← Retour

Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

16px
100%

VI

10 septembre.

— O Si-Kaddour, disait ce matin Bou-Haousse au lieu de brosser mes vêtements, Si-Kaddour, je voudrais recevoir aussi le dikhr des Djazerti…

Le vieux taleb releva les besicles de corne à l’aide desquelles il cherchait je ne sais quel argument dans un vénérable bouquin, compilation des doctrines du grand aïeul. Cela s’appelle : La Source jaillissante, ou l’Arrivée aux Désirs et à l’Immanence céleste, par le Maître généreux, le Refuge parfait, le Pôle supérieur, Celui qui dévoile aux hommes le chemin droit, Notre-Seigneur le Cheikh et Chériff Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti.

Lorsque Si-Kaddour (trop souvent) me lit cette kyrielle, il baise ensuite sa main qui toucha les lettres formant le nom du Saint, le nom béni, et ajoute ardemment :

— Que Dieu Très-Haut soit satisfait de Lui !

Mais je m’égare. Il s’agit du vœu que formait l’exquis Bou-Haousse.

— O mon fils, lui répondit le taleb, ton souhait part d’un bon mouvement, car la religion maintient l’homme comme le mors maintient le cheval. Cependant n’es-tu pas déjà initié à quelque autre « Ordre » religieux ?

Certainement, Bou-Haousse l’était. Ces associations musulmanes, avec un succès divers, se partagent les âmes compliquées et naïves du continent noir. Et bien des Sahariens appartiennent sans trop de scrupule à plusieurs confréries à la fois.

Bou-Haousse, de son capuchon, tira lentement un chapelet qu’il n’osait plus porter au cou depuis l’approche de Mozafrane.

— Ya Sidi Taleb, je suis Khouan des « Khadrïa[7] ».

[7] Confrérie réelle fondée par Sidi Abd-el-Khader-ed-Djilani.

— Les Khadrïa, ô mon fils, sont des saints qui marchent comme nous dans une Voie généreuse.

Vieux renard de Si-Kaddour ! Sa bouche louangeait les Khadrïa. Mais son geste, son regard les dédaignait, les méprisait, précipitait dans l’abîme ces concurrents des Djazertïa.

— Les Khadrïa, ô mon fils, acceptent, je le sais, que leurs « Khouan », leurs frères soient à eux en même temps qu’à d’autres. Allah est Grand et Miséricordieux ! Mais nous, les Djazertïa, n’admettons pas avec nous le troupeau des Khadrïa. Par la barbe du Prophète ! une âme ne peut chercher la Voie menée par deux guides… Le vaisseau sombrera dans la mer, s’il y a deux capitaines se mêlant de le diriger…

Bou-Haousse, humble en sa modeste gandourah de coton blanc, hochait la tête.

— Ya Sidi Taleb, c’est une chose grave, pour le chien, de renoncer à sa tente et de s’enfuir vers un nouveau maître.

Le bon taleb hochait la tête également. Leurs deux coiffures — gros paquets blancs ceints d’une corde — semblaient s’agiter en mesure, et d’accord.

— Oui, tu as raison, mon fils. Par la bénédiction de Sidi-bou-Saad, tu as raison. C’est une chose grave. Réfléchis, avant de te décider.

Puis changeant de timbre et d’une allure impérieuse :

— Mais tu dois savoir, ô mon fils, que nos maximes sont sévères : ainsi l’a voulu Sidi-bou-Saad, le Sublime, le Vénéré. Qui veut être parmi nos « Khouan » s’astreint à sept règles, ô mon fils :

1o Porter son chapelet à la main et ne pas l’étaler sur sa poitrine, ostentation d’orgueil nuisible ;

2o N’avoir aux réunions d’amis ni tar ni autres instruments de musique profane ;

3o Ne pas danser ;

4o Ne pas chanter, fût-ce même des paroles pieuses ;

5o Ne pas fumer ;

6o Ne pas respirer la poudre de tabac ;

7o Ne pas boire de café, et seulement du thé qui rend les cœurs paisibles et les esprits sages.

Tu me comprends bien, ô mon fils ?

