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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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XXXIV

11 novembre.

Et tout en se détachant, tout en me faisant me détacher, Si-Kaddour m’accompagne aux campements des nouveaux venus, parmi le grouillement pieux, émerveillé, ahuri de ces pèlerins fidèles issus des « lointains lointains »…

On en a casé dans les cours, les places, les ruelles, les jardins, et jusque dans le sable. Ils ont dressé leurs tentes de laine, sous la draperie relevée desquelles brûle le petit foyer des matins et des soirs. Il y a là des hommes d’âge varié, quelques enfants, de vieilles femmes, — et les chameaux qui grognent et brament, clopinant sur trois de leurs pattes, tandis que la quatrième se relève grotesquement entravée. C’est en somme l’apparence de n’importe quelle affluence saharienne, foire ou fête, avec moins de tumulte peut-être, moins de cris, sauf de la part des dromadaires, bien entendu. Ce sont les affalements de formes lasses ou paresseuses, par groupes de sculptural agencement. Ce sont les attentes patientes en quoi se consument les jours de cette race : oui, toujours ils attendent « celui qui viendra » ; simple acheteur, ou Grand Chériff, ou Maître de l’Heure. Et cette attente béate et nerveuse, autant que l’extase presque, est une volupté.

Les principaux chefs arabes, les personnages afghans ou turcs trouvent abri dans les bâtiments de la zaouïa. Mais la masse des Khouan reste à la porte faute de place. Ainsi les ahl-es-soffa, les « gens du banc » dont j’ai parlé, les « espéreurs », les « demandeurs » se trouvent simplement augmentés de quelques milliers d’humbles aux visages blancs, noirs ou bruns, aux turbans plus ou moins gros, plus ou moins bariolés, qui remporteront la Certitude et la Joie. Ils croient. Leurs femmes seront fécondes, leurs maux seront guéris, leur âme sera sauvée, leur être aura senti le bonheur à ce degré suprême où davantage serait la mort.

La Joie, la Certitude…

Ils arrivèrent ce matin, chantant, malgré les défenses rituelles, la louange de Sidi-Bou-Saad, le Pôle sublimement élevé. On a feint de ne pas entendre cette infraction aux saintes règles : et très vite le milieu ambiant calma leur trop folle ardeur. Ils se bornent maintenant aux litanies djazertiques, seul bruit de prière permis par un Ordre dont le dikhr et les oraisons sont muets. Ils épanchent le trop-plein de leur émoi dans ce bourdonnement musical et sensuel que jamais je n’oublierai, et qui fait partie, pour moi, de l’atmosphère de Mozafrane :

Que Dieu soit exalté,
Le Seul, le Victorieux !
Que Dieu soit exalté,
Le Grand, le Certain !
Que Dieu soit exalté,
Le Fort, le Généreux !
Que Dieu soit exalté,
Le plus Miséricordieux !
Que Dieu soit exalté,
Le plus Clément des Cléments !
Que Dieu soit exalté,
Le Puissant par Excellence !
Que Dieu soit exalté,
L’Entendant, le Voyant !
Que Dieu soit exalté,
L’Incommensurable, le Roi !
Que Dieu soit exalté,
L’Ami des repentants !
Que Dieu soit exalté,
Le Donneur de secours !
Que Dieu soit exalté,
Le Connu pour ses bienfaits !
Que Dieu soit exalté,
L’Adoré en tous lieux !
Que Dieu soit exalté,
L’Invoqué dans toutes les langues !
Que Dieu soit exalté,
Le Continuateur de ses propres œuvres !
Que Dieu soit exalté,
L’Apparent et le Caché !
Que Dieu soit exalté,
Le Premier et le Dernier !
Que Dieu soit exalté,
Le Maître de toutes choses !
Que Dieu soit exalté,
Avant toutes choses !
Que Dieu soit exalté,
Pendant toutes choses !
Que Dieu soit exalté,
Après toutes choses !
O Dieu. Seigneur des Créatures, ô Dieu !…

A vrai dire, mon « détachement » ne produit pas encore ses effets. Ces Khouan m’intéressent trop, surtout ceux d’origine arabe et nomade, les vrais gardiens des traditions depuis les pasteurs de Chaldée, — à défaut d’Abraham.

