Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
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LES MOKADDÈMES
Ils sont les instruments parfaits de la récolte des dons, du recrutement de nouveaux fidèles ; et c’est par eux, par leur talent de persuasion, leur habileté, leur patience, leur éloquence souvent enflammée, que s’est fait le réveil d’Islam — dans lequel leur nature orientale trouve un singulier bénéfice pour leur salut, et des gonflements heureux (les uns licites, les autres inavoués) pour leur vaste et personnelle bourse de cuir.
L’islamisme un peu modifié, un peu défiguré qu’ils colportent ainsi à travers l’Afrique, est bien plus idoine à ces races — et bien plus dangereux pour nous, Roumis. Ce qui m’a le plus frappé au contact des doctrines soufistes ou de leur application, c’est justement la « compréhension » parfaite du disciple qu’on veut attirer — comme si l’ambition donnait aux chériffs des lumières étranges et miraculeuses en psychologie expérimentale, les mettait au niveau des plus célèbres manieurs d’âmes de tous les temps…
L’Arabe a besoin d’obéir à quelqu’un de sa race et de sa croyance. De sorte que, soumises ou non par la France, les populations du sud se sont jetées aux confréries, les unes prises d’une ardeur de piété, les autres par désir d’être « avec » une puissance qui ne fût pas nous — qui nous fût au contraire hostile. Toutes se sont « affiliées ». Elles ont livré leur foi, leur volonté, leur corps et leur âme, leurs enfants, leur foyer ; elles ont tout donné, avec le plus d’argent possible — et les mokaddèmes s’en vont à la fois semer et moissonner.
Ils s’en vont, les envoyés, jusqu’aux « confins de la terre ». Ils retrouvent, aux points où se groupent déjà des affiliés de leur « ordre », les mokaddèmes fixes, ces derniers vivant au milieu des khouan sans que leur qualité, le plus souvent, soit connue des profanes. Et ce sont alors des conciliabules, des émois, des enthousiasmes, une ardeur de baiser l’épaule à celui qui toucha la main du cheikh et du Maître — à celui qui distribue les instructions et les commandements, qui transmet les avis d’en haut, qui passe le mot d’ordre et commente les doctrines — à celui enfin qui va tirer, des plis de son beurnouss, l’idjeza, diplôme mystique par quoi il devient réellement le chaînon supplémentaire à la « chaîne dorée ». Oui, c’est un fragment de la baraka qu’il porte en soi, ce mokaddème ! L’étincelle divine a rejailli sur la quintessence de son âme déjà sanctifiée !…
Et, dès qu’il « demande », on lui donne, avec ivresse, comme on donnerait à Dieu même. Tout est à lui, ou plutôt tout est au Maître, là-bas. Et le « Maître » ne peut se tromper, puisqu’il détient la Bénédiction même. Le mokaddème non plus ne peut se tromper, puisque, grâce à sa mission, il est le représentant du Maître.
« Celui que je vous présente, recevez-le comme moi-même… Écoutez-le… »
Cette phrase revient, presque invariablement, dans tous les diplômes, aussi bien dans l’idjeza-el-kebira, destinée aux grandes circonstances, prenant des allures de mandement[32], que dans la plus courante idjeza-es-srrira. « Recevez-le comme moi-même »… Formule merveilleuse, vraie procuration générale du temporel et du spirituel ; par sa force, le mokaddème, qui n’est rien qu’un messager, devient une espèce de sacerdos absolument vénérable. Il use de son prestige, largement ; il en abuse même parfois. Mais tout ce qu’il fait se proclame bien fait, et nulle bizarrerie n’étonne — depuis les « actes charnels » en public jusqu’aux alliances politiques avec d’autres confréries qu’on savait rivales et qu’on croyait ennemies.
[32] Le mandement proprement dit, envoyé sans intermédiaire aux fidèles, se nomme risala.
Ces bizarreries ne surprendraient pas davantage chez le Maître, qui ne peut en aucune circonstance être coupable — à peine victime, passagèrement, d’une minute de délire ; car le chériff est supra-humain. « Sa chair et son sang furent pétris de la droite même d’Allah[33]. » — « Ses péchés étaient pardonnés d’avance, dans la préexistence[34]. » L’erreur se tient loin de son front, comme la gazelle loin du chasseur.
[33] Secte des Amamïa.
[34] Secte des Snoussïa.
« Il envoie vers ses fidèles ses mokaddèmes, ceux qui sont purs. »
Citerai-je ici ce fragment d’une idjeza que j’eus entre les mains, et dans laquelle les louanges de « l’envoyé » se proclament sans réserve, pour faire valoir encore mieux, par comparaison, les autres louanges plus orgueilleuses du signataire chériffien ? Lignes calligraphiées à grand renfort d’azur et de vermillon, sur un papier devenu sale au frottement de la djebira[35] — et à celui, fort douteux, d’innombrables pieuses bouches de croyants…
[35] Grand sac plat ayant la forme des anciennes sabretaches.
