Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
XXXVII
15 novembre,
Il est arrivé, Lui, le Très Glorieux, le Pieux, le Perspicace, le Généreux, le Magnifique, le Magnanime, le Très Considérable, le Pôle de la Foi, l’Ami d’Allah, le Maître de la Voie droite… — l’Illustre Grand Chériff Sid’Amar-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti…
Il est arrivé tandis que je dormais, tandis que tous dormaient, comme tombe silencieusement la neige des pays du Nord, pendant le sommeil des hommes. Ainsi ses allures le rapprochent des choses du ciel, de celles qui sont au-dessus de notre pouvoir et de nous-mêmes ; qui nous sont envoyées, porteuses du Bien et du Mal, sans que nous discutions leur force, ni leur physique domination.
— Ya Sidi, mes yeux maintenant ne craignent plus la paix du tombeau. J’ai vécu. J’ai revu la Lumière des lumières ! J’ai revu notre Grand Chériff (Dieu augmente l’immensité de sa réputation !).
Et les vieilles mains parcheminées de Si-Kaddour tremblent de joie, en me racontant ce mystérieux retour nocturne. Par une petite poterne, Il était entré. La masse des pèlerins ne savait rien de la sublime Présence : car on n’aurait pu contenir les élans de leur amour ni l’enthousiasme de leurs fusils. Et la poudre crépitante eût fâcheusement averti les Beni-Mezreug de l’approche des utiles vengeances.
— Ya Sidi, Notre Seigneur le saint Chériff ne se montrera que demain à la foule, quand seront foudroyés ces fils de chiens. Allah sur nous ! Mais écoute, ô Sidi : ma bouche t’apporte un message. Il désire saluer en toi l’hôte de Dieu et le bonheur de cette zaouïa. Vêtu en simple mokaddème, le capuchon rabattu, il va te rendre ses hommages ici, dans ta chambre. Il se glissera inconnu le long des couloirs secrets. Sidi ! Tu le verras ! Tu le verras !!…
Éperdu, le pauvre taleb courait dans mon appartement. Il apostrophait Bou-Haousse, Barka, Bachir, Abd-el-Khader. Il faisait dérouler des tapis, puis renvoyait les domestiques par crainte des indiscrétions, et terminait lui-même la besogne.
— Ya Sidi, tu le verras !…
Et tel était son émoi que l’apparition de « l’hypocrite », de Si-Hassan-ben-Ali, qui venait à son tour m’annoncer protocolairement la fameuse visite, ne toucha point le brave homme. Il ne s’en aperçut pas pour ainsi dire — tellement troublé qu’il soupirait comme une mule qui s’ébroue — si nerveux qu’il renversa le bahut de Smyrne, seul meuble de cette pièce immense. Et son agitation finissait par me gagner. Je m’attendais à une grosse déception, certes : mais j’avais hâte de l’éprouver, d’examiner face à face le possesseur de tant d’âmes, celui dont le moindre signe peut ébranler les couches profondes du continent noir.
— Tu le verras ! Tu le verras !!…
Celui que je vis, dans un cérémonial très simplifié par l’incognito, je n’ai guère pu le juger avant ce soir, au cours d’une longue et deuxième entrevue chez lui. Et quand je risque ce mot : juger, c’est une simple formule — car on ne juge à peu près que ce que l’on connaît, compare et comprend.
Or, les documents me manquent pour ces trois primordiales opérations de l’esprit.
Mais ils me manquaient bien davantage encore à cette heure matinale du premier abord, quand je buvais le thé à la menthe sous mes poutrelles vertes, en compagnie du grand personnage. J’étais fort dérouté. Cet homme de tournure princière en son beurnouss de travesti ressemble extraordinairement à tous ces chefs, ces caïds, ces aghas rencontrés ailleurs. C’est le même calme satisfait, le même port de tête, le même air « déjà civilisé ». J’avais cru à je ne sais quoi de plus farouchement grandiose, de plus sauvage — de plus renfrogné, comme le sont toujours les autres membres de la famille, les Djazerti silencieux. Bref (je le pressentais du reste), j’éprouvai ce désappointement badaud de foule guettant un souverain et s’émerveillant de le trouver si pareil à n’importe qui — et d’une si simple, si coutumière humanité…
Il est très beau, pourtant, Sid’Amar — quarante ans à peu près — une parfaite désinvolture. Et il parle, chose surprenante. Il parle avec cette éloquence enflammée des Arabes bien-disants. Il fait des phrases — et vite — et beaucoup.