— Ya Sidi, m’affirme Si-Kaddour, il y a parmi leur nombre beaucoup d’âmes agréables au Puissant.

Et mon taleb leur parle, les reconnaît d’une année à l’autre, désigne les plus âgés par leur nom (ce nom très souvent emprunté à la famille des Djazerti : Amar, Bou-Saad, El-Aïd, Ahmed, comme les légitimistes appelaient chez nous leur fils Henry).

— Le salut sur toi, ô Mohammed-ben-Taïeb : Tu es comme le lièvre, tu ne vieillis pas !

— Ya Sidi Taleb, sur toi la bénédiction et le salut ! Merci. Et tu vas bien ?

— Bien.

— Dieu soit remercié, ô Sidi Taleb. Et tes affaires vont bien ?

— Bien.

— Et les tiens vont bien ?

— Bien.

— Et ceux qui t’intéressent vont bien ?

— Bien.

— Et alors vraiment tout va bien pour toi ?

— Bien.

— Et vraiment tu es tout à fait bien ?

— Bien.

— Abdoullah ! Dieu soit remercié.

Viennent ensuite les propos sur la froide température de ces jours derniers, et le temps qui va se réchauffant considérablement. Puis les petites enquêtes du taleb. Il s’inquiète de l’état moral et physique des tribus éloignées, des ksour distants.

— Ya Sidi Taleb, Allah soit loué, il n’y a chez nous que le bien et la tranquillité.

Partout, partout, à croire les réponses, règnent ce bien et cette tranquillité ; seulement, si l’on poursuit les questions, on découvre partout, partout des abus, des crimes, des vols armés, des assassinats, des pillages. Mais cela ne compte pas. Dieu l’avait écrit. Mektoub Allah

Le thème récriminatoire (la chicaya traditionnelle) se développe aussi, fertile en variations :

— Ya Sidi Taleb, le mokaddème n’a pas été poli avec moi, parce que je suis pauvre. Si j’avais été riche, il m’aurait baisé le manteau. Ya Sidi Taleb, quand le kelb (chien) a de l’argent, on lui fait la révérence et on le nomme « Sidi Kelboune »…

Le bon Si-Kaddour essaie d’arranger les choses.

— Ya El-Aïd-ben-Amar, ta langue prend le mauvais chemin. Peut-être avais-tu refusé au mokaddème les aumônes conformes à ton état. Tu sais que le Seigneur a dit : « O croyants, faites don à ceux qui vous dirigent des meilleures choses que vous aurez acquises et des meilleurs fruits que vous aurez fait sortir de la terre. Ne distribuez pas en largesses la partie la plus vile de vos biens… »

Après cette exhortation, Si-Kaddour s’en va — nous nous en allons — un peu plus loin.

— Ya Ahmed-ben-bou-Saad, réjouis ton cœur ! Tu vas boire l’eau d’Aïn-Selam. Tu vas recevoir, une fois de plus, la bénédiction divine. Tu vas écouter la voix du chériff avec ivresse et reconnaissance. Souviens-toi qu’il est écrit dans les enseignements sublimes du Vénéré Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti : « La situation du disciple devant le Maître doit être celle d’un affamé qui, assis pour pêcher au bord de la mer, en attend sa nourriture et sa vie même. » Rappelle-toi aussi que la baraka descend où Dieu veut.

Alors, se tournant vers moi, Si-Kaddour m’introduit dans l’entretien théologique — très fier qu’il est, sous son air bonhomme, d’exhiber aux yeux des fidèles un Roumi « comprenant El-Koran ».

— Ya Sidi, tu les connais, les miracles de la grâce, et toutes les merveilles qui firent éclater comme un soleil la sainteté supérieure du Vénéré Sidi-Bou-Saad !

