Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
XXVII
30 octobre.
Vraiment, c’était bien une naissance ; et l’on me traite comme une accouchée : petits soins, petites friandises, visites — oh, surtout, des visites ! A peine me reste-t-il le temps d’éprouver une joie quelconque de cette issue probablement favorable — si rien de fâcheux n’intervient.
Le cheikh des tolbas m’envoie de la confiture, reçue de Damas ces temps derniers. Le grand oukil me fait présent d’un coussin de cuir découpé, le plus beau que j’aie jamais vu, apporté l’autre jour à la zaouïa par les Touareg. Et le délicieux khodjah, Si-Hassan-ben-Ali, me vante doucereusement les charmes de la gazelle arrivée hier dans les bras d’un cavalier — une petite bête mignonne et fine, malicieuse et timide, que j’ai baptisée Faffa, au grand scandale de mon vieux taleb.
— Ya Sidi, tu es au-dessus de mes paupières ! Mais, par Allah, une gazelle a-t-elle besoin d’un nom ?
Alors nous dissertons, nous discutons. Le Prophète avait bien nommé sa chamelle favorite Kosouah, et ses ânes Ofaïr et Yafour. Et sa mule blanche, sa célèbre mule Doldol, Si-Kaddour voulait-il donc l’oublier ?
— Ya Sidi, la vérité est avec toi. Ne te moque pas de ton serviteur. Mais ces noms que tu me cites n’étaient pas des noms d’homme, ni de femme des hommes. Rien qu’en cette zaouïa, Sidi, cinquante au moins de nos filles en Dieu, esclaves ou libres, s’appellent Faffa !
Je ris. Faffa ne sera Faffa que pour les Français plus tard et maintenant pour moi. Sans nul souci des propos, elle trottine autour du tapis, frappant de ses petits sabots le dallage des faïences claires — et ce joli toc-toc, si léger, me semble battre la mesure aux élans de mon espoir. La vie est belle, quelquefois.
J’aspire à la liberté de toutes mes forces, la vraie liberté, celle qui résulte de cette chose si simple, si peu appréciée quand nous la possédons : l’inconsciente rapidité du mouvement. Courir… même par ce temps lourd, j’en fais un idéal qui me hante. J’y songe le matin, quand la nacre de l’aube tardive découpe en noir le grillage doré de ma fenêtre — et le soir, quand l’écroulement des argenteries encadre de nouveau le mouton rôti — et la nuit, lorsque la prière est annoncée par le moudden. J’y songe même quand midi flamboie : avoir chaud par suite d’une course folle, comme un enfant.
Je n’ai point mentionné les phases traversées cette semaine, les oscillations entre mes doutes et ma croyance à la guérison.
— Allah est le maître des événements. Il domine tout, me répétait Si-Kaddour.
Cependant, pour aider Allah, il convoqua près de mon tapis le chef-masseur des étuves, Hamou-ben-Missouk, celui qui pétrit sous ses doigts les chairs les plus djazertiques. Or cet Hamou me déclara, par la bénédiction et le salut, qu’au bout de quinze jours de traitement ma jambe serait apte à me conduire « jusqu’à la fin de la terre ! » Je n’en demande pas même autant. Et je l’écoutais cependant, charmé de ses promesses, cet homme aux petits yeux bridés, mystérieux, dont les longs bras maigres détiennent ma future santé.
— Ya Sidi, la force, la résistance, la souplesse sortiront pour toi de mes deux mains comme le vase sort des mains du potier. Que Sidi-Bou-Saad me brûle sur place si tu te rappelles en partant quelle est celle de tes chevilles qui t’aura retenu chez nous, qui me donne aujourd’hui la gloire de te servir…
Son regard est équivoque, et son sourire. Il porte la tare morale de ceux dont le métier s’accompagne d’à-côtés louches et discrets : la robuste beauté de son corps n’arrive pas à faire illusion, mais pas du tout, sur la beauté de son âme. Il sent mon impression. Il essaie de la combattre en dogmatisant médecine et chirurgie.
— Mauvaise cassure, ô Sidi ! heureusement ton sang vaut de l’or. Ak Rabbi ! je te le répète, avant une lune, si Dieu veut, tu retourneras dans ta France à condition que d’ici là tu viennes tous les jours au hamma — car, te soigner, je ne le puis sans la buée chaude et salutaire. Tu verras ma science, ô Sidi ! Tu ne pourras en croire ni tes muscles ni tes yeux. Par la baraka très sainte ! j’ai guéri plus de seigneurs que ta tête chérie n’a de cheveux. J’ai remis l’épaule à Si-El-Aïd, j’ai enlevé à Si-Tahar le mal des princes (la goutte) — et combien d’autres, très remarquables, n’ai-je pas soulagés entre les illustres Djazerti !
Il fallut prier ce faquin d’aller surveiller son étuve, en laquelle je me rends depuis très consciencieusement.
Et là ce sont chaque soir des séances bizarres où je joue le rôle d’un objet, d’une chose docile qu’on tourne et retourne parmi la buée fantastique et le doux ruissellement de l’eau. Hamou-ben-Missouk chantonne à voix basse (malgré la défense des pieuses règles). Il s’approche de moi, il me palpe, et son chant se coupe de souffles haletants, étouffés, presque indiscernables. Les deux esclaves noirs qui l’aident glissent félinement sur le sol mouillé. Et j’entends derrière les murs des papotages, de petits cris de femmes, des rires légers, jeunes et frais… Je pense aux ébats singuliers dans la piscine de Bagdad, j’évoque le portefaix, les trois jeunes filles, tous ces contes de licence et de suavité dont l’Orient charme encore maintenant ses oisivetés voluptueuses… Puis aux rudesses du grand massage succèdent de lentes pressions dont Hamou repose sa fatigue et la mienne. Il se met à raconter, sans préambule, de merveilleuses histoires saugrenues qui s’ajustent à mes songes :
— … Alors la mère du sultan dit à son fils magnanime : « Ne cherche pas davantage, ô toi que j’ai porté ! Donne à celui qui est présent, couvre celui qui dort, oublie celui qui est absent. » Mais il n’écoutait point sa mère, parce qu’il voulait ce jeune homme et cette belle femme…
Le conte s’interrompt sans que je le sache ou que j’y prenne garde. Les nègres passent, colossales silhouettes. Les rires tintent derrière le mur… L’eau tiède s’égoutte paresseuse… Hamou chantonne…
Et comme aux jours de mon arrivée, mon âme est « prise » au piège du rêve et de l’irréel.