Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
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LES DONS
O croyants, donnez les biens que Dieu vous a répartis.
Tout ce que vous aurez distribué en largesses tournera à votre avantage ; tout ce que vous aurez distribué dans le désir de contempler la face de Dieu vous sera payé, et vous ne craindrez point d’injustice.
Celui qui donne le jour et la nuit, en secret ou en public, en recevra la récompense. La crainte ne descendra pas sur lui ; il ne sera point affligé.
Koran, II, 255, 274, 275.
A vous tous, lecteurs de France, si peu que d’un effort vous puissiez prendre l’état d’âme de l’Arabe du Désert, à vous tous je le demande : que feriez-vous de vos trois ou quatre douros[36], au cas où vous seriez cet Arabe ? Les donneriez-vous comme impôt à l’infernal baïlek[37] français, ou à la très sainte zaouïa, mère du bonheur, maîtresse de la Voie suprême, indicatrice du dikhr ou prière par quoi l’on atteint les Célestes Jardins ?
[36] Le douro n’est autre que la pièce de 5 francs.
[37] Baïlek — gouvernement.
Soyez sincères : vous les donneriez à la zaouïa, à l’Ordre béni, au chériff qui vit grassement parmi ce flux et ce reflux d’argent et d’aumônes. A lui aussi la piécette de monnaie des vieilles femmes pieuses, qui tissèrent au long des jours les trames monotones des beurnouss. A lui quelques-uns de ces beurnouss même ; à lui les tapis, les voiles pour ses femmes ; à lui les dattes, à lui l’orge, à lui le blé ; à lui le mouton qu’on a choisi, le meilleur du troupeau maigre ; à lui des chameaux de faix, ou des méhara de course[38], si l’on est moins pauvre ; à lui le superbe étalon noir, plein de fougue et de noblesse, si l’on est caïd — et par conséquent fonctionnaire du baïlek français.
[38] Je produirais volontiers quelques chiffres pour préciser la valeur des offrandes en nature ou en argent. Mais ceux que je possède ne me semblent pas assez sûrs : le contrôle est trop difficile. Les statistiques officielles même — dirai-je surtout ? — me paraissent en erreur — et d’ailleurs elles ne sont pas toujours d’accord avec leurs propres données.
Ma surprise fut extrême, le jour où j’appris ce dernier trait de la bouche même du caïd qui préparait pour un chériff — non, pour une zaouïa, c’est plus neutre et plus diplomatique, — le cadeau princier d’un cheval admirable, tel que j’en ai bien peu vu… C’était en 1898. J’avais donc quatre années d’études arabes de moins, et mon esprit ne se trouvait pas encore blasé. Certaines choses m’étonnaient encore : il y en avait que je comprenais mal, ou que je ne devinais point. Et justement, ce jour d’hiver saharien, je remarquai soudain en mon caïd une sorte d’émotion bizarre, inexpliquée, lorsqu’en visitant sa maison et ses écuries il me fit voir le magnifique cheval sombre, sur la robe soyeuse duquel des frissons passaient comme une moire.
— Qu’il est beau !
— Oui, c’est un « buveur d’air »…
Cette réponse murmurée à voix basse, respectueuse, ainsi qu’on chuchote dans les églises… Et j’étais sur le point de mettre ce respect, faute de savoir, sur le compte de l’amour des Arabes pour leurs chevaux : ce qui eût été la plus grosse erreur du monde. Mais le soir, comme nous repassions près de l’abri où le beau cheval était tout seul à part, je m’arrêtai de nouveau, je le contemplai, je l’admirai. Et mon caïd, de même que son cheval « buvait » l’air, buvait mes éloges, avec tant d’onction subite et de dévotion dans l’aspect ! Une nécessité de questionner s’imposait à moi.
— Tu montes souvent cette belle bête ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Il n’a jamais été monté.
Ceci prononcé de plus en plus respectueusement, avec — oserai-je risquer cette figure ? — une sorte d’agenouillement de la voix.
— Quand le monteras-tu ?
— Je ne le monterai pas. Il est pour le marabout X…, le jour du pèlerinage de ziara…
Mon caïd, lui aussi, disait m’raboth, mais il le faisait seulement à cause de ma pseudo-ignorance roumie. Et tout de suite il détourna l’entretien. Mais j’appris par ailleurs que des vases précieux, et des haïks de soie, et cinquante moutons, et dix chameaux seraient joints au cheval noir, sans compter les sommes d’argent qui devaient rester secrètes.