Et moi, pour me montrer poli, je m’embarquai dans une phrase malheureuse. J’indiquai (supposant plaire à ces admirateurs du Saint) que peut-être un jour le grand chériff actuel exciterait-il les mêmes dévouements et ferait-il, après sa mort, des miracles extraordinaires, rappelant ceux de son aïeul.

A peine ai-je achevé ces mots, une clameur résonne — un hourvari de protestations variées.

— Ya-a-a-a-ah !… Mais on l’adore ! Mais à chaque heure, à chaque minute, il accomplit des miracles ! La lune ni le soleil ne se lèvent sans avoir à éclairer les prodiges du chériff !!

Et les bras gesticulent, les regards fulgurent, les gosiers crient. J’ai déchaîné la passion qui dormait auprès des petits feux de campement — qui se pelotonnait jusqu’à l’arrivée du Vivant, de Celui dont les anges baisent les pas, l’Appui du Monde, la Lumière parfaite, l’Œil de la Foi, l’Illustre Grand Chériff Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-el-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-ed-Djazerti.

— Ya Sidi ! sache-le, devant lui, l’amour des peuples est si empressé que le poitrail de sa monture coupe la foule comme le poignard coupe la chair !

— Ya Sidi ! L’archange Djébril lui a fait don de septante-sept mille chameaux, et lui, dans sa bonté, les a lâchés librement dans le Sah’ra, jusqu’au Soudan, jusqu’en Égypte, pour sauver la vie de ceux dont les animaux de caravane sont morts !

— Ya Sidi ! quand il se déplace, il est sous une tente magique, où les aliments les meilleurs viennent seuls !

— Ya Sidi ! il a pour son fusil des balles en or, qui frappent mortellement tous ceux qu’il vise !

— Ya Sidi ! il a son anneau qui le rend invisible lorsqu’il veut ! Et si sa clémence ne tournait pas le chaton au dedans de sa main, tous ceux qui l’approchent seraient changés en pierres !

Ces propos vociférés se croisaient autour de moi, comme le vol d’un essaim de guêpes ; des mains persuasives, véhémentes, quasi hostiles se cramponnaient à mes vêtements, et j’eus une certaine peine, malgré l’aide de Si-Kaddour, à me tirer du bousculage.

— Paix ! silence ! eskout ! réclamait le taleb.

Effervescence vite calmée d’ailleurs, muée en d’obéissants sourires. Mais le fanatisme avait pour la première fois passé près de moi, tout près. Et ce qui m’impressionnait — car je me sentais impressionné, je l’avoue, — ce n’était certes point la rudesse de ces enfants des solitudes, contre laquelle me protège trop bien l’amitié présente des Djazerti. C’était l’exaltation intolérante de toutes les époques, c’étaient les massacres ariens, c’était la guerre des Albigeois, c’était l’invasion des Turcs en Europe, c’était le sac de Constantinople par les Croisés, c’était l’Inquisition, et la Ligue ; c’étaient les sorciers brûlés, c’était aussi la folie sanglante qui souilla la Révolution, par fanatisme de liberté. Et ceci n’est point une « phrase » combinée maintenant, après coup.

Non, ces drames ont ressuscité, je ne sais comment, hallucination singulière, cinématographe mystérieux, lors de ces minutes mêmes où les croyants me hurlaient au visage l’excès de leur enthousiasme et l’ardeur un peu féroce de leurs rectifications…

— O taleb, — demandai-je à Si-Kaddour, — pourquoi ne m’avais-tu jamais rien dit des miracles du grand chériff ?

Le visage du vieux théologien se rida plus fort, exprimant quelque embarras. J’ai déjà vu cette expression sur les traits de prêtres catholiques, lorsqu’on parle en leur présence de certaines pieuses apparitions plus ou moins discutées.

— O Sidi, excuse l’amitié de ton serviteur ! Je t’ai dit tant de choses. Notre grand chériff commande dans la force et dans le bien. Je t’ai confié — je me souviens, Sidi, — qu’il ne remue pas le plus petit de ses doigts sans que ce mouvement réponde à des âmes du Soudan, de l’Ouadaï, de l’Arabie, du Maroc et de votre Algérie entière. N’est-ce pas un assez beau miracle ? Et n’en as-tu pas la preuve aujourd’hui ?


