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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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IV

8 septembre.

J’ai laissé dormir pendant quarante-huit heures mon chagrin ridicule. Et me voici calmé, sorti du moins de cette tristesse qui mine en moi la santé promise par Si-Kaddour.

Ce matin encore, nous eûmes là-dessus, lui et moi, une conversation fort animée.

— Sidi, je réponds de ta cure ; je réponds de tout, sauf les événements d’Allah. Mais permets-moi, Sidi, de t’indiquer les préceptes de l’expérience. Par la bénédiction sur toi ! pour mieux remettre ta jambe, une saignée derrière l’oreille gauche te ferait le plus grand bien. Le sang de l’homme doit se traiter comme l’eau du puits : plus tu en tires, plus elle est limpide. Et ce remède était adopté dès le temps d’Abraham !…

Mon silence encourage le verbeux Si-Kaddour. Il agite sa barbe grise dans son voile blanc retenu par une corde. Il étend le bras vers le ciel, pour prendre à témoin soit Allah même, soit l’ange Djébril, soit Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti, le Sublime, le Vénéré, le Pôle Très-Élevé.

— O Sidi, reprend Si-Kaddour, laisse-toi persuader ! Tu es au-dessus de mes yeux ! Mon cœur est pour toi comme celui d’un enfant pour son père ! (Remarquons ici que j’ai trente-cinq ans, et que le taleb Si-Kaddour serait plutôt sexagénaire ; mais cela ne gêne en rien l’expansion de sa rhétorique ni de son prolixe respect.) Quand tu ne te sens pas bien, je ne suis pas bien non plus, par la barbe du Prophète ! Je ne trouverai point le repos tant que ta complaisance ne m’aura pas permis de te faire faire cette saignée, au bas des cheveux, ici, ici…

Sa main ridée, vieille griffe sans méchanceté, s’approche de ma nuque avec des gestes inquiétants. Je proteste, je me fâche. Je refuse avec la même véhémence les pointes de feu, les frictions sympathiques de graisse d’autruche sur « la jambe qui n’a point de mal » — et même l’eau d’une sainte fontaine, Aïn-Selam, laquelle jaillit un jour d’autrefois sous les pas bénis de Bou-Saad, ce sublime Bou-Saad-ed-Djazerti.

— Comme tu voudras, Sidi, soupire enfin le rabroué. Tu restes le maître du savoir et de la perspicacité…

En réalité, il se sent froissé dans l’âme, il me boude, il s’éloigne. Moment de stratégiques concessions. Si-Kaddour devient plus humain. Il émet d’utiles avis sur la position de ma jambe engainée, sur le moyen de la soutenir, à l’aide de coussins… Il enseigne mon domestique d’occasion, Bou-Haousse. Il lui suggère patiemment l’art de me bien servir, sans m’irriter jusqu’au paroxysme. Cela m’attendrit, et je sens à mon tour le remords de mes précédentes rebuffades. Pour dédommager le pauvre taleb, me montrant bon prince, je lui soumets mes intentions de convalescent : l’autre jour, par exemple, celle de « noircir » ces présentes pages, autant que je le pourrais sans trop de fatigue — on dit cela au médecin, toujours. Je le flattais, espérant obtenir de lui une plume neuve, absolument comme de son maître un petit écolier.

Mais, en flatterie, je suis vite dépassé :

— Ya Sidi, ta sagesse passe en hauteur le palais de Salomon ! Par mes yeux ! pourvu que tu n’en abuses point, c’est une idée géniale que tu as là : car l’écriture des hommes de bien plaît à Dieu Tout-Puissant. J’ai lu sur ce point, Sidi, des gloses bien intéressantes dans le docte Sidi-Khelil et dans le Rihan-el-Kouloub, ouvrage principal dicté par Notre-Seigneur ami d’Allah, Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti !!…

Discourant ainsi, le digne taleb tira de son écritoire de corne, accrochée sous son beurnouss, une plume en roseau. Il me la présenta pompeusement, comme si c’eût été la clef des trésors djazertiques, ou celle de l’entrée du septième ciel.