Il est vrai, le chériff auquel étaient destinés ces présents ne compte point parmi les hostiles à nos progrès. Mais combien parmi les hostiles reçoivent de ceux qui sont à nous la ziara et la sadaka ? S’il s’était agi d’un autre Ordre, moins avouable, mon caïd ne m’aurait rien avoué du tout, c’était fort simple. Et cette confidence de moins lui aurait fait trouver plus de plaisir encore au don qui sera rendu « septante-sept fois cent fois dans le ciel ».
Les grands pèlerinages de ziara[39] apportent autre chose que des animaux ou des grains aux zaouïas[40] chériffiennes ; elles y amènent chaque année une quantité d’esclaves noirs. Car l’esclavage (très doux, d’ailleurs) règne encore dans le Sahara. La suppression des biens de habous ou de mainmorte, que je me permets de classer parmi les fautes de jadis, nous a enlevé tout contrôle sur les associations, lesquelles maintenant, sauf leurs demeures et les jardins adjacents, ne possèdent plus que des biens meubles. Nous avons fourni ainsi aux innombrables saints d’Islam, qu’ils soient du nord ou du sud, un bon moyen de crier misère ; et ceux à qui l’on n’a rien enlevé ont peut-être crié le plus fort, et, de la sorte, ont davantage profité.
[39] Ziara signifie visite religieuse des pèlerins ou ziars. On a donné ce nom aux présents apportés à la zaouïa, par une extension de sens coutumière à la langue arabe. Quant à la sadaka, qui signifie dîme ou tribut, c’est plutôt ce que le mokaddem ou envoyé va lever sur place sous forme de quête. Le tout, joint au prix des amulettes et des indulgences, forme l’offrande ou aumône de rachat.
[40] Le vrai pluriel de zaouïa est : zaouïett.
C’est aux familles aisées de caïds, de kébirs, de gros marchands dans les ksour, que les zaouïas écoulent le stock superflu de leurs négresses et de leurs nègres après avoir gardé tous ceux nécessaires au travail des jardins et au peuplement du heurm (harem). Et qu’on songe quelle variété de heurm à peupler dans une zaouïa-mère, qui comporte tous les membres, souvent nombreux, de la famille sainte, dont chacun a plusieurs femmes dès l’âge de douze ans — et tous ces fonctionnaires, et tous ces tolba, et tous ces serviteurs-chefs auxquels il faut bien un foyer selon l’usage musulman.
« Ayez des femmes en nombre permis (quatre) et les négresses à volonté, selon que pourra en acquérir votre main droite. »
Aussi, avec les chevaux (d’autant plus précieux et rares qu’ils vivent difficilement sous ce ciel brûlant), sont-ce les présents de négresses qui paraissent le mieux accueillis par les zaouïas sahariennes. On s’efforce du reste de recevoir tout avec la même politesse. Et le conflit de cette courtoisie et de l’involontaire dédain cause sur le visage des Saints des effets d’expression parfois bien intéressants.
Les fidèles ne sont pas alors en état de discerner ces nuances. Leur âme s’élance vers la double joie de posséder et de donner. Leur esprit ne voit plus qu’à travers un nimbe ce chériff admirable, fort et parfait.
Ils arrivent ordinairement vers le soir à la zaouïa dorée de prestige. La paix de l’heure étend sa douceur sur les vastitudes désolées, et le chant du moudden[41] semble promettre les délices suprêmes des paradis. Ils arrivent, nomades des sables, ksouriens de la montagne là-bas, marchant et peinant, ne goûtant pas aujourd’hui cette minute inerte chère au repos des hommes… Mais ils se sentent heureux pourtant : ils peinent et marchent, pour mieux mériter le futur far-niente.
[41] Ou muezzin.
« Chaque pas que tu fais à pied en allant en pèlerinage efface au Livre de l’Ange septante-sept mauvaises actions et en inscrit septante-sept bonnes. Et si tu pries d’un cœur pur, c’est cent fois septante-sept[42]. »
[42] Hadits.
Ils attendent toutes les joies humaines qu’ils peuvent concevoir : le bonheur des admirations et des rassasiements, y compris celui de la gourmandise ; et l’extase, ce bonheur « devant lequel il n’est plus d’autres bonheurs »…