Un quart d’heure plus tard, après la prière du mogh’reb, la scène avait changé.

Dans la cour de la mosquée, le gros oukil Si-Djelloul-ben-Embarek me tenait un langage beaucoup plus terre à terre. En sa qualité d’administrateur, de ministre des finances, l’oukil voudrait mettre un terme au chapitre des dépenses, et que le chapitre des recettes gonflât, gonflât, autant que le Nil lors des époques de bienfaisante crue.

— Ya Sidi, ne t’y trompe pas : le pèlerinage el-kébir est une perte pour la zaouïa, non un bénéfice. Cette année surtout, où tant de gens vont attendre plusieurs jours notre grand chériff ! Par la bénédiction de Sidi-Bou-Saad, une pareille foule à nourrir, et le hamma des askers qui jour et nuit chauffe pour les pèlerins ! Et les vêtements que nous distribuons aux plus dénués ! Une ruine, Sidi.

Je risquai une légère allusion aux offrandes générales et aux présents somptueux apportés par les riches khouan de l’Orient.

— Ya Sidi, tu es au-dessus de ma tête ! Mais permets-moi de t’affirmer qu’au fond ces cadeaux ne sont pas notre affaire. Ce qu’il faut pour une zaouïa, Sidi, c’est de l’argent, de bons douros ; ou ces marchandises propres au trafic, meilleures encore : des chameaux, des chevaux, des moutons, des grains, de la gomme, des dattes. Crois-tu donc, ô Sidi, que les vases ciselés des uns, ou les misérables dons des autres, les pauvres, me procurent seulement la farine du cousscouss énorme de chaque soir.

Son geste circulaire indiquait toute la vaste place où des esclaves apportaient justement les plats de bois, pleins du savoureux régal. Il en venait des cuisines, encore, encore, encore. Les monceaux de portions habituelles m’effrayaient déjà lorsque je les voyais distribuer, chaque soir, par les agiles messagers de la quotidienne bombance. (C’est un peu phalanstérien, Mozafrane : on y prépare les aliments sur un seul point ; et la demeure individuelle n’y est que le refuge des siestes et des nuits, l’asile pour dormir, aimer ou souffrir.) Mais je reviens à ces accumulations de grains blancs, amollis au-dessus des vapeurs de la merga bouillante, rendus onctueux par le bon taam de mouton. Leurs amas pantagruéliques se quintuplaient pour le moins aujourd’hui…

Et cela composait un curieux spectacle, ces groupes de « mangeurs » serrés près des feux dans le jour baissant, ces appétits autour de ces victuailles, ces béatitudes à l’idée de « rassasier les ventres ». Et mon estomac, à moi, se trouvait rassasié, rien qu’en songeant aux autres cours, aux places, aux galeries, aux ruelles, aux jardins, à la dune, où des plats et des plats mêmement se vidaient, où des fidèles se bourraient, se gavaient, joyeux, louant Allah et les Djazerti, tandis que pour les supérieurs — et pour moi, hélas ! — cuisaient les mets innombrables, tournaient les broches de bois des méchouïs, épaississaient les ragoûts, mijotaient les soupes au bouillon poivré, fumaient les pâtisseries, les feuilletages, les frangipanes. Et les graisses, et les beurres rances, et les hachis pimentés, et le miel, et l’eau de roses, et le musc, tout cela se combinant en une odeur de nourritures dont ma mémoire instruite ressentait un violent dégoût.

L’allégresse cependant régnait partout :

Abdoullah !

Enfin nous rentrions par la place des Caravanes, trébuchant contre les plateaux chargés et les dîneurs accroupis.

Nous formulions des souhaits :

— Soyez avec le bien et le salut ! Qu’Allah bénisse votre repas !

— Merci, merci. Sur vous deux la bénédiction de Sidi-Bou-Saad !

Mais, dans cette cohue, mon taleb dénicha bien vite d’autres anciennes connaissances.