— Voilà, voilà ton affaire, Sidi…

Or, son étonnement fut extrême à me voir hésiter devant l’engin. Pour me convaincre de la supériorité du procédé, il faisait glisser le roseau de droite à gauche, souplement, en travers d’un de mes feuillets.

— Regarde, Sidi : aussi vite que court le cheval noble, voici la chahada tracée : « la illah ill’ Allah… »

Brave Si-Kaddour… La différence de nos races est tangible dans ce frêle objet primitif, et dans ton geste renversé, et dans ces pieuses syllabes qui te paraissent nécessaires au début de n’importe quel travail… Tu n’as même point à la pensée que ce Roumi dont tu prends soin puisse « écrire en son pays » sans invoquer, d’abord, le Dieu suprême !

« La illah ill’ Allah… »

Islam qui me frôle soudain, plus intime, plus pénétrant, plus compréhensible : tout autre que je n’avais cru… Mélange d’idéal sensuel, éperdu, de bouffonnerie parfois détraquée, il me paraît vraiment de plus en plus pareil à ces contes d’Orient, dont la robustesse hilare est reconstituée pour moi dans ce séjour forcé — en s’atténuant un peu de piété, de mysticisme, d’élans vers la joie des anéantissements divins — car c’est ici, ne l’oublions pas, une zaouïa-mère, sanctuaire, couvent, hospice, école théologique, et domaine princier à la fois, foyer d’intrigues et de domination. Sans cette autre plume d’acier, made in Germany, enfin trouvée par Si-Kaddour au fond des pièces où s’accumulent les cadeaux venus de Syrie, de Turquie, j’oublierais que je suis Parisien, vivant au lugubre XXe siècle… Je me croirais fils du khalife de Bagdad, et j’emploierais à des phrases dorées l’encre bourbeuse que mon encrier de terre verte m’offre bénévolement, de tout le zèle de ses sept trous (nombre fatidique).

Au lieu de cela, vais-je décrire les objets qui m’entourent ? ou ma longue chambre blanchie à la chaux ? Mais quand j’aurai précisé : tant de mètres d’un sens et tant de l’autre, il n’y aura que des dimensions. Amis qui me lirez, rien n’ira vers vous de cette nudité mélancolique, toujours un peu ruinée, des choses musulmanes… Vous ne sentirez pas la fraîcheur des faïences claires dont les arabesques couvrent le sol. Vous ne comprendrez pas l’agrément doux de la fine poussière qui voile de gris le marbre candide, le zli-zli de la petite cheminée, à la mode franque, venue sur le dos d’un chameau depuis Tripoli-Barbaresque où la générosité d’un fidèle l’acheta de quelque Italien…

O poussière d’Islam, à l’odeur d’aromates et d’amour et de suint, tu tombes lentement, voluptueusement, puis tu restes… Tu restes quand nous passons… tu donnes, aux objets récents, la vétusté noble des choses jadis ensevelies, poudre de paisible néant, poudre de résignation…


Pas de meubles pour couper la monotonie des parois interminables — sauf un coffre de Smyrne, un chef-d’œuvre, dans la gloire atténuée de ses nacres, de ses ivoires et de ses vieux bois… Une lampe d’argent s’accroche par une cordelière rose, en soie pâlie, aux petites poutres serrées peintes couleur d’émeraude. Et sur une parcelle de l’étendue des faïences je gis, moi et mon tapis — ce dernier objet, cadeau d’un adepte marocain à la zaouïa de Mozafrane. Le donataire de cette couche un peu dure serait convulsé d’horreur, s’il savait son pieux hommage voué au service d’un impur Roumi, chien fils de chien !

