux jours enfuis, ceux où il transformait l’Espagne de sa civilisation créatrice, ceux où les Sarrasins guerriers venaient chez nous jusqu’à Sens. Tout est ruines, à l’Orient musulman comme à l’Occident africain de même croyance. Aujourd’hui, je ne l’ignore plus, la conquête du monde par l’Islam reprend. Soit. Mais ce n’est plus la vieille gloire d’antan, sauvage et triomphante — la gloire qui portait quelque chose de fort derrière ses étendards. Il n’y a là (sauvage aussi) que le seul progrès tortueux d’un mysticisme mené par des appétits d’argent. On apporte aux chefs de ce mouvement les offrandes de vies humaines, mêlées sur les bâts de caravane aux sacs d’orge ou de douros.

Seul le Désert me paraît toujours noble, dans ses sourires comme dans ses tempêtes, dans ses apaisements comme dans ses férocités. Et c’est pourquoi, âpre et tyrannique, il abuse de sa puissance. C’est pourquoi il m’impose cette indifférence momentanée de la vie et de la mort, cette acceptation du néant…

Certes, voilà des propos maussades ; je subis aussi sans le savoir l’impression de la Toussaint : et Faffa la gazelle, qui me regarde de ses yeux veloutés, s’en étonne, dirait-on. Elle me suit partout, cette jolie bête, plus câline et plus bondissante qu’on ne saurait l’imaginer. Sa légèreté doit faire un singulier contraste avec ma tournure d’escargot qui se traîne. Du reste, Faffa me faisant valoir et moi faisant valoir Faffa, nous attirons beaucoup sur nous deux l’attention de la zaouïa.

— Ne sois pas offensé, ô Sidi ! Ils n’ont guère vu de gazelles, car elles sont rares en nos contrées. Et jamais leurs yeux curieux n’ont connu de bâton pareil à celui-là, que nous t’avons fait d’après tes ordres.

Ce bâton (euphémisme du bon taleb) doit se nommer béquille en langage précis — la tant redoutée béquille… Mais que m’importe d’être grotesque pour quelques jours de prudence seulement ?

Je suis tellement content, au fond. Et l’espérance, chez nous natifs de l’Europe, est bien la meilleure résignation…


Ne négligeons pas plus longtemps mon pèlerinage aux saints restes.

Il s’agissait de grimper, avec des haltes, vers cette grotte où Sidi-Bou-Saad pria jadis dans la pénitence — et d’abord à la fontaine Aïn-Selam d’où descendent les rapides eaux. Tout cela m’était nouveau. Mon fauteuil n’avait pu passer dans les sentiers étroits du sommet de la petite montagne.

— Aujourd’hui, Sidi, tu vas le laisser à mi-côte !

Nous avions l’air d’un groupe d’écoliers en vacances, et Barka se tenait à quatre, pris d’un désir de pirouettes. Mais bientôt cependant, la fatigue aidant pour moi et la piété pour les autres, nous abordâmes les lieux sacrés dans un recueillement complet.

— Ya Sidi, voici la divine fontaine, la source de richesse et de salut : car son onde parfaite, que rapportent nos fidèles aux pays les plus distants, guérit beaucoup de maladies du corps et de l’âme. Et n’est-ce point un immense miracle, Sidi, qu’elle ait ainsi jailli au faîte du mont ? D’où vient-elle, cette eau bénie ? D’où ? J’ai réfléchi, et je pense, ô Sidi, que par-dessous l’horizon elle nous arrive des Jardins du Ciel.

Je n’ai jamais soufflé sur aucune croyance : assez de prose règne déjà sur l’univers contemporain. Et puis le bon Si-Kaddour ne se trompe pas entièrement : la source artésienne doit arriver (par-dessous l’horizon en effet) des hauts plateaux du Sud, analogues à ceux de l’Aïr dont les lointaines nappes mystérieuses alimentent les puits de nos oasis jusqu’à Ouargla, jusqu’à Tuggurt, jusqu’à Biskra.

