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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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XXXIX

Bir-ed-Dib (puits du Chacal), 17 novembre.

Me voilà sous la tente, et ce soir de première étape me trouve encore mal apaisé. Nous campons à Bir-ed-Dib. C’est un lieu sauvage et morne, privé des beautés habituelles du Désert — pas très loin de Mozafrane que mes yeux ont cessé de voir et ne reverront sans doute jamais plus.

Il y a de l’arrachement dans ces adieux définitifs. Je laisse des lambeaux de mon être aux buissons de r’tem, aux broussailles épineuses. L’Islam a soufflé sur moi, destructeur d’énergie, sans me donner la calme quiétude.

Pourtant ce matin, au moment du boute-selle, les vœux des esclaves me souhaitèrent le bonheur le plus éminent. Puis l’on versa quatre tasses de thé sur les sabots de ma bête, comme panacée de chance et de réussite.

— Adieu, Sidi ! Beslama !… Avec la paix !…

Nous étions prêts, rassemblant nos rênes, ceux qui partent et ceux qui venaient par courtoisie jusqu’à la dune d’El-Hadjirat — car les Djazerti et leur suite ont tenu, malgré ce dérangement dès l’aube, à me prodiguer les honneurs d’une « reconduite » pompeuse en vêtements neufs et harnais brodés de pierreries.

— En avant !… Emchi !

Nous chevauchions lentement, à cause des lourds chameaux de mon groupe de pèlerins qui suivaient, respectueux, par derrière. Le gros oukil Si-Djelloul-ben-Embarek m’exprima surabondamment l’excès de sa sympathie.

— Ya Sidi, par la koubba, nous te regardions « comme de nous » !

Et Si-Hassan-ben-Ali, l’élégant khodjah-chef, exhalait sa vive douleur de me perdre si tôt, si tôt.

— … Mais puisque tu dois nous fuir, ô Sidi, nous nous résignerons, retenant nos pleurs. Nous prononcerons le mektoub. Nous songerons qu’Allah le voulut. Hélas, Sidi, la destinée de chacun est un oiseau attaché au cou, et qui ne peut voler librement.

Émotions de crocodiles… Mais, librement ou non, nous arrivions à la dune de la séparation où l’on met pied à terre pour échanger les cérémonies et les paroles qu’il faut. Le grand chériff, négligemment, me demanda d’emporter en ma djébira quelques lettres…

— Elles sont écrites par ton serviteur de sa propre main périssable. Tu les donnerais, inch’ Allah, accompagnées des saluts d’usage, à celui qui dirige Ouargla ; à celui qui, habitant Alger, dirige la plus grande portion de vos pays soumis ; et cette troisième, à celui qui dirige la France. Tu consens, ô Sidi ?… Je t’en garderai, idri Allah, une reconnaissance plus énorme que les montagnes touchant le ciel — plus profonde que le fond des plus profondes mers…

Par-dessus ce discours, le grand chérif m’embrassa. Ses yeux désiraient je ne sais quoi du baïlek français, comme un chamelier de vingt ans désire les trésors secrets d’une belle femme. Et du coup me voilà sûr, ou à peu près, d’atteindre nos postes sain et sauf. On a dû faire circuler des ordres commandant le respect, détruisant même au besoin les injonctions d’autres précédents ordres.

Il fallait achever. Nous subissions tous la dépression particulière aux lendemains de fête, fût-ce de fête religieuse seulement. Mais, pour las qu’il parût des efforts écrasants de la veille, le grand chériff se redressa, très noble, et retrouva l’un de ses gestes de puissance et de beauté :

— Que les amitiés de l’heure présente, inch’ Allah, durent dans le temps !

Et tous répondirent, même les Djazerti glacés :

— Qu’elles durent, au nom du Clément et du Miséricordieux !

Souhait fort habile, ne précisant rien, mais enfin souhait. Seul mon pauvre taleb, mon vieux compagnon Si-Kaddour, ne joignit pas sa voix à ce concert unanime. Sa vieille bouche tremblait sous sa vieille barbe broussailleuse. Alors il me tourna le dos, et contempla quelque chose à l’horizon, très au loin…


Le soleil a parcouru, depuis, sa route journalière. Notre campement s’endort parmi les vastes obscurités. Je me mélancolise trop, dans ce noir maussade, gardé par des pèlerins harassés et par deux feux de drinn, qui vont baissant. Et tout autour de nous l’étendue, cachée par le voile des ténèbres — et pas un cri d’insecte — et pas un frisson de plante — seulement l’angoisse du silence, le tragique repos du Désert.

Je n’entendrai pas, cette nuit, le mot qu’échangeaient les sentinelles des murailles :

— O croyants, veillez !

Je n’écouterai pas le chant du moudden au sommet de la koubba sainte… Et quand le vent soufflera, deux heures avant l’aurore, il n’agitera pas, près de ma fenêtre, les longs panaches des djérids. Il ne m’apportera point ce parfum des jardins, avec toutes sortes d’odeurs d’encens. C’est le départ tant souhaité, et dont je souffre : l’aurais-je cru ? Invisible derrière l’ombre de la nuit et de la distance, Mozafrane réapparaît — me hante, me fait oublier la mauvaise clarté jaune de cette bougie qui vacille tandis que je me penche sur mes cahiers rassemblés…

Étais-je capable de la montrer, cette zaouïa trafiquante et mystique, dans son extrême complication — si falote, si puérile, si incohérente, si violente à la fois ? J’ai souvent pensé, durant mes loisirs des soirs d’automne, lorsque la brise saharienne soupirait entre les palmiers, j’ai souvent pensé à recommencer mon grimoire sur un plan plus clair, à mettre quelque essai d’ordre et de logique parmi ce fatras. Mais ensuite je changeai d’avis. Je l’ai laissé tel quel ; et demain, en recommençant les chargements — quotidien travail de Sisyphe — je l’enfermerai sans plus au fond d’une cantine.

Oui, toute étude méthodique serait fausse… Elle porterait, à travers les idées de ces cerveaux sahariens, chaudes et sombres comme une sieste dans l’obscurité des abris fermés, je ne sais quelle flamme européenne, aussi mal « de la contrée » que la lampe astrale du salon chériffien, ou que les orchestrions jouant la Mascotte.

Seule la confusion de mes barbouillages, jetés au jour le jour sur des feuillets d’occasion, saura peut-être donner un peu — un peu — l’impression de la réalité vécue, tellement enchevêtrée et diverse… Seule elle pourra mettre à leur réel plan les silhouettes véridiques, les attendrissements de Si-Kaddour, les patelins manèges du khodjah, les cabrioles des négros, la tranquillité des coupeurs de têtes, le prestige de l’« Ordre » merveilleux, la continuelle menace de troubles et d’insécurité. Entrée de clowns souriants et graves, de fantoches perfides et dangereux, et, tout au-dessus, non pas un homme, mais une autorité planante, latente, ambiante, qui s’incarne d’homme en homme — pour de Mozafrane régir tant de millions d’autres hommes :

La « bénédiction », la baraka des Djazerti.

Zoubïa (Figuig), mars 1901.
Aïn-Soltan, février 1902.

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