— Cependant (me dit le bon Si-Kaddour), vous autres chrétiens ne nous venez pas à l’encontre autant que les idolâtres, ni à la traverse autant que les Juifs. Car des quatre « Livres » descendus des Cieux — Allah daigne par eux nous instruire ! — vous en reconnaissez trois. Et vraiment, par la bénédiction du Puissant qui t’a fait et m’a fait, nous serions kif des frères, sans la détestable erreur dont vous êtes abusés — pardonne ma franchise, ô Sidi ! — l’erreur, l’horrible erreur vous amenant à prendre Notre-Seigneur Aïssa (Jésus) pour le Fils de Dieu, et non pas, comme nous, pour le souffle incarné de Dieu…

Il ne m’épargne là-dessus ni les commentaires des Hadits, ni la Souna, ni le docte Sidi-Khelil. Je ne parais sans doute pas convaincu : alors le vieux taleb s’installe, les jambes croisées, au bord du tapis. Barka le négro nous apporte deux minuscules tasses de thé relevé d’un brin de menthe — puis il s’assied aussi. Mon Bou-Haousse se rapproche, troisième auditeur très attentif. Et Si-Kaddour, sans pitié, ouvre lentement le Koran même, son gros livre parcheminé dont la tranche couleur d’azur s’orne d’une inscription dorée : Ne me touche qu’avec des doigts purs. Et il me lit des versets de la cinquième sourate :

Au nom du Dieu clément et miséricordieux !

Tu reconnaîtras que ceux qui nourrissent la haine la plus violente contre les fidèles sont les juifs et les idolâtres, et que ceux les plus disposés à comprendre les fidèles sont les hommes qui se nomment chrétiens : c’est parce qu’ils ont des prêtres et des moines, et parce qu’ils sont sans orgueil.

Il s’interrompt, l’empressé Si-Kaddour, pour rappeler les serviteurs à l’ordre. De sa propre main mal lavée, il chasse des mouches impertinentes voltigeant près de mon visage. Les mouches fuient, et reviennent aussitôt que le taleb s’est replongé dans la « Parole ».

— Ya Sidi ! je trouve encore, avec la permission d’Allah, ceci, sainte sourate deuxième :

Dieu est le patron bienveillant de tous ceux qui croient en lui…

Ses besicles énormes font à Si-Kaddour de gros yeux de chat-huant. La corde qui ceint son chef vénérable oscille en mesure, rythmique et convaincue. Puis il se tait, — il médite — et le grand silence saharien, parfumé de menthe, plane sur nous…

Pauvre Si-Kaddour !… Malgré son savoir, il possède une des âmes innocentes parmi les instruits de la zaouïa — la plus innocente, la seule innocente, je crois. Eussé-je été un officier de nos « bureaux arabes », amené hors de nos territoires par accident, l’on aurait placé près de moi, au lieu de ce brave vieux, quelque taleb plus jeune, bien retors, bien flatteur, avec mission d’extraire de ma cervelle tous les renseignements possibles et impossibles. Mais je ne suis qu’un touriste, un demi-globe-trotter. Et l’on a compté sur Si-Kaddour pour ne me donner aucune lumière politique, aucune, sauf sur ce qui concerne la grandeur et la prospérité de la Confrérie. On espère faire ainsi de moi un inconscient émissaire qui, plus tard, proclamera la force d’une puissance occulte, immense, avec laquelle il faut compter.

Où (d’après les Djazertïa) porterai-je l’écho de cette renommée ?

Mais à Paris… en ces endroits d’influence qu’ils ignorent eux-mêmes… en quelque lieu que ce soit où l’on intrigue, où l’on susurre les nouvelles de l’Orient et de l’Occident… où l’on agite les questions d’alliances européennes, de suprématie plus ou moins imaginaire des puissances — les questions anglaise, allemande, italienne, balkanique, turque, arménienne, égyptienne, russe, indoue — tout ce qui retentit au cœur de l’Afrique, et par quoi le réveil d’Islam croît ou décroît.