— Ya Sidi, module-t-il en saisissant sa tasse d’un geste européen, je suis allé jusqu’en la ville de Tunis, voici trois ans, lors de mon voyage à Kairouan. Vos institutions sont admirables, vos arts exquis et vos femmes très belles. Si tu veux me faire la faveur de venir chez moi ce soir, je te montrerai, Sidi, des photographies de… hé, hé, hé, hé !… Mais excuse-moi, par le Puissant, de te fixer grossièrement ainsi l’instant de la visite dont tu voudras m’honorer. Hélas, tu vas nous priver bientôt (inch’ Allah) de l’immense joie causée par ta présence — et moi, demain, je ne pourrai plus trouver de loisir. Dieu le veut ainsi. Celui qui commande, ô Sidi, doit être le premier des serviteurs.
Comme il me disait au revoir en rabaissant son capuchon blanc — semblant ainsi quelque moine de race hautaine — il me proposa le tour du propriétaire.
— Nous irons, si tu veux, par les galeries fermées, aux écuries de la cinquième cour. On ne t’a pas montré mes chevaux, je crois, Sidi.
Je le suivis, avec le sentiment très net que son air aimable et familier était un masque voulu. Il doit avoir des dents et des griffes, celui pour qui les vies humaines sont si peu, celui qui, respirant l’encens de la fanatique adoration, marche dans le prestige des miracles et dans le nimbe de la baraka djazertique…
— Ya Sidi, voici mes « buveurs d’air ». Par Allah ! les présents de chevaux sont le don de ziara qui m’est le plus agréable. Il est saint. Et notre aïeul vénéré, Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti, l’a proclamé : « Si tu entretiens ou élèves un cheval pour la cause de Dieu, tu seras compté parmi ceux faisant l’aumône. » Admire ces crinières, ô Sidi ! et ces croupes fines !… Rassasie ton œil ! Et vérifie la nourriture que je fais répandre devant leurs naseaux. Tu seras de mon avis, Sidi, en y attachant de l’importance. Le cheval noble qui hennit nous dit clairement : « Fais-moi manger comme ton frère, et monte-moi comme ton ennemi !… »
Il frappa sur l’encolure d’un superbe étalon noir.
— C’est une de mes joies, par la koubba ! Il faut emplir de bonheur sa vie, car elle est aussi courte que la traversée de l’ombre d’un arbre.
Alors il se tut. Évidemment, cette loquacité en mon honneur lui semble un peu rabaissante. Il regardait maintenant dans le vide. Il écoutait au loin, et tout près, et partout, le brouhaha des pèlerins qui chantaient ses louanges et qui tous auraient bondi, s’ils l’avaient su là, pour baiser avec des transports la trace de ses pas. Un orgueil souleva ses paupières. Un sourire étrange glissa dans sa barbe noire.
Je la « voyais » passer, la volupté de la puissance et de la domination.
Vint le soir. Visite rendue après visite reçue, comme il sied. Et puisque se présenter seul aurait été mesquin, affecté, ridicule (et puisque mon brave Si-Kaddour n’est pas assez officiel), l’« hypocrite », le khodjah-chef, fut chargé de me prendre chez moi et de m’introduire aux appartements du grand chériff.
— Méfie-toi, ô Sidi… me souffla Si-Kaddour, auquel revenait la haine avec le sang-froid.