— Ya Taïeb-ben-el-Aïd, salut ! Qu’Allah tourne au profit de ton âme ce qui nourrit ton corps !

Et des politesses renouvelées, des questions, des réponses voltigeant de lèvres en lèvres. Celui-là aussi, Taïeb-ben-El-Aïd, interrogé au sujet de l’état moral des tribus, prononça la phrase coutumière :

— Ya Sidi Taleb, loué soit Allah, il n’y a chez nous que le bien et la tranquillité.

Il répétait : « le bien et la tranquillité », appuyant sur les mots avec trop de persistance. C’était un de ces nomades, « maigres comme un roseau », infatigables, durs, un peu sauvages, pleins de bravoure rusée et de musulmanes vertus. Et sa voix s’élevait. On eût cru qu’il voulait masquer, du bruit de ses paroles, une clameur de gémissements dont les éclats nous parvinrent tout de même à travers le bourdonnement général.

Mon taleb dressa l’oreille. Qu’était-ce, par Allah, ces lamentations ?

— Ya Sidi Taleb, comme je te le dis, il n’y a chez nous que le bien et la tranquillité. Seulement Ahmed-ben-Mohammed est allé voir de l’autre côté de la vie. Sa tente le pleure.

— La mort rouge ? questionna Si-Kaddour avec une assurance, une brièveté qui me surprit.

Mais le nomade ne voulait point se compromettre :

— O Sidi Taleb, que ta bonté m’excuse. Je préfère ne rien te répondre. Dans la bouche qui reste close, le moucheron ne peut pas entrer.

— O Sidi Taleb, gémirent d’autres hommes de la même tribu, moins circonspects, ô Sidi, son fusil est venu, lui n’est pas venu ! Il a été assassiné ce matin à l’heure de l’aube. Nous étions déjà en vue de l’oasis sainte. C’est un sacrilège, une profanation !

Sur le nom de l’assassin, cependant, eux aussi restaient « bouche close ».

— Peut-être certains le savent-ils, peut-être ne le saura-t-on pas. On n’a pu recueillir le sang, pour faire l’épreuve. Mais là-bas, Sidi Taleb, se forme la nuée de l’orage.

Orage de vengeance. « Là-bas », c’était la tente où sanglotaient les fils et le frère du mort. Quelques vieilles femmes pieuses, par solidarité, s’y étaient groupées, et poussaient ces effroyables cris auxquels je me suis accoutumé, mais qui me donnaient le frisson lors de mon premier voyage. Hurlements éperdus, désolations où s’effondre la créature humaine. Même pour la mort d’une simple connaissance coulent à flots des larmes hystériques, véhémentes, ruisselant avec le sang des joues déchirées.

— O mon père, ô mon père ! à mon père, ô mon père !…

Et les reproches au ciel — et les imprécations. Je puis me tromper : mais j’imagine que Si-Kaddour regrettait d’avoir traversé la place des Caravanes, ce soir. Avertis de la présence d’un des plus saints tolbas de la zaouïa, les parents du défunt s’étaient précipités, mouillés de pleurs, saignants, eux aussi, de griffures. Ils accusaient formellement un certain Bel-Kher, un gueux, un infâme ! Ils accumulaient les preuves confuses, non vérifiables, toute une histoire de jalousie mêlée (comme presque toujours) de questions d’intérêt, de chameaux volés, de douros. Et ce Bel-Kher, après avoir souillé du meurtre la caravane de pèlerinage, avait maintenant disparu ! Fils de prostituée ! Fils de chitane !

— Que son retour soit malheureux !

— Qu’il trouve en arrivant sa tente violée !

— Qu’Allah lui jaunisse le visage !

— Que maudits soient la mémoire de son père et le ventre de sa mère !

Soudain, l’aîné des fils eut une effrayante explosion de rage :

— O mon père, ô mon père ! Tu étais le maître du courage ! Tu étais le maître du bien ! Tu n’es pas mort dans ton jour ! Ton sang crie et demande le sang ! Je t’en donnerai, inch’ Allah, ô mon père, mon père !! Je te donnerai la vie de Bel-Kher ! Je ferai de son corps une gaine à mon couteau !!!