— Ya Sidi ! quand le vénéré Sidi-Bou-Saad (Allah veuille lui prolonger la félicité !) vit l’eau pure couler soudain au simple choc de son bâton, il s’écria : « Loué soit Dieu dans les sept cieux et sur la terre ! » Puis, comme c’était l’heure sacrée de la prière du mogh’reb, il s’agenouilla pour ses ablutions près de la fontaine nouvelle, et dit en aspirant trois fois : « O mon Seigneur, fais-moi sentir l’odeur exquise des Paradis !… » Et dès cette heure, ô Sidi, Aïn-Selam fut sainte et très sainte : par le miracle d’abord, et par le contact de son premier flot avec un être religieux, supérieur à toute créature, notre Sublime, notre Illustre, notre Vénéré Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti !

Enfin, Si-Kaddour discourant, les esclaves nous écoutant, ma béquille béquillant, nous parvenions au seuil de la grotte, petite excavation sans profondeur et sans fraîcheur, mais de laquelle la vue s’étend, libre, sur le grand Sahara de sables aux lignes d’indicible beauté.

— IL vivait là, Sidi…

Ces quatre mots, malgré mes dispositions pessimistes, me touchèrent plus que l’habituelle éloquence du vieux disciple : « IL vivait là… » Sous cette voûte rocheuse une âme a rêvé, et voulu son rêve. Et ce rêve de doctrines et de domination persiste encore, magnifié par la renommée, agrandi par une heureuse postérité. Pour nous, c’est quelque chose, les Djazerti, un pouvoir occulte, une des volontés qui souhaitent posséder le monde jaune et noir. Mais nos cervelles françaises, critiques et irrespectueuses, ne peuvent même point concevoir ce qu’ils représentent de super-terrestre, de colossal et d’immense pour des esprits musulmans ralliés à leur dikhr.

— IL vivait là, Sidi, dans le jeûne et les oraisons. Son extase mystique était pleine d’amour des hommes, de piété, de douceur, d’humilité. Laisse-moi te lire, ô Sidi, un passage dont je t’ai souvent parlé et que depuis longtemps je projette de te faire entendre : un fragment de son admirable ouvrage que tu ne connais pas encore, intitulé : l’Or de la Lumière, révélation du Seigneur au fils retiré du monde, Bou-Saad-ed-Djazerti

Décidément, le grand Saint a produit toute une bibliothèque, car une foule d’autres titres édifiants me sont devenus familiers (sans compter ceux que j’ai déjà notés) : le Parfum du Ciel, par exemple, les Glaives de la Foi, les Diamants du Sublime Trésor. J’en oublie quelques-uns. Le taleb reprend ses bonnes habitudes de transporter des bouquins fanés dans les profondeurs du capuchon de son beurnouss…

— C’est un commentaire, ô Sidi, de ce verset du Koran : « Dis : si vous aimez Dieu, suivez-moi, Dieu vous aimera. »

Nous étions assis contre les parois mi-circulaires de la petite grotte, suavement prostrés par le temps très chaud. Des mouches, près de l’entrée, coupaient les rayons lumineux de leur cohue bourdonnante ; et la vieille voix de Si-Kaddour, lente et monotone, se mêlait au bruit de leurs ailes et formait la basse du concert.

— « … Suivez-moi, Dieu vous aimera. Mais Dieu aime aussi ceux qui ne suivent pas. Il aime tout ce qui dépend de sa volonté. L’amour, c’est la volonté même, puisque aimer une créature ou une chose c’est la vouloir.

« Or, réciproquement la vouloir c’est l’aimer. Si l’on se pénètre bien de cette vérité évidente, on demeure persuadé que tout ce qui existe, l’infidèle comme le croyant, est enfermé dans l’amour de Dieu. En effet, si l’infidèle n’avait pas été l’objet de sa sollicitude, Dieu ne l’aurait pas créé. »

Si-Kaddour ferma le volume sur son index faisant signet.