Me méfier ? certainement : au Sahara l’heure est toujours présente de se méfier. Mais pourtant cette heure-là me paraissait si sereine… Les magies somptueuses du couchant déroulaient leurs indicibles merveilles. Le Désert se pâmait, sensuellement blond sous les ardents rayons d’adieu. Qu’il est admirable, cet Erg stérile. Combien ses formes de souplesse et de grâce nous prennent violemment, d’une sorte de désir jamais assouvi. Et c’est pour cela que ces nomades misérables errent sans cesse, dans une orgueilleuse joie. Ils oublient leurs fatigues, leur pauvreté sale et leurs nombreuses tares physiologiques, ils oublient tout, parce que, de sables en sables, ils la possèdent un peu plus chaque jour, l’impossédable, la vaste splendeur glorieuse, l’immensité d’âpres jouissances et de lente mort…
Je vous le dis : avoir profondément senti cette ivresse — et ils la sentent — les élève, eux très brutes, plus haut que la brute. Joie des horizons de lumière et d’étendue qui les pénètre consciemment, qui est « à eux », qui est « en eux » et que nul ne peut leur ravir. Mais leur sauvagerie puérile ne s’en trouve pas diminuée — ni leurs appétits violents — ni leurs instincts dangereux. Au contraire. Je le voyais bien ce soir, après ces minutes où le feu de l’astre qui tombe embrase la terre, et où tous se recueillent, interrompant le tumulte des trop nombreuses assemblées. Leurs prunelles sauvages, ayant savouré du bonheur, en étaient soudain plus hostiles sous les plis du voile et la corde de chameau mal nouée. J’étais davantage l’impur Roumi, puisqu’ils entendaient plus farouchement bruire leur sentiment de peuples indomptés.
— Ya Sidi…
Le beau khodjah-chef discourait, tandis que nous traversions les places entre des groupes compacts et des chameaux agenouillés. Et les fins beurnouss flottants de Si-Hassan-ben-Ali s’accrochaient aux piquets des tentes.
— Ya Sidi, nous t’aimons ; nous t’aimerons en notre souvenir, et nous compterons sur ton amitié…
Vaines paroles, qui m’arrivaient dans l’air du soir par-dessus le grondement de la foule… Et Si-Hassan soignait son geste, sans paraître se soucier des humbles à ses pieds ni du coucher du soleil aux lignes planes de l’horizon. Il m’entraîna soudain, prit un couloir sombre pour échapper ainsi plus vite aux curiosités des khouan.
— Ya Sidi, tu es notre ami ! Par la bénédiction de la koubba, si j’ose te le suggérer, ta haute influence ne pourrait-elle obtenir de ton baïlek (gouvernement) une distinction française ? qu’on enverrait de Paris, gage de paix et d’alliance, à notre sublime grand chériff ?
Si-Hassan-ben-Ali me retenait debout maintenant, avec la fermeté de qui veut faire accepter ses paroles. Et je m’ébahissais qu’en l’Erg reculé, près de la Hamada presque inconnue, les Croyants voulussent agripper ce ruban rouge qu’ils méprisent en tant qu’honneur, mais qu’ils se disputent, gloriole et jouet. Quoi ! ce n’était pas assez des aghas de nos territoires, cravatés de moire sanglante avec une étrange profusion ? Les voisins, les ennemis allaient s’y mettre, à cette curée des étoiles d’émail ? Et tant de soins du beau khodjah avaient préparé ceci ?…
— Ya Sidi, excuse ma franchise : tel, tel et tel de votre Sahara l’ont reçue, la distinction ! Pourtant ils n’aiment guère les Français, par ma chance des Paradis je te le jure ! Et si les Français ne le savent point, c’est alors qu’ils ont aux yeux le voile opaque dont souffrit Tobïa… Ya Sidi, par Allah, par ta tête chérie, par les entrailles heureuses de celle qui t’a conçu, ce serait la vraie justice que d’honorer notre grand chériff — et quelques autres de son entourage, parmi ceux qui sont des maîtres de l’attachement et de la fidélité.
L’obscurité croissait. Il susurrait tout bas, tout bas de sa voix enveloppante et câline :
— Ya Sidi, tu es notre ami ! Et mon âme est en morceaux à l’idée de te quitter !
