Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
I
Zaouïa de Mozafrane, 26 août.
… Repris de fièvre, je fus poursuivi tout hier soir par un inlassable cauchemar.
Il faisait lourd, il faisait chaud, chaud, si chaud… Dehors, sur le minaret central de la zaouïa, le moudden chantait la prière. Et sa voix semblait m’ordonner, impérieuse, très douce : « O Sidi, par Allah nous dominant, écrivez ce qui vous retient en terre d’Islam ! Écrivez votre séjour parmi nous, parmi le fantastique des Mille et Une Nuits ! »
Et voici que la hantise se prolonge aujourd’hui. Et voici que j’espère trouver quelque plaisir à suivre les ordres de mon rêve, au lieu de contempler la gaine de plâtre où se ressoude vaille que vaille ma cheville gauche cassée… Malheureusement, cette « Mille et deuxième Nuit », aventure invoulue dont chaque matin je tourne une page, manquera de romanesque, je le crains. Je ne puis y faire paraître à loisir (et je le regrette) des épisodes extraordinaires — ni faire prononcer à mes personnages des choses très spirituelles — ni faire changer Si-Kaddour, mon taleb garde-malade, en noble dame aux yeux fiers… De plus, j’ignore le futur dénouement : grosse énigme. Sans doute, fort prosaïquement, sera-t-il de boucler mes valises et de partir…
Pourtant je reconnais ceci : dans le vrai livre légendaire (le livre merveilleux qu’une secte persane s’en va, de nos jours encore, récitant par les villages), dès que l’épisode semble avoir assez duré, les princes ou les portefaix ou les beaux jeunes gens disent adieu à leurs hôtes bénévoles. Sans aucun artifice de conclusion, ils sortent « voir l’état de leur Destinée sur le chemin du Tout-Puissant » : et nous possédons une histoire de plus, achevée par Schéhérazade…
C’est pourquoi, Schéhérazade d’occasion, je me décide à me soumettre aux injonctions de ma fantaisie, comme obéissait la jolie favorite : « en toute déférence et d’un cœur pur »… Et nous commençons.
Il était une fois deux amis, deux Parisiens, fuyant en la monotonie du désert l’autre monotonie des corvées mondaines, et cherchant, depuis des mois, si les privations rendent l’esprit moins inquiet, ou si leur âme se trouverait mieux « ailleurs ». Car ils souffraient du mal d’être trop civilisés, trop cosmopolites — d’avoir trop de fibres en eux pour sentir la difficulté, l’amertume, la peine et la sécheresse de vivre — plus assez pour paisiblement jouir.
Et tous deux revenaient maintenant, par la force des choses, vers l’existence citadine. Ils pensaient regagner soit Tripoli par Ghadamès, soit Ouargla par Temassinine : ils ne savaient pas au juste ; ils allaient presque au hasard, errant à travers des sables mal définis sur leur carte. En France, si l’on eût pu les voir, on les aurait déclarés perdus.
Mais peu de danger de se perdre bien réellement, avec un guide indigène — à moins d’être trahi par lui. Et le guide des deux voyageurs (un voleur de profession appelé Bou-Haousse) ne les trahissait point. En organisant leur petit convoi, quelqu’un leur avait dit : « Choisissez pour vous conduire un brave imbécile, ou un brigand ; ni l’un ni l’autre ne vous livrera aux divers Chaanba ou Touareg. » Le conseil avait paru bon. Et Bou-Haousse s’étant trouvé, brigand doublé d’imbécile, il fut engagé tout de suite comme supérieurement idoine aux besoins de la situation.
Les voyageurs avaient désiré connaître le Sahara dans la plus grande fougue de sa chaleur torride. Oh ! qu’ils étaient servis à souhait !… Mais enfin, le 23 août, accablés jusqu’à l’agonie par la sensation cherchée, ils convinrent de tourner bride (la corde de leurs méharis) du côté des septentrions. Et crac !… celui qui narre cette histoire se cassait la jambe ce jour-là, fort adroitement, juste au-dessus de la cheville — incident de voyage vraiment superflu.
Je passe les cris, les exclamations. Nul secours possible. Le guide, troublé sans doute par le malheur du « Sidi », ne paraissait même plus certain de la direction à suivre. Il expliquait au blessé (qui comprend l’arabe et qui le parle aussi, mais très mal), il expliquait comment, la dune ayant changé son aspect mouvant, Allah seul pouvait reconnaître la vraie piste à prendre. Et, pour être mieux entendu de l’autre « seigneur », Bou-Haousse ajoutait en français de circonstance :
— Ya Sidi, y en a pas la route… y en a pas…
Il était neuf heures du soir. Nous avions voulu faire une étape au clair de la lune croissante, malgré l’opposition de notre petite escorte qui redoutait de marcher la nuit. Et cette lune malencontreuse se cachait derrière de gros nuages — des nuages sahariens, c’est tout dire, puisque ce pays n’admet que l’excès.
— Y en a pas la route…
Mon ami jurait :
— Et du bois ? y en a-t-il, du bois ?
Puis, se tournant vers moi :
— Je pourrais te soulager un peu, te fabriquer des « attelles » afin de soutenir ta fracture. Nos fusils sont trop lourds ; ne reposant sur rien, ils te tireraient péniblement. Du bois… Il faudrait du bois…
Bou-Haousse ne comprit pas d’abord. Quand il eut compris, il s’exclama :
— Ya Sidi ! y en a du bois, bezef, bezef !
Alors il s’enfonça, quoique tremblant, parmi l’ombre nocturne, et revint avec une forte brassée de genêt saharien, sec et propre à faire une belle flamme, mais où les rares fragments ligneux offraient des aspects tortus.
« Du bois », pour l’Arabe, c’est ce qui brûle. L’infortuné Bou-Haousse fut ahuri de la colère du seigneur français. Les chameaux broutaient les tiges fanées que dédaignait cet exigeant maître… Et nous restions là, enveloppés d’obscurité, ne sachant à quoi nous résoudre, nous « sentant » pâles mutuellement, lui de contrariété, moi de douleur.
Et tout à coup — je n’oublierai jamais ce miracle — dans le Sahara morne et sombre, où pas un être ne semblait devoir exister, dans cette solitude muette et quasi désespérée, l’air embrasé nous apporta la palpitation d’un soupir humain… d’un chant… Les notes infiniment suaves arrivaient à nos oreilles — mélopée de tendresse plaintive, flottante, imprécise, voluptueuse — prière d’aâcha, telle que la psalmodie chaque soir l’Islam au faîte des mosquées.
Je m’écriai, bouleversé :
— Ai-je le délire, dis-moi ?
Mon compagnon se penchait du côté de Bou-Haousse, pour savoir. Mais Bou-Haousse, dont le visage faisait une énigmatique tache grise sous son voile et son turban, expliqua tout de suite, avant qu’on l’eût interrogé :
— Ya Sidi… le moudden appelle au salut… à la zaouïa de Mozafrane…
Faiblesse morale ou dépression physique, je crois presque que je pleurai.
Nous marchions. Mon pied flottait, lamentablement, sur le cou de mon chameau. Nous allions vers l’horizon d’où l’espérance était venue nous surprendre… Nous nous dirigions, menés par Bou-Haousse, guettant une imperceptible lumière qu’il prétendait découvrir.
Quand nous atteignions le sommet d’une des vagues de sable, il la voyait, cette précieuse indicatrice. Puis, redescendus dans les replis profonds, il ne la voyait plus… Et nous, nous ne distinguions rien, ni d’en haut, ni d’en bas.
Mon ami demandait :
— Qu’est-ce que Mozafrane :
Et Bou-Haousse répondait, avec une emphase mêlée d’une crainte, d’un étrange respect :
— Ya Sidi, l’endroit prend son nom d’une colline de terrain jaune. Mais sur la colline est la zaouïa des Djazerti, grande bezef, riche bezef !
J’écoutais à peine. Arriver… Arriver… Ne plus porter suspendu ce membre fracassé… L’enthousiasme arabe du guide m’impressionnait très peu. J’avais vu en Algérie quelques zaouïas plutôt mesquines, abris d’un marabout de troisième ordre. J’ignorais les puissantes sectes du Sud, le nom de leurs promoteurs — ou du moins je les oubliais, car bien des choses ensuite devaient me revenir à la mémoire.
— Tu souffres ?
— Oui, beaucoup…
Arriver… arriver… Quitter ces dunes… Ne plus subir cette secousse du chameau… La lumière, maintenant, devenait visible aussi pour nous… Elle paraissait, disparaissait. C’était comme une petite étoile allumée près des horizons de la terre — une toute faible lueur, aussi fugace que les pâles fantômes d’étoiles vraies, semés entre les gros nuages, près des horizons du ciel.
Arriver… arriver… arriver…
Cependant mon ami s’inquiétait. Une idée lui venait qu’il soumit à ma pseudo-science saharienne ; et cette idée renfermait un soupçon : pourquoi Bou-Haousse, jusqu’à l’heure de ma catastrophe, n’avait-il soufflé mot de l’existence d’une « riche » demeure voisine ? en ces pays où le moindre point habité implique une halte près d’un puits, le rafraîchissement de la soif ?
— Voyons, insista-t-il, penses-y ; cela ne te semble pas louche ?
Tout, hors ma jambe, m’était indifférent. La logique de ce camarade un peu méthodique m’agaçait, me contraignant à parler.
Je répliquai :
— Ne te frappe pas. Cette zaouïa doit être un simple campement, ou une pauvre coupole au-dessus d’un méchant gourbi, comme à Temassinine…
— Peu importe. Le guide n’aurait pas « brûlé » Temassinine, n’est-ce pas ? Et pourtant ici, sans ton accident, nous n’aurions même pas soupçonné ce Mozafrane.
Justement la lumière du port augmentait, phare dans la nuit d’orage… Et j’avais de plus en plus mal.
J’interviewai pourtant Bou-Haousse. Or son langage imagé (quand il parle sa langue maternelle) nous révéla des périls probables, et soudainement nous cloua au sol :
— Ya Sidi ! que ton beurnouss ne se retire pas de moi ! Ma langue s’était tue pour le bien : car les Djazerti, leur cœur bat souvent contre les Français. Un Roumi qui va chez eux, c’est kif le lièvre qui va chez le chacal, kif la gazelle qui va chez le chien sloughi. Un Grec et un Italien y ont trouvé « la mort rouge », l’année dernière…
Comme Schéhérazade toujours, j’arrête mon récit au temps le plus inopportun : la fatigue me terrasse. L’air embrasé dessèche mon énergie, et mes mains lasses retombent, me refusant la consolation du griffonnage — jusqu’à cela !