— Tu le vois, ô Sidi, j’avais raison jadis quand je te parlais de cette douceur de dogmes, et, spécialement envers les Roumis, du bon sentiment de Notre Illustre Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti.

Par cette assertion, nos vieilles discussions recommençaient. Tout recommence d’ailleurs sur cette terre : la nuit après le jour, le découragement après l’espoir. Ma riposte demeurait elle aussi toujours la même : « Les Djazerti sont guerriers, dominateurs, violents. Le sang des Roumis, notre sang, ils l’ont maintes fois versé. »

— Et cette prière, litanie du Sabre, ô taleb ! pour que je sois convaincu, tu n’aurais pas dû me l’apprendre.

Il rougit malgré son hâle, le pauvre Si-Kaddour, pendant que je rythmais la mélopée avec un zèle de vrai khouan soutenu par mon esprit taquin :

Demande de tous tes vœux un Chef juste
Dont le Sabre frappera, car c’est là l’utile !
Si de ton Chef le Sabre est affilé
Il imposera la Voie droite,
Il confirmera le Témoignage.
Prions, de par le Sabre !
Par le Sabre, ta prière sera exaucée…

— Ya Sidi : Je t’en prie, Sidi !

Mais je récitais encore :

Par le Sabre, ton aumône sera agréée,
Par le Sabre, ta vie sera sanctifiée,
Par le Sabre, ta famille sera bénie,
Par le Sabre, tu seras un saint et un pur !…

— Ya Sidi ! après tout, n’est-ce pas la vraie doctrine musulmane ? Dans le Koran, n’y a-t-il pas écrit : La force, réelle manifestation de Dieu sur la terre ?

Il se redressait, le vieux taleb. Avocat d’ordinaire conciliant, il se rebiffait. Il acceptait sa part de responsabilité dans les rudesses de l’Islam.

Sa colère me désarma vite. Je me mis à plaisanter. Et lui, voyant cela, fut terriblement confus d’avoir pris de travers la chose. Il se jeta dans des explications où il fonçait, tête baissée, pareil au fuyard qui court dans une ruelle.

— Ya Sidi, la vérité est avec toi ! le jugement sain est avec toi ! Pourtant remarque ceci : le Vénéré Sidi-Bou-Saad, quand il composait l’exhortation que tu me répètes, n’en portait pas la faute, si faute pouvait être, Sidi. L’âme du cheikh, — tu trouveras cette règle en nos doctrines et en les meilleures gloses des Livres Sacrés, — l’âme du cheikh, chaque fois qu’il enseigne, doit demeurer endormie… Oui, Sidi ! Pendant que les paroles inspirées sortent de sa bouche, le cheikh et chérif doit écouter, surpris : il devient son propre auditeur. Et les maximes qu’il a dites, il les connaît seulement par ses oreilles attentives, et non point par le mouvement de ses lèvres, encore moins par l’impulsion volontaire de son cerveau…

Ce don de prophétie (car, ainsi défini, c’est lui ; c’est l’Esprit qui parlait chez Daniel et chez Ézéchiel) n’allait pas sans me faire sourire — en dedans. Mais j’y reviens toujours, les Arabes « flairent » nos impressions avec un merveilleux instinct. Si-Kaddour répondit avant que j’aie pu parler :

— Ya Sidi ! Pourquoi doutes-tu ? Il n’y a rien de plus juste et de plus naturel… Le chériff inspiré par Allah se trouve dans la situation d’un pêcheur de perles, qui plonge pour trouver de précieux coquillages au fond de la mer. Le sang bourdonne sous son crâne, ses mains s’accrochent au rocher. Il ne sait plus rien de précis, sauf qu’il met des coquilles pêle-mêle dans son panier. Mais les perles, ô Sidi, les perles fines et rares, il ne les voit qu’après être sorti de l’eau, et juste en même temps que les gens qui l’attendaient, et qui l’entourent, sur le rivage.