Je n’étais pas au bout de mes étonnements stupéfiés. Une porte s’ouvrit brusquement, jetant dans le noir intense un reflet de lueur rose, dernier adieu du soleil couché. C’était le « salon » du chériff, et de la pénombre une forme émergea, dressée pour me saluer — la haute stature de Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti…
— Sois avec le salut, ô Sidi ! que la bénédiction de notre aïeul Sidi-Bou-Saad repose sur toi !
Les formules se prolongeaient encore, faites de cet orgueil, de cette grandesa, de cette familiarité « cherchée », dont le mélange est inquiétant, — et je m’installais à peine au bord d’un divan bas, à la mode turque, quand j’entendis un bruit singulier bien connu de moi — la petite explosion d’un gaz qu’on allume dans un manchon de verre.
Je ne pus retenir une sourde exclamation. Une lumière aveuglante avait jailli… Ma lumière, ma lumière-phare, tant cherchée depuis tant de jours, restée vision féerique et miraculeuse ! Et je la retrouvais devenue prose, émanant d’un appareil gazogène, moderne engin ! Elle me souffletait pour ainsi dire, réalité pénible, rançon des menues joies idéales qu’a pu trouver ici ma sensibilité.
Allons, la poésie musulmane se brûlait les ailes. Ce foyer fulgurant mettait les djinns en fuite, et le rêve avec…
Il me fallut exprimer pourtant une très vive admiration, puis examiner et louanger les richesses de l’immense salle — superbe, je l’avoue, contenant entre ses murailles des trésors à faire pâmer des amateurs orientalistes — mais rappelant trop çà et là que le grand chériff fut à Tripoli, à Tunis… et même dans le home incohérent d’aimables demoiselles, hospitalières plus que femmes de goût. On a réuni, pour cette pièce d’apparat, ce que la zaouïa compte de très beau et ce qu’elle possède d’odieusement absurde. Et les armes brillent, et le clinquant scintille. Et les ivoires de l’Inde et de Chine, les bronzes persans antiques semblent humiliés par le toc et l’éclat de la camelote parisienne, des Nippsachen viennoises et du Krimskrams de Berlin…
Le thé me fut offert.
— Bois, ô Sidi !
Il fumait, le breuvage blond, entouré de gâteaux, chargeant une table de cèdre vraiment arabe, aux ciselures à jour patiemment fouillées — mais les tasses peintes venaient de Londres ; les cuillères étaient de forme russe, et le plateau de mosaïque me parut napolitain, fragments de marbre sertis de métal. Et ce luxe un peu détraqué, sous cette flamme ardemment pâle, trop blafarde, trop intense, qu’un générateur « dernier système » alimentait, finissait par ramener au songe à force de s’en extrêmement éloigner. — Et je m’hypnotisais aux étincellements des miroirs de Venise, des écrans de pierreries, des merveilleux bahuts florentins du XIVe, avec leurs plaques d’or poli. Je m’imaginais Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti, le volontairement pauvre, le pénitent, l’ascète, revenu sur cette terre, et comparant ces magnificences filiales aux parois de son humble grotte où sa vie s’acheva pieuse, dans le jeûne et les privations.
— Ya Sidi, permets que je te fasse connaître mon fils !
Un enfant s’approchait, de treize ou quatorze ans, lourdement chargé de draperies blanches. Et je tombai dans une nouvelle surprise à l’idée de n’avoir jamais soupçonné, durant trois mois, l’existence de cette jeune tête, espoir du chériff qui perdit, me confia-t-il, ses autres rejetons premiers-nés… Jamais Si-Kaddour ne m’en a parlé. Jamais Barka le négro n’a laissé rien échapper qui le concernât, à travers ses propos exubérants et fantasques. Mystère ? Non : silence simplement. L’un de ces « trous » qui se produisent, vide qu’on n’aperçoit point sous le réseau compliqué des effusions musulmanes.
— Ya Sidi, mon fils se nomme Bou-Saad ainsi que l’ancêtre vénéré.
— Le bonheur sur ta soirée, ô Bou-Saad ! lui dis-je.
