Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
III
6 septembre.
Je n’éprouverais aucun plaisir à revivre les détails de mon « hissage » par un escalier de pierre jusqu’aux appartements d’honneur — ni les phases pénibles du traitement de ma fracture, sous la direction de mon camarade, avec l’aide du vieux taleb Si-Kaddour et de Barka, l’un des grands négros.
Il « fallait du bois », circonstance qui m’avait frappé. On en trouva, d’étrange et de précieux, parmi les réserves de cet asile fantastique. Une des planches de ma gouttière est en thuya, l’autre en cèdre du Liban ; l’érable de Syrie, aux délicates mouchetures satinées, soutient le bout de mon pied… Et ce plâtre dur, très blanc, dans quoi furent trempées ces mousselines indiennes, et qui prend en séchant l’aspect du marbre, c’est le même que celui dont sont faites les corniches, les volutes, les inscriptions délicates de la Koubba des tombeaux, au centre de la zaouïa — merveille de l’oasis sacrée. De toute l’Afrique, d’une partie de l’Asie, les pèlerins d’Islam viennent l’admirer. Ils arrivent ici, par lentes caravanes, apporter des offrandes et chercher le salut futur près des sépultures bénies — près de la plus ancienne, surtout, celle de l’illustre et défunt fondateur de l’Ordre, trisaïeul du chériff actuel, le grand saint Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti. Puis ayant vu, ayant baisé les tombes miraculeuses, ils s’en retournent, les pèlerins. Ils s’enfoncent dans ces contrées aux noms de barbarie noire : le Borkou, l’Ouadaï, le Baghirmi, le Sokoto. D’autres regagnent le Hedjaz à travers la Nubie anglaise. D’autres regagnent le Maroc en passant (mi-craintifs, mi-pillards) entre le Touat et la grande Hamada. Et combien de noms encore pourrais-je énumérer, lointains peuples asiatiques, ou tribus voisines de nomades sauvages : celles par exemple des Chaanba de l’Erg, presque tous dissidents aux armes françaises.
C’est le territoire de ceux-ci qu’a dû traverser mon ami lorsqu’il m’a quitté, quelques jours après mon accident, rappelé à Paris par les obligations les plus inéluctables. Pauvre cher garçon !… J’apprends, de source à peu près sûre, que sans attaques dangereuses il a pu atteindre des pays moins scabreux. Je m’en réjouis, certes… Je devrais être satisfait… insouciant… paisible ; et tout au contraire mon âme se ronge. Les visites que je reçois, presque du matin au soir, ne peuvent me remplacer l’amitié française. La nouveauté du milieu ne sait pas me faire oublier ma triste immobilité, et ces affres « de ne rien savoir »…
Ne rien savoir, ni d’ici ni de là-bas — ni de ceux qui m’entourent, étrangers, ni des miens que j’ai laissés…
Il y a trois ans, j’étais venu déjà jusqu’aux parages lointains de l’Oued-Mya, ressemblant aux dunes de Mozafrane. Je les ai aimés, car ils sont prenants et beaux. J’ai savouré paresseusement les jeux de la divine lumière entre les sommets des collines blondes, où le sable qui glisse compte seul le temps enfui, et où manque le courrier de France. Mais, lors de ce précédent voyage, j’allais, je marchais : j’étais libre. J’ignorais donc l’âpre torture que je ressens aujourd’hui, et qui de mon séjour en ce lieu fait un calvaire.
— Ya Sidi, m’exhorte Si-Kaddour, que te manque-t-il parmi nous ? Tu es un oiseau de la mosquée : il est bien nourri ; il entend louer Allah ; il boit au bord d’un clair bassin ; il couche sur les tuiles vernissées. Que te manque-t-il ?
Il me manque « tout ». Et surtout de m’agiter, pour rien, pour le plaisir, comme le petit oiseau des tuiles, le petit passereau des rares minarets sahariens.