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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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XXIX

3 novembre.

Un peu de sirocco nous accable aujourd’hui. Et la fièvre, qui toujours guette, en profite pour envahir les artères, doucement, doucement, languide et voluptueuse pulsation par quoi l’on s’use, s’abandonnant, devenant sa proie jusqu’à défaillir…

Si j’étais poète, j’écrirais sur la fièvre un lot de sonnets « admirables ! » J’en vanterais le charme pervers. Des gens s’abolissent exprès, par les alcools, l’éther, la morphine, la fumée d’opium et autres fâcheux ingrédients. Que ne viennent-ils au Sahara ? Dans les endroits les plus mauvais, cela va sans dire. Peut-être ils y trouveraient des pâmoisons de haute rareté, des déliquescences imprévues, d’exquises disparitions de leur moi pensant. Et ce serait leur mort lente, très lente, voulue, bien voulue, un mode de destruction parfaitement propre qui débarrasserait la société d’Europe.

Ils auraient aussi l’extase. Mais c’est moins périlleux, je crois.

Depuis hier je me préoccupe de l’extase — depuis que le vieux pèlerin se tordait près du saint tombeau, dans une enviable crise de joie. Et la curiosité me tourmente. J’aurais voulu savoir si le taleb, par exemple, mon brave et inséparable compagnon, avait obtenu lui aussi le « them en Dieu ». J’en doute par instants. Car celui qui vient de goûter l’anéantissement suave peut-il se remettre ainsi aux proses vulgaires de chaque jour ? Se résignera-t-il à quitter l’Incommensurable pour exhorter des esclaves, ou pour se promener avec moi — moi Roumi ?

— Ya Sidi (sa réponse fut tellement paisible…), Ya Sidi, par ta tête chérie, tu te nourris, mais manges-tu toujours ? Tu as souvent soif, mais bois-tu toujours ? Tu trouves les femmes belles, mais les aimes-tu toujours ? Oui, Sidi, mon humble piété a connu les joies super-terrestres. Seulement, vois-tu, pour savourer les délices de ces bonheurs-là, il est bon de redescendre parmi la vie des autres hommes. Ya Sidi !… Le Fidèle monté au « degré perfectionné » occupe, alternativement, deux états : l’état d’union, où il n’aperçoit que Dieu et son unité ineffable ; l’état de vision, où il rentre dans le cercle naturel pour s’occuper du bien des siens, du succès de l’œuvre commune et des devoirs extérieurs. Qui donc, ô Sidi, prêcherait la vertu, qui rendrait la justice, qui instruirait la jeunesse, qui soignerait les infirmes, qui vaquerait aux cultures et au commerce, si tous étaient sans cesse en extase ?

Je me soulevai, un peu étourdi : la fièvre battait à mes poignets le rythme du pieux discours. Je dis pourtant :

— Et le salut de vos âmes ?

— Le salut, Sidi ? Mais le salut reste possible sans qu’on ait effleuré l’extase. Il suffit au khouan vertueux, pour entrer dans les Paradis, d’avoir cru de tout son être à ce que contient la chahada — à ces « attributs » de Dieu, renfermés implicitement dans notre profession de foi : La illah ill’ Allah ou Mohammed Ressoul Allah. Et aussi, cela se conçoit, de faire l’aumône aux Saints, et de suivre les principes du Vénéré Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti.

Naturellement, cela se concevait. Donnez, donnez ! Je savais depuis longtemps ce mot d’ordre. Donnez pour gagner le ciel, donnez pour effacer vos fautes, donnez pour compenser l’extase manquante. — Ma fièvre croissait. A mes poignets, à mes coudes, de petits coups frappaient, réguliers, et le frisson délicat du paludisme saharien me semblait aussi répéter : Donnez, donnez !

Le pauvre Si-Kaddour soupçonnait un doute en mon mutisme. Il continua néanmoins, très bénin :

— Ya Sidi, par la baraka ! nous ne recommandons la recherche de l’extase qu’aux fidèles choisis, de vie sainte et déjà vieux. Il faut aussi qu’ils soient instruits, pour extérioriser leur âme au moyen du seul amour de Dieu. Quant aux autres…

Il y eut un silence. Le sirocco devenait fatigant. Et ce fut comme en dormant que je relevai la phrase tombée (je ne savais du reste pourquoi cette persistance d’enquête) :

— Quant aux autres ?…

— Les autres, ya Sidi, les intelligences moins vives, les ignorants, les simples, obtiennent un résultat par la répétition du nom d’Allah, deux ou trois mille fois. Au bout d’un temps, le nefs seul vibre encore, tandis que le corps et le cœur s’endorment. L’extase arrive. Certes, cette pratique est moins pure et moins bonne, mais Dieu est Indulgent et Sage. Il comprend les faiblesses humaines. Il accepte aussi les deux extases délirantes, Sidi…

Ces doctrines sont monotones, ô lecteur, mais elles me plaisent ainsi. Songez que j’ai la fièvre, et qu’il fait chaud, lourd, écrasant. Songez que si je cesse tout à fait d’interroger mon taleb, je sombrerai dans un sommeil coupé de délire, tout comme l’extase en question. Et chi lo sa ? l’extase est peut-être bien quelque variante de la fièvre ; et je souffre peut-être, moi profane, de l’exacerbation du nefs qui n’est, on s’en souvient, ni l’âme, ni le cœur, ni le corps.

— Les deux extases délirantes, Sidi, sont : et d’abord celle qui saisit parfois le croyant, dès qu’on lui permet de toucher le tombeau de Sidi-Bou-Saad, celle qu’amène la fumée du kif ou l’influence du haschich. Voie dangereuse ! Nous la permettons seulement après un long essai des moyens meilleurs. Du reste, Sidi, ta suprême compétence admettra, même parmi ceux qui s’efforcent, qui suivent les enseignements trois fois sages du Vénéré, qui mènent une vie pure, qui font l’aumône, qui s’élancent par la prière constante vers cette fusion dans la divine étincelle, beaucoup ne touchent jamais le but. Ils s’arrêtent à mi-chemin du them. Ils ne peuvent anéantir leur corps, ni percevoir les effluves du grand Inconnu…

Et le taleb murmure, très bas, la voix soudain brisée :

— J’ai perçu ces effluves, ô Sidi, ô Sidi. J’ai savouré les délices du Ciel…

Il se tut, pris de rêverie.

Nous n’avons plus parlé pendant la soirée suivante. Le them morbide, celui de la fièvre, achevait de m’envahir. Des hallucinations passaient, des visions de khouan prosternés, des Djazerti en extase, tous, tous, les gros lis blancs, tous écrasés de bonheur… Et vraiment une sorte de transport me prenait à mon tour, une ivresse non point croyante, non point mystique, mais sensuellement pâmée. Puis je glissai peu à peu dans le calme inerte des choses… Je fus une parcelle consentante du marasme musulman, subtil, quiet et berceur, dont (entre ses convulsions) l’Islam s’enveloppe comme d’un doux linceul.

Il respire sous le suaire. Sa mort est vivante — mais sa vie est faite de mort et du goût de la mort, et d’ardeur vers la mort.

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