Lorsque Si-Kaddour eut assez longtemps réfléchi, il redemanda du thé, l’attendit, le but, et fit d’une voix persuasive :

— Ya Sidi, par ta tête chérie, nous aimerions beaucoup les Roumis si les Roumis ne venaient chasser sur nos terres… Nous les aimerions, et moi je t’aime, ô Sidi. D’ailleurs, par le Jour de la Rétribution, crois-moi : de son vivant Notre Illustre Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti ne se sentait point l’ennemi des chrétiens. Il admettait tous les pouvoirs et toutes les croyances de bonne foi. Quand sa bouche vénérée entretenait ses disciples, il leur répétait bien souvent, à Sidi, le symbole des Trois Barques. Et ses paroles étaient de miel… et ses enseignements étaient d’or pur…

Naturellement j’ai dû subir la parabole des Trois Barques, sœur de celle des Trois Anneaux. Et je constatai, une fois de plus, que, si les peuples des neiges arctiques célèbrent dans leurs poèmes le brillant soleil toujours chaud, les peuples du Sahara, privés d’eau jusqu’à la souffrance, montrent une curieuse inclination aux comparaisons maritimes, fluviales, nautiques — tant l’homme aspire à ce qu’il n’a pas.

— Ya Sidi… Un père avait trois enfants. Lorsqu’il sentit l’heure venue de boire sa dernière tasse, il dit à ses fils : « Écoutez ! Vous trouverez au rivage trois barques amarrées, toutes semblables ; mais une seule est vraiment la barque du salut. L’aîné de vous prendra la première en comptant de la direction de la Mecque, le second la seconde, et l’autre la troisième. J’ai eu soin de réserver la meilleure part à mon enfant préféré… » Là-dessus, il s’en alla voir de l’autre côté de la vie. Les fils pensèrent tous trois : « C’est moi le préféré ; c’est moi que mon père chérissait ; j’étais la fraîcheur de son œil. » Et ils naviguèrent confiants, par Allah, malgré les tempêtes. Chacun disait aux deux autres : « J’ai la barque du salut ! » Et Dieu-Puissant ne les en châtiait point parce qu’ils étaient sincères…

Puis soudain, changeant de ton, Si-Kaddour entonna les louanges du fondateur de la Confrérie djazertique :

— Ainsi parlait Sidi-Bou-Saad, le Sublime. Tout ce qu’il fit fut élevé ; tout ce qu’il créa fut durable. Rien qu’en cette zaouïa-mère de Mozafrane, ô Sidi, mille et cinq cents esclaves cultivent les jardins. Et ils sont heureux… Les pèlerins sont hébergés et nourris, les déguenillés sont vêtus, les persécutés sont soutenus, les infirmes sont gardés et soignés, les enfants sont instruits dans la voie du Seigneur… Des eulémas plus érudits que le grand chériff de la Mecque forment des savants qui vont répandre la science d’Allah à travers le monde des croyants. Et nous avons d’autres zaouïas, Sidi, dans tous les pays lointains, même hors de l’Afrique : trois en Arabie, sept en Asie turque, deux à Stamboul ! Les Djazertïa ont fait musulmanes, depuis trente ans, les contrées noires idolâtres, du fleuve Nil au fleuve Niger. Mais je le reconnais : la perle fine du collier, le rubis de la couronne, par Allah qui ne rêve jamais, c’est Mozafrane. Les dons des frères y affluent, s’y concentrent, et d’ici retombent en pluie d’aumônes sur tout l’univers d’Islam !…

Il était pâle d’enthousiasme, le vieux taleb, et cette exaltation me pénétrait peu à peu, fluide bizarre. De nouveau je me sentis frissonner : un petit vent de délire passa près de mon front trop chaud. Le soir tombait. Nous nous taisions. Les faïences prenaient, dans la demi-obscurité, un éclat nacré, fantastique. — Fantastique — ce mot revient sous ma plume, malgré moi…

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