Loué soit Allah !
Au nom du Dieu clément et miséricordieux !
Que la bénédiction et le salut soient sur Notre-Seigneur Mohammed, prophète de Dieu, sur sa famille et tous les siens.
Qu’elle soit sur tous nos amis très élevés et très généreux, et sur tous nos frères en doctrine. Que la miséricorde divine soit sur eux tous, avec les faveurs les plus abondantes.
Ensuite,
Recevez comme moi-même celui que je vous envoie en qualité de mokaddème, mon illustre ami, mon disciple le plus grand, la fraîcheur de mon œil, le chemineur dans la voie droite, le perspicace, le modèle à suivre, le pieux, le très élevé en vertu, le sagace taleb qui craint Dieu, Ahmed-ben-Bachir-ben-Moussa-ben-el-Mogharri, qui vous instruira des pratiques les plus recommandables et conférera la Voie (tarika) à qui la sollicitera.
Quiconque sera initié à cette Voie en retirera d’immenses avantages, par la grâce de Dieu, le Clairvoyant, le Sage…
....... .......... ...Écrit au nom du Maître Illustre et Généreux, Cheikh des Fidèles, Celui qui dévoile aux hommes la Vérité supérieure, le Refuge unique, le Pôle le plus élevé, le Pontife par lequel le bonheur règne, autour duquel gravitent les docteurs, Celui qui réunit les deux noblesses sublimes, le Diadème de la vertu, Celui dont les regards font rayonner une joie si splendide que même en ses jours de nuages sa lumière éteint celle des astres, Celui que les Khouan invoquent avec ivresse, le Béni à la porte duquel se présentent sans cesse tous ceux qui cherchent à s’approcher de Dieu, le Saint de gloire indicible, le Cheikh et Seigneur X… (Que Dieu augmente, s’il est possible, sa gloire et sa réputation !)
Louange à Dieu, maître des mondes !
Louange depuis le commencement jusqu’à la fin !
Allah dirige ceux qu’il veut dans la Voie droite.
Amen.
Et tout en haut de cet écrit, un cachet se trouvait apposé, avec l’inscription en exergue : le serviteur de son Seigneur, puis le nom au centre, ce nom que je demande la permission de taire, pour plusieurs raisons de convenances et de sécurité.
Les mokaddèmes gardent jalousement, en général, le secret de leurs fonctions, surtout les mokaddèmes fixes, dont la mission n’est point révélée par une arrivée subite, ni par de visibles transports. Un jour, dans une grande zaouïa, l’on m’avait dit : « Tu rencontreras dans telle ville notre mokaddème un tel. C’est un homme très estimable qui pourra te servir utilement. Nous le préviendrons. » En réalité, par suite d’événements quelconques, le mokaddème ne fut pas prévenu, et lorsque je me présentai dans sa boutique (car il était marchand de livres pieux et profanes) il refusa de s’avouer membre de l’« ordre » qui me l’avait désigné de façon circonstanciée. « Non, il n’était pas dignitaire, pas même khouan — tout bonnement un pauvre homme qui vendait vaille que vaille aux caravanes des exemplaires du Koran et parfois des contes licencieux. Il y joignait le commerce des lunettes, nécessaires aux pieuses lectures des croyants fatigués. Rien de plus… Un pauvre homme… Un pauvre homme… »
Mais par la suite ce commerçant, s’étant lié avec moi, m’invita aux noces de son fils, et je constatai, devant le luxe déployé, qu’il appartenait à une très riche variété de « pauvre homme ».
Puis ce fut une seconde découverte qui remettait les mensonges au point : le surlendemain des noces, jour de bombances, le jeune marié laissa échapper incidemment (ivre qu’il se trouvait de viandes fortes, de graisse et de jus) cette phrase révélatrice :
— J’ai vu telle chose quand je suis allé à la zaouïa, chez le chériff X…, tu sais, avec mon père. Et certes mon père est le meilleur, le plus réputé de leurs mokaddèmes, par Allah sur nous tous !
Une fois de plus, la jactance avait amené la révélation. J’ai connu depuis quel rôle avait joué le marchand de livres, joint à d’autres mokaddèmes « envoyés ». Sans compter les intrigues, les jugements clandestins rendus « entre soi », en dehors de l’administration roumie — sans compter des incitations et des manœuvres très curieuses, ils avaient « bien travaillé » tous ensemble ; ils avaient recruté de nouveaux adeptes « par milliers », comme dit la sourate de l’Assistance, et recueilli des largesses inaccoutumées, une sadaka très abondante, pour le bien, pour la Voie, pour la zaouïa…