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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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XVII

7 octobre.

Ce ne sera pas encore pour cette fois-ci… (Je parle de mon assassinat.) Car tout est modifié, tout est retourné, avec cette soudaineté arabe qui suffoque et déconcerte. La lune de miel a recommencé entre les Djazerti et moi… Et la zaouïa entière me témoigne par des sourires la joie qu’elle prend à ces tendresses… On me gâte, on me flatte, on me câline, on m’aime. Que dis-je ? On m’adore. Et Barka le négro, prolixe et gai derechef, ne me sert plus qu’à genoux.

Ne supposez pas que je plaisante : jamais je n’en eus moins envie. La gravité du danger pèse davantage, après, sur moi. Ma sensation ressemble un peu à celle de l’innocent qu’un pouvoir supérieur gracie, et à qui reste la rancœur d’avoir été condamné…

— Ya Sidi, loué soit Allah ! me répète Bou-Haousse dans les coins.

Mon vieux taleb, depuis cette saute de la girouette, a rajeuni de dix ans. Lui également murmure : « Loué soit Allah ! » Et ses discours mentionnent, comme par hasard, la survenue de trois mokaddèmes arrivés du Sud avec un gros de cavaliers. Ils ont apporté une lettre du puissant chériff en personne, Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti, lequel à petites journées revient du Tchad à Mozafrane. C’est clair. Même un enfant de cinq ans comprendrait la relation entre les nouveaux procédés qu’on déploie pour moi et les ordres reçus du Maître, dont la politique aura subitement orienté du côté « France », sans qu’on sache comment ni pourquoi.

Oui, c’est limpide. Aussi ne m’explique-t-il rien, le brave Si-Kaddour. Il me tait son apaisement comme il a tu ses alarmes ; ses bons yeux tout ridés me regardent sous les grosses lunettes de corne. Il sent que j’ai deviné la cause des attitudes actuelles et que je sais qu’il le sait. Cela suffit. « Loué soit Allah ! »

Inutile d’insister. Jusqu’à mon retour aux pays français, je n’apprendrai rien de plus[9] :

Loué soit Allah !

[9] Ce que j’appris lors de ce retour, ce fut (on l’a deviné certainement) le conflit entre la France et la Porte, et le départ éclatant de notre ambassadeur, au sujet de l’affaire des quais et des créances à régler. Ce départ de M. Constans, fantaisistement déformé, eut un immense retentissement dans toute l’Afrique musulmane du Nord. Même à Blidah, la petite cité des oranges et des roses, à deux pas d’Alger, l’effervescence des indigènes fut si forte qu’on dut prendre des mesures spéciales : saisie des portraits du sultan dans les cafés maures — défense de rassemblements — patrouilles de nuit — augmentation de la garnison. On parla même d’état de siège. Je cite ce fait, en plein centre civilisé, pour mieux faire comprendre l’émoi qui troubla les milieux plus lointains.

Naturellement, le khodjah-chef, le beau Si-Hassan-ben-Ali, n’a pas été le dernier à venir me faire sa cour, et à m’offrir toute la zaouïa, et ses habitants, y compris sa propre vie.

— Si quelque péril éclatait (Allah nous en garde !) nous serions ensemble, Sidi. Je mourrais, non point à côté de toi, mais devant toi.

Et cela bien débité, sans trop d’emphase, les doigts légèrement dirigés du côté du cœur. Aucun ridicule ne peut atteindre ce jeune homme si noble d’allures, dont les grandes ambitions s’appuient sur tant d’habileté que, parti de rien, il a su peu à peu se rendre indispensable au fonctionnement de la Confrérie, en tenir dans sa main presque tous les rouages secrets…

— A demain, Sidi ! Pour le moindre de tes désirs ne crains pas de me troubler : mon sommeil t’appartient comme ma veille. Adieu ! Je te laisse avec le bien !

Il me laissait en réalité dans la compagnie de Si-Kaddour, sous la tonnelle, parmi le charme de l’heure tiède d’après-midi. Ah ! qu’il n’aime guère Si-Hassan, mon fidèle taleb, et que sa grimace en dit long là-dessus… Il secouait la tête dans son voile blanc, et il ajouta très grave, convaincu, triomphant et peiné :

— O Sidi, crois-moi : les hypocrites cherchent à tromper Dieu même !

J’essayai de mettre en relief (peut-être par amusement) les qualités de celui qu’on incriminait ainsi sans le nommer, ses talents de khodjah, son affection pour les Djazerti. Mais la vieille tête obstinée hochait plus fort — jusqu’à déranger le bel agencement de la corde de chameau, enroulée de frais. Elle marmottait le proverbe local :

Aie confiance en tes amis et ferme la porte.

Évidemment, les Djazerti ne ferment pas assez leur porte, selon Si-Kaddour.

— Ya Sidi, il y a du goudron de plusieurs sortes dans des outres pareilles. Le Sublime Sidi-Bou-Saad (Dieu prolonge sa félicité !), le vénéré fondateur de l’Ordre, possédait plusieurs amis, lui, comme, hélas ! n’en ont pas ses descendants… Quatre surtout, si pieux, si fidèles, si dévoués, que chacun d’entre eux mérita le titre honorifique de khalifah… Et leur sainteté personnelle se reversait en gloire sur