La parabole se déroulait doucement, à l’abri de cette grotte miraculeuse, en ce décor de vignes et de palmiers dont le vent tiède faisait frémir les branches — les beaux palmiers, les arbres féconds et précieux qu’Allah créa le sixième jour en même temps que l’homme, parce que, sans eux, l’homme n’aurait pu vivre au milieu des Déserts.

— Et d’ailleurs, ô Sidi, souviens-toi combien Sidi-Bou-Saad aimait les arbres : on ne peut avoir l’âme cruelle quand on est ainsi. Il les aimait au point, tu le sais, d’avoir fait planter par des chameliers et par quelques marchands cette oasis miraculeuse. Il les aimait… tels des enfants chers. Il les aime encore jusque dans le tombeau. Et les arbres le lui rendent. Le gros figuier, près de la mosquée, a percé le mur d’un effort de ses racines — et voici que son étreinte enserre affectueusement le marbre sous lequel Sidi-Bou-Saad attend la résurrection.

— Je voudrais voir cela, ô Si-Kaddour.

— Ya Sidi, maintenant rien n’est plus facile.

Nous descendîmes lestement — autant qu’une béquille aidée d’auxiliaires connaît l’allure leste. Le Sahara glorieux flamboyait là-bas, roux et vermeil. Des roses piquetaient les buissons près de nous, sous les ombrages frais. Et Faffa la gazelle humait leur parfum de son petit nez dédaigneux, et soufflait, offusquée, et trottinait devant, toc, toc, toc, toc, pareille à un jeune chien très sage. Mais comme nous arrivions dans la cour d’honneur, elle partit d’un bond soudain, inexplicable, prodigieux, pour s’en aller se blottir entre les troncs multiples du figuier.

— Viens, petite, petite !

Elle ne bougeait pas.

Alors le vieux taleb conclut triomphalement :

— Tu le vois, ô Sidi, même les animaux devinent la bonté qu’eut jadis le Vénéré Sidi-Bou-Saad. Ils se réfugient en lui, ou en ce qui le touche…


Pas plus que je n’étais monté à la grotte, je n’étais entré jusqu’ici dans la « koubba des tombaux » : mon équipage eût scandalisé les fidèles. Si-Kaddour en explique le motif :

— Ya Sidi, ton fauteuil était un soulier que tu ne pouvais pas ôter… »

Et il a raison, sans conteste. Le musulman ne se déchausse point seulement en signe de respect — mais afin que ses semelles, qui marchèrent sur des choses impures, ne viennent pas souiller les nattes pures où s’invoque le nom d’Allah, Dieu Unique, Clément et Miséricordieux.

Soutenu par le taleb et par Barka, j’ai laissé aussi ma béquille à la porte, près de mes babouches. Et j’ai suivi le grand oukil, gardien d’honneur des sépultures, qu’on avait prévenu comme il sied, et dont l’amabilité de fonctionnaire très gras se répandait en courtes phrases, murmurées, susurrées, pleines d’onctueux respect. Il faisait un peu obscur, sous la coupole, entre les arabesques de stuc et les bois ciselés aux fins détails. Mais l’ombre et la piété des voix chuchotantes ne parvenaient pas à m’impressionner. Je me trouvais pris de cette bizarre gêne que nous donne le lieu d’un culte ennemi du nôtre, même si ce « nôtre », depuis l’enfance, fut oublié.

— Ya Sidi, vois ces lampes magnifiques. Leurs pierreries sont des émeraudes enchâssées d’or massif !

Les petites flammes jaunes brûlaient, à chaque travée, petites lueurs discrètes de sanctuaire. La chaire de cèdre paraissait toute noire, d’une hostilité qui menaçait. La niche plate où l’imam qui conduit la prière se place debout, dans la direction de la Mecque, le dos au public, semblait une porte reclose sur des secrets que je ne saurai point. Tout me déroutait, même les parfums : véhémente odeur de musc, de santal, de benjoin, mêlée d’un relent de moisissure, agréable et comme dépravé.

— Voici le figuier, Sidi, ou du moins sa racine qui soulève les dalles et enlace le saint monument.