Un peu interloqué, un peu hébété, le jeune garçon saluait d’un geste chérifien. Puis il but, comme nous, du thé à la menthe. Et je contemplais sur ses jeunes traits l’abrutissement de son âge intermédiaire. Crise torpide que traversent tous les Arabes… Celui-ci eût évidemment préféré, à l’honneur douteux de toucher les doigts d’un Roumi, des plaisirs moins hypothétiques. Il souhaitait rejoindre sur ses fréchias d’amour les deux ou trois femmes qu’on a dû lui donner déjà — proies sensuelles et légitimes, voluptés précoces dont les pères et surtout les mères se montrent pourvoyeurs zélés.
Et le petit Bou-Saad voyait au fond de sa tasse, sous le liquide, des formes de luxure. Et il se taisait. Et son père souriait doucement, songeant aux joies de son âge tendre… Et le silence reprit un instant ses droits méconnus… Du nard brûlait dans des cassolettes.
Si-Ahmed, neveu du chériff (ai-je noté qu’ils étaient là, tous les Djazerti neigeux, beurnouss immobiles, statues muettes, plus pétrifiées encore que de coutume ?), Si-Ahmed regardait l’enfant, l’héritier de la baraka sainte et profitable. Une vie, c’est peu de chose, une seule vie puérile et frêle, séparant une ambition d’un pouvoir. Et le beau khodjah Si-Hassan-ben-Ali regardait Si-Ahmed comme Si-Ahmed regardait Bou-Saad. Et tous ces cœurs d’Islam battaient doucement, d’un tic-tac très régulier d’animosité et de haine.
— Ya Sidi, fit le grand chériff, nous ne formons tous qu’un seul sentiment, qu’une seule pensée en plusieurs corps ; nous sommes les Ouled-Djazerti.
Les aromates chargeaient l’air de vapeurs plus lourdes. J’attendais ce qui n’avait pas été dit, ce qu’on voulait me demander — le pourquoi des manœuvres du cheikh suprême. Il s’était abaissé jusqu’à me prier de l’attendre, puis à se rendre ce matin dans ma chambre, et à me recevoir ce soir trop amicalement chez lui, avec un fatigant essai des manières d’Europe. Tout cela ne pouvait être en vain. Des paroles nécessaires allaient venir, qui tardaient — et dont je ne prévoyais en rien le sens ni la portée.
Mais soudain, bonhomme et princier, dédaigneux et courtois, le chériff leva la main.
— Ya Sidi, écoute !
Et ce fut un discours diplomatique.
— Ya Sidi, j’en atteste nos livres et les vôtres, la France est un pays de baraka, protégé d’Allah ! Une seule chose m’étonne parmi ce que j’en apprends (excuse ma liberté, Sidi). Vous n’honorez point beaucoup vos prêtres, dit-on, ni ceux qui parlent de la Divinité… Vous faites des lois contre les moines… C’est là un tort, ô Sidi ! Mais, d’autre part, je sais qu’en Ed-Djézaïr (Alger) et en toutes vos villes qui sont peuplées de notre peuple, vous respectez cependant notre foi musulmane. Vous faites enseigner le saint Koran aux fils des croyants, par des maîtres capables : mais ceci, qui mérite toute louange, doit encore être fortifié, et cet enseignement plus développé encore. Car le saint Koran est la moelle même de l’autorité divine et de la sagesse humaine. Bien mieux, Sidi : au saint Koran se trouvent (et vos sujets musulmans instruits trouveront) des sourates par quoi nous, fils d’Allah, avons le droit religieux de rester « avec vous » et de regarder vos terres soumises d’Afrique comme « terres d’Islam ». La fetoua de la Mecque, obtenue par l’un de vos chefs, n’a fait que publier les vérités contenues de tout temps dans le Livre et dictées par le Seigneur même. Il est le Savant, l’Immense. Il voit tout et connaît tout.
Ici, une pause. Une tasse de thé. Les parfums de l’air semblaient plus pénétrants, plus graves. Nous tournions à la politique, aux événements récents qui m’étaient encore inconnus.
— Ya Sidi, des ferments de discorde inquiètent la paix des pays d’Islam. Je ne parle pas de nos dissensions intérieures. Mais le baïlek de la France, depuis quelque temps, n’était plus d’accord avec le sultan de Constantinople. Les ambassadeurs des deux puissances ont dit adieu à leurs ambassades. Aujourd’hui, vos vaisseaux, ayant traversé la mer, menacent de loin Stamboul la sacrée. Je te communique ces nouvelles qui peuvent, ô Sidi, t’intéresser.
