Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
XXXVI
14 novembre.
Toujours de l’imprévu succédant au marasme.
La caravane des pèlerins d’Ouargla et du Touat mêle, depuis ce matin, son tumulte aux tumultes précédents : et voici mon plus facile retour assuré. Mais, d’autre part, ce retour va se trouver empêché peut-être… L’heure de la poudre, chère aux croyants, l’heure des préparatifs contre l’ennemi règne à Mozafrane — et les pilons de la huitième cour broient en cadence le salpêtre et le charbon.
Car cette caravane du Touat nous apporte, avec ses dons de ziara, une demande de vengeance et la nouvelle de désordres aux sables voisins. Tel fut le motif de son retard. « Par la koubba trois fois sainte ! » depuis des jours le pieux convoi, animé par son zèle, aurait dû nous arriver ! Mais il avait été attaqué dans l’Erg, en une région dépendant, si l’on veut, de la zaouïa djazertique. Un rezzou de pillards abominables ! Perte de chameaux. Perte d’hommes. Imprécations. Lamentations. Appels à la protection du Vénéré Sidi-Bou-Saad, dont les coupeurs de route n’avaient pas respecté la ziara !
— Ce sont des Beni-Mezreug ! Chiens fils de chiens ! Fils de prostituées ! Fils du Chitane !
Il me paraît qu’en réduisant des trois quarts les doléances, elles sont — qui sait ? — encore exagérées.
— Peu importe, Sidi, m’affirme Si-Kaddour. Il va devenir nécessaire de châtier ces Beni-Mezreug, dont l’audace offense la justice d’Allah. Sans quoi leur outrecuidance, leur impiété que le Ciel confonde iraient bientôt jusqu’à piller nos troupeaux ou les jardins de l’oasis. Allah seul sait quelle est l’insubordination de ces hommes, indignes du nom d’hommes. Et certes Il est Clairvoyant : Et certes Il est Puissant et se venge !…
Le tapage assourdissant des conversations, dans les cours et dans les places, s’anime ce matin d’un air guerrier. Des gardes partent à méhari, conduisant un goum de volontaires, fusil en travers du beurnouss. Et, comme je traversais les parterres du côté de ma tonnelle, j’aperçus dans le Sahara une autre troupe nombreuse, richement montée, qui s’en allait de Mozafrane vers le Sud. En tête, un cavalier blanc… On eût dit le neveu du chériff, le glacial Si-Ahmed-ould-Djazerti.
— Ya Sidi, par la bénédiction de ta tête chérie, tu ne te trompes pas ; c’est bien Si-Ahmed lui-même (Dieu le protège et le fasse réussir !). Il va au-devant de Notre Seigneur le Grand Chériff (Dieu augmente sa gloire !) pour avertir celui-ci des événements et protéger sa dernière étape. O Sidi, que les déprédations de ces Beni-Mezreug sont impardonnables ! Ils fuient, ils disparaissent dès qu’ils ont volé et tué, les chiens, les impies, les hyènes, les jaguars ! Dieu maudisse leur engeance et interrompe leur génération !
Je ne connaissais pas un Si-Kaddour pareillement combatif, pareillement excité. Il m’a conduit voir la fabrication de la poudre, avec les produits qu’on écrase dans de grands mortiers de pierre placés entre les jambes du pileur habile et dévot. Pan, pan, pan ! Aucun accident ne se produit, et c’est merveille.
— Ya Sidi Taleb, le salut sur toi ! Allah veuille nous accorder vraiment la joie d’une journée de poudre !
— Ya Sidi Taleb, jamais tu n’auras entendu parler aussi fort une bonne poudre !
La poudre… el-baroud ! Mot que l’Arabe prononce les yeux brillants et la bouche tremblante, en l’attente exquise d’une volupté. Mot si beau qu’il évoque les bonheurs paradisiaques. Et tellement grand est l’amour de cette poudre qu’au Sahara la plupart des nomades, par figure de rhétorique, nomment leur fusil : la poudre — que ce soit un vieux tromblon, une escopette, une vieille machine à moulinet — ou l’arme la plus moderne, Remington perfectionné introduit au cœur des Déserts par les influences étrangères que vous savez.
— Ya Sidi ! ya Sidi ! la poudre va parler !
En vérité, malgré tout ce bruit promis, cette histoire guerrière ne me paraît pas sérieuse. L’essentiel est que Si-Ahmed nous ramène le grand chériff, et que j’en finisse, laissant mon brave taleb à ses belliqueuses ardeurs.