C’était réel — mais je me demandai si c’était naturel. Et la sécheresse morale augmentait en moi, cette curieuse impossibilité de sentir. J’accordai pourtant les louanges nécessaires au merveilleux sépulcre qui s’est bâti tout seul en une nuit, avec les pierres apportées par les pèlerins du vivant de Sidi-Bou-Saad. Il forme un petit dôme juste sous l’axe du grand dôme de la koubba. Les pierres savaient apparemment, dans ce temps de miracles, non seulement se jointoyer, mais se sculpter, car les tombes voisines, plus nouvelles, celles du fils et du petit-fils, ne sont pas mieux travaillées que celle du grand aïeul — cependant elles sont fort belles : d’élégantes colonnettes ; des frises harmonieuses ; des inscriptions dorées qui sillonnent le marbre blanc de leurs courbes fantaisistes, proclamant en versets du Koran que tout est poussière et qu’Allah reste éternel.

Les autres parents, les Djazerti défunts, ont leur sépulture ailleurs, en ce cimetière éloigné que je vis un soir et d’où s’enfuirent des femmes, blancs fantômes voilés. Et c’est le vrai départagement, après la vie, de la fameuse chaîne spirituelle et de la chaîne corporelle ; seuls les héritiers de la baraka reposent ici, près de l’ancêtre, parmi l’ardeur des parfums et le recueillement du silence dévot.

Richesse et considération, tout vient à Mozafrane pour ces dalles augustes. Elles en sont la fortune, l’orgueil, la gloire et la raison d’exister. Elles ont, de la primitive fondation (zaouïa signifie simplement coin, ermitage, cellule), fait un palais et une ville florissante. Et leur présence mélancolique décuple pour des Arabes la volupté des richesses, la volupté de l’amour charnel.

Nous nous taisions, l’oukil, le taleb et moi, chacun occupé de nos pensées divergentes.

Or, dans un endroit plein de nuit, un balbutiement s’éleva, semblant sortir du sol même. Cette voix rauque et douce à la fois proférait des syllabes confuses. Et voilà que j’eus soudain, moi qui me jugeais impassible, le petit frisson subtil de l’approche du mystérieux. Je sentis, jusqu’à pâlir. Là-bas un khouan, un pèlerin déjà en extase, soupirait sa jouissance entre deux sanglots. Bonheur éperdu, frémissant délire qui n’a pas l’âpreté des visions indoues, parce qu’il vient des sens et non des conceptions de l’esprit.

— Cet homme est heureux… murmura près de mon oreille le taleb.

Et réellement le pauvre visage mûr s’illuminait de jeunesse supérieure, de toutes les beautés de la catalepsie mystique, et le tremblement de cet être l’amenait au spasme, peu à peu.

— Il est heureux… Encore un bienfait, ô Sidi, augmentant le nombre indicible de ceux qu’on ne peut plus compter. O notre Sublime Maître en la Vérité et la Voie ! O Vénéré Sidi-Bou-Saad, source inépuisable de tendresse !…

Tendresse ? Mes yeux regardèrent en haut. Les grands étendards de guerre laissaient tomber de la voûte les plis somptueux de leurs brocarts, prêts à flotter pour la Guerre Sainte. Et la suite des litanies du Sabre bourdonnait ironiquement dans je ne sais quelle case de mon souvenir :

Par le Sabre, nous aurons de nouveaux frères,
Par le Sabre, tu seras un pur khouan,
Par le Sabre, tes biens seront centuplés,
Par le Sabre, ton épouse sera à toi
Et personne autre que toi ne la verra !
Mais si le Sabre est mis au fourreau
Le mal s’emparera de toi.
Si tu es Khadi, tu deviendras injuste.
Si tu es Mokaddème, tu deviendras impur.
Si tu es Khouan, tu deviendras renégat.
Sans le Sabre, la science ne profite pas à vos cœurs.
Ayez foi dans le Sabre !
Si le Prophète n’en eût pas eu, l’aurait-on suivi ?
Quand le Sabre s’absente, l’Islam s’en va…
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