Une sonore franchise accentuait ses paroles — franchise faite de joie — satisfaction d’un échec possible, moral, ou financier, ou guerrier, qu’éprouverait Abdul-Hamid. Car les sultans de Stamboul sont les ennemis des Djazerti, un peu comme les rois de France l’étaient jadis des grands vassaux lointains, indépendants, irréductibles… Et tantôt les Djazerti pensent à vaguement soutenir le commandeur des croyants, tantôt à le trahir. C’est le jeu au double visage, tel celui que jouèrent avec nous les Ouled-Sidi-Cheikh dans un autre coin d’Afrique, pendant plus de trente ans. Balance d’habileté musulmane élémentaire.
— Ya Sidi, nous avons appris autre chose encore. Ton baïlek (Dieu lui accorde la gloire qu’il mérite !) paraît ne pas s’inquiéter des projets de conquête d’un autre baïlek, celui du pays roumi nommé l’Italie… Cela me semble plus redoutable que votre désaccord actuel avec le sultan magnifique — car ce désaccord ne durera pas. Mais l’autre chose, Sidi !…
Il guettait l’effet de ses paroles sur mon visage. S’il s’était agi d’alliés officiels de la France, des Russes par exemple, il m’aurait dit : « Tout en les redoutant, nous aimons tes nobles amis, fils de la loyauté et du courage. » — Mais on lui avait conté que les Français et les Italiens font un peu abus du couteau dans les villages tunisiens, et que, dans toutes ces parties Est de nos colonies, se cultivent des haines. Voilà pourquoi il appuyait sur les épithètes d’horreur et de blâme, croyant par cela gagner mes instinctives sympathies.
— … Mais l’autre chose, Sidi, serait une redoutable iniquité. Tripoli, cité reine de la côte, bien qu’elle ne soit pas à moi, je la verrais avec douleur tomber aux mains de ces étrangers, qui sont insinuants, qui sont faux, et dont la parole n’est pas d’or pur. Nous ne pouvons prévoir leur attitude après une conquête qu’Allah veuille leur refuser ! Nous ne pouvons connaître leurs intentions envers notre religion. Ah ! Sidi, c’est alors que nos prières monteraient au Trône du Miséricordieux pour lui demander l’appui des Français, puisque les Français respectent notre croyance, puisque les Français sont le courage et la loyauté !…
Il appuyait lentement sur chaque mot, comme si j’eusse été notre ministre des Affaires étrangères. Il cherchait à graver en moi les vœux qu’il émettait et les sourdes menaces qu’il n’émettait pas. Or, moi, je ne prononçais que de pâles monosyllabes, et mon étonnement me tenait lieu de prudence.
Alors il se jeta, violent, aux effets oratoires :
— Du reste, ô Sidi, que nous importe à nous, que nous importe le possesseur du rivage ? Nous en sommes loin ! Nous sommes libres ! Nous sommes les Djazerti !!… Mais c’est en Croyant que je te parle, en pasteur des âmes, en chef qui doit songer à l’avenir de ses fidèles, qu’ils soient d’Oran, de Constantine, de Tunis, de Tripoli ou d’ailleurs. Et voilà pourquoi tu peux répéter aux tiens mes paroles : je ne veux m’appuyer ni sur les Roumis anglais de l’Égypte, ni sur les Roumis allemands du Kameroun. Je laisse ces amitiés au sultan de Marrakesch. Et les Roumis italiens, mon âme les craint. Les seuls en qui j’aie confiance, ô Sidi, les seuls que je place au-dessus de ma tête, ce sont tes frères les Français. Le tigre peut s’allier au lion, mais non pas à l’hyène !
Les Djazerti, tous alignés, tigres guettants, tigres aux apparences de roc inerte, entendaient comme s’ils n’avaient pas entendu.
— Le tigre ne s’allie pas à l’hyène : répète mes paroles, ô Sidi !!
Conversation inutile (puisque je ne suis rien), dissertation européenne qui se prolongeait trop. Mais tout à coup — était-ce voulu, ceci ? fut-ce hasard ? effet combiné ? — tout à coup la vie barbare, sadique et sanglante de l’Islam fit irruption parmi ces parlotages, et le frisson du « pas encore vu » me ramena brutalement dans les terres de l’exotisme, et vint teindre ma sensation d’une couleur tragique de passé…
Nous causions comme je l’ai narré quand des hommes entrèrent, rapides, jusqu’au milieu du « salon », avec un air très étrange et l’excitation de ceux que le triomphe a transportés. Je reconnus trois askers de Mozafrane, des soldats-gardes, les vêtements en désordre, le visage noirci. Et ce qui suivit leur arrivée, je pourrais en emplir des pages de digressions et de sensations, mais aucune phrase n’atteindrait l’intensité du simple dialogue, simple, simple, ingénu, comme en ont les races qui vivent sans cesse dans l’idée de la mort.
Les trois hommes s’inclinèrent sans servilité :
— Le salut sur toi, ô cheikh, ô maître, ô chériff !
Moi je regardais, un peu ému sans savoir pourquoi de cette intrusion subite et familière. Le chériff ne bougeait point. A peine cilla-t-il des yeux, tandis que les hommes baisaient ses genoux et le cuir brodé de ses chaussures. Paisiblement il leur demanda :
— O mes fils, est-ce fait ?
— Oui, Sidi, loué soit Allah !
Et l’un des gardes, précisément ce fameux parent de Bou-Haousse, un bon jovial, répéta, riant d’un air fauve :
— Loué soit Allah qui conduit toutes choses !
Les autres éclatèrent de joie, riant aussi, redressant le beurnouss dérangé sur leurs épaules, tels des moissonneurs s’égayant après le rude travail du jour. Le chériff souriait, bon enfant — et le petit Bou-Saad retroussait sa lèvre, ainsi que les panthères leurs babines.
Mais le parent de Bou-Haousse reprit (et sans doute cette comparaison de la moisson ne s’imposait point qu’à moi) :
— Ils sont pareils aux orges de l’oasis : coupons les épis, si nous voulons cultiver une deuxième récolte !
Alors (encouragement pour un fidèle serviteur), le chériff prononça cet ordre, d’un timbre doux, patriarcal, condescendant :
— Fais voir…
Le garde s’en alla vers la porte, la rouvrit, avec cette même simplicité dont toute la scène était empreinte. Derrière la porte il prit un sac à blé, un de ces grands tellis rayés que les femmes nomades tissent au seuil de leurs tentes, en fredonnant des chansons d’amour. Le sac était gros, gonflé. Aidé de ses compagnons, l’homme le souleva, le retourna, disant :
— Vois, ô chériff !…
Et les têtes roulèrent — les têtes tranchées des Beni-Mezreug, montrant leurs crânes demi-rasés, leurs yeux fixes, leurs bouches crispées, parfois voilées d’une barbe grise… Elles passèrent, boules lugubres, trophées intimes, en diverses directions, ajoutant quelques fleurs rouges aux arabesques des tapis. L’une s’en fut sous le guéridon surchargé de tasses… Une autre arriva contre mon pied, qu’elle heurta d’une saccade — et je crois la sentir encore — et je la sentirai toujours, aux heures où l’on se ressouvient…
Tête pâle, tête exsangue, douloureuse, farouche — tête d’un bel Arabe de trente ans. Le chériff, allongeant l’index, me la désigna, indolemment vainqueur (et j’y reviens, était-ce naturel, était-ce affectation ? comment le saurais-je ?) :
— Leur meneur, Abkir-ben-Abdallah…
— Chien fils de chien ! crièrent les hommes.
Mais le Maître contint ce zèle d’un geste sacerdotal.
— O mes fils ! soyez calmes ; soyez les pieux serviteurs d’une zaouïa sainte ; craignez les conseils du mal et les emportements de la colère. Allah reste Clément et Miséricordieux. Veuille-t-il nous bénir tous…