Et les autres parents se joignaient à ces malédictions, proférant les mots les plus terribles. Si-Kaddour, en vain, essayait de les calmer.

— O mes enfants, ne ressemblez point à cette femme qui défaisait le fil qu’elle avait tordu solidement. Ne prononcez point entre vous de serments inutiles que vous ne tiendrez pas ensuite…

Mais le respect disparaissait sous l’excitation factice ou vraie. Le taleb fut violemment interrompu.

— Nous les tiendrons, par notre chance des Paradis ! Par les entrailles de nos mères ! Nous les tiendrons, nous ne serons avec toi, ô fils premier-né du mort, qu’un seul poignard, qu’un seul sabre, qu’un seul fusil ! Nous ne renoncerons à ta vengeance que si nos enfants sont perdus et nos têtes frappées !!

Si-Kaddour les regardait maintenant, désintéressé, semblait-il.

— Que votre père dorme en paix…

Son ministère, presque un sacerdoce, le forçait à dire les paroles qui calment.

— Que votre père dorme. L’ange Azraïl viendra tout à l’heure près de lui pour faire le décompte de ses bonnes et de ses mauvaises actions. Puisque c’était un homme juste, il sera heureux : le patronage de Dieu suffit.

Ce fut alors que le public, les assistants qui de plus en plus s’amassaient et se multipliaient (ayant achevé leur cousscouss devenu ainsi repas de funérailles), conjurèrent le taleb de dire pour Ahmed-ben-Mohammed la prière des trépassés. Certainement d’autres tolbas, de jeunes savants secondaires avaient bien été mandés afin de diriger la veillée de larmes : mais de Si-Kaddour les oraisons plaisaient à Allah.

Il fallut céder.

— Au nom du Dieu Clément et Miséricordieux !

Tous, accroupis maintenant, formant un cercle épais, posèrent leurs mains devant eux, en forme des feuillets d’un imaginaire livre ouvert. Et les yeux de leur âme lisaient sur ce livre… Les vieilles femmes, prévenues, se taisaient. Et le crépitement des feux de genêt troublait seul le silence, joint aux sourds grognements des chameaux qu’on avait éloignés.

Louange à Dieu qui fait mourir et vivre !

Louange à Dieu qui ressuscite les morts !

O Seigneur, Ahmed-ben-Mohammed des Ouled-M’baïl était ton adorateur, fils d’un serviteur de ton serviteur… Accorde-lui ta bonté. Lave-le avec l’eau, la neige et le feu. Qu’il soit purifié comme une gandourah blanche. Donne-lui une habitation plus belle que la sienne, une épouse plus désirable que la sienne. S’il était bon, rends-le parfait. Et pardonne ses péchés, ô Seigneur ! Il est réfugié chez toi, et c’est le meilleur refuge. Nous te supplions tous pour lui, au nom des anges et des archanges, au nom du saint prophète Mohammed, au nom de tes amis Ibrahim, Noah, Moussa, Eli, Daoud et Suléïman, au nom de Sidna-Aïssa (Jésus), ton souffle, qui jugera les âmes au jour de la Rétribution. Nous te supplions surtout au nom du Vénéré Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti, ton Fidèle. Que notre prière monte à travers les sept cieux jusqu’à ton trône, entre les ailes des Chérubins…

Dieu est le plus grand ! Allah aekbar !

Mais le recueillement n’avait pas étouffé les rancunes. Tandis que nous nous éloignions enfin, les parents du défunt répétaient plus résolument leur vœu terrible :

— O fils du mort, nous n’abandonnerons ta vengeance que si nos enfants sont perdus et nos têtes frappées !

Et les vieilles femmes hurlaient de nouveau, pareilles à des panthères. Et mêlées de sang les larmes ruisselaient. Et les appels de désespoir montaient, montaient, s’épandaient jusqu’au Sahara nocturne, avec la fumée des foyers et l’odeur encore flottante du cousscouss.

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