Certes, il comprenait bien, le guide Bou-Haousse : car une grimace ondulait à travers ses traits brunis. Si-Kaddour crut devoir faiblir d’une petite concession, et dit, hésitant :

— La seule de ces règles, ô mon fils, qui puisse recevoir une atteinte, est celle dont le numéro d’ordre correspond au dernier doigt de ta main. Oui, si tu es riche, à la rigueur, tu peux fumer : mais tu fais mieux de t’abstenir. Et si tu es pauvre, pourquoi diminuerais-tu ainsi la farine destinée au couscouss de tes enfants ?…

Ici la volubilité revint avec l’intransigeance, et le vieux taleb acheva (et ses phrases tombaient, grêles, drues et rapides sur la tête de Bou-Haousse) : Mais, ô mon fils, du jour où tu entreras parmi nos « Khouan », où tu recevras le dikhr et notre chapelet pour réciter le dikhr, de ce jour-là tu ne discuteras plus ces choses de détail. Ton obéissance sera tout entière à ton cheikh, puisque tu lui appartiendras toi-même, et tes femmes, et tes enfants, et tes biens périssables, et ton âme qui ne périt pas. Tu ne devras plus être qu’un serviteur, ô mon fils, un instrument sous des doigts habiles. Tu devras te laisser manier, comme le cadavre entre les mains du laveur des morts !…

Le silence, le prodigieux silence régna de nouveau dans ma chambre, entre les poutrelles vertes et les faïences à l’éclat nacré… Le silence saharien… Très difficilement je me retournai sur mon coude : je voulais mieux voir le visage des deux interlocuteurs maintenant méditatifs.

Si-Kaddour, le front bas, paraissait penaud, confus. Probablement craignait-il d’avoir — poussé par l’excès de son zèle — trop dévoilé devant le Roumi les secrets qu’il faut cacher. L’inféodation des Khouan ne regarde point les profanes.

Bou-Haousse, au contraire, qui tout à l’heure rechignait devant la simple idée de ne pas fumer, exultait d’une sorte d’allégresse, joie de sacrifice, ardeur extatique et concentrée. « Tu te laisseras manier comme le cadavre par le laveur des morts… » Ah ! qu’ils ont bien compris, ces félins « manieurs » d’âmes, à quel point les races qu’ils dominent ont besoin de se donner ! Ils ouvrent les bras, ces habiles tyrans, et les peuples s’y précipitent, eux et leur conscience, leur avoir et leurs armes, leur vouloir de crimes et leur vouloir de vertus. Et voici que ces « Ordres » divers, ces affiliations, qui végétaient en pays musulman à partir du XIVe siècle de notre ère sans avoir beaucoup augmenté le nombre de leurs rares adeptes, voici qu’elles conquièrent le monde, depuis vingt ans. Voici que par elles l’Islam en marche gagne de toutes parts sur le bouddhisme d’Asie, sur le fétichisme d’Afrique. Voici que deux cents millions de Khouan (sans compter les mahométans de souche très orientale, les Ouahabites, les Bâbistes, tous ceux opposés au principe du « dikhr »), voici que ces deux cents millions portent jusqu’à la Sibérie, jusqu’à l’Australie les étendards du Prophète et les versets du Koran…

Et je me demande, étonné, par quels moyens ? par quel pouvoir ?

Les « Ordres » promettent, je le sais, l’extase mystique. Mais il semble tout d’abord qu’entre l’extase et l’intellect populaire la distance soit trop immense pour que suffise ce seul appât, ni le bonheur « d’être à un cheikh ». Ne serait-ce point plutôt ceci : par ce fait de supprimer une petite partie des joies corporelles, juste de quoi faire sentir un joug, ils enveloppent les autres satisfactions d’une sorte d’idéal fruste ?…

Nous aurions ainsi la formule :


Se priver pour jouir.

Et jouir de temps à autre, avec l’intensité d’une crise — en corrigeant, par l’extrême atteint dans l’excès, la trivialité matérielle des gestes ou des actes…


Je songe, écrivant ces lignes, au festin qu’on me sert chaque soir — à ce luxe sauvage de viandes et d’argenteries dont aucune de mes instances n’a pu me délivrer, fût-ce aux jours fiévreux où nul des mets n’approchait de mes lèvres.

— Ya Sidi, m’affirme le vieux taleb, tu es l’hôte de Dieu. La zaouïa serait méprisée si nous ne te présentions point le repas d’hospitalité.

C’est-à-dire la grande dhiffa des Arabes, les plats succédant aux plats, et d’autres, jusqu’à l’arrivée du mouton rôti entier. Mais ce qu’on n’imaginerait pas, c’est ce banquet pour moi seul… tout seul. Si-Kaddour se retire après m’avoir assuré une fois de plus des utilités de la résignation. Bou-Haousse et Barka le nègre descendent aux cuisines. Et je suis entouré par d’autres noirs quasi muets, qu’on revêt en l’occasion de vestes somptueuses, aux couleurs tendres et pâlies. Ils apportent, sans un bruit, les flambeaux d’argent, les bassins d’argent, les gobelets d’argent près du tapis que je ne quitte jamais : une accumulation de trésors, un écroulement des vaisselles de Sardanapale… Mais Sardanapale ne soupçonnait pas de telles ciselures, quelques-unes de pur Louis XV, et le reste de la bonne époque italienne. D’où cela vient-il ? Où cela s’est-il caché, le long des siècles, jusqu’à ce que des Khouan dévots l’achetassent en vue d’en faire don ?

Et les sirènes d’un « surtout », blafardes, nerveuses et fines, scintillent sous la lueur mouvante de bougies turques, violemment parfumées. Et des fruits, des gâteaux étranges s’accumulent en de précieuses coupes qui furent des « widerkomm » d’honneur, au XVIe siècle, sur les bords du Rhin. Et je ne sais plus où je vis, moi, tant cet orgueil qui jette à mes pieds les richesses d’un musée me déroute, et tant ces objets désuets, parfois tarés de « bosses » malheureuses, ont l’air surpris de se voir en ce pays, patinés de poussière d’Islam.

Le repas dure longtemps. Les chairs abondantes s’étalent, qu’on renouvelle et remplace en silence — en silence toujours, sans que j’aie touché parfois à l’une d’elles. Et cette odeur animale de cire chaude et de jus — cette saveur d’épices mêlée à des relents de benjoin — cette bête rôtie de laquelle l’agenouillement, sur un vaste plateau guilloché, semble me demander grâce — tout cela me répugne et m’attire à la fois. La griserie qui nous vient du sang monte à ma tête peu solide… Je suis seul, tout seul… Je ne mange pas, ou à peine. Et le service se continue comme si des spectres invisibles devaient venir se rassasier à cette orgiaque profusion. Et parfois un vertige me prend… Je crois les apercevoir, les revenants du Désert, les ancêtres des Saints actuels. Ils agitent, autour des grands plats, leurs mains de squelettes. Les bougies roses, qui grésillent dans l’air tiède et lourd, me semblent les cierges heureux de leur festin de famille. Et l’eau (dont un mince filet passe au pied de ma fenêtre, et dont le murmure grossit à celte heure d’arrosage nocturne) me paraît la voix des fantômes, essayant de dire encore les litanies des Djazerti, ce balbutiement voluptueux qui fait rêver aux soupirs d’amour…


Si de telles impressions montent en moi, Roumi fils de chien, le chef arabe ou congolais ou kurde doit en éprouver de très fortes lorsqu’on lui sert une dhiffa semblable — sensations éloignées des miennes, mais plus délicieuses, profondes et ineffaçables. Et de même aussi, le régal moins somptueux offert aux vulgaires pèlerins doit agir prodigieusement, par les sens et par l’esprit, sur des malheureux accoutumés aux privations, pasteurs de la brousse, errants des sables.

Mais j’anticipe. Je n’ai pas aperçu les pèlerins que chaque jour amène à Mozafrane. Je ne connais pas leurs bombances.

Pendant les huit ou neuf semaines de repos qu’exige une jambe cassée en ce climat brûlant, je suis condamné, si nul miracle n’intervient, à vivre le Voyage autour de ma chambre. Un hasard méchant me bloque, avec le tapis du Maroc et le coffre de Smyrne, derrière ces murs épais, sur les faïences nacrées, sous les poutres vertes. Il me donne pour seules consolations les propos de Si-Kaddour et cette médiocre joie d’écrire — d’étouffer sous des mots mon continuel élan vers la liberté.

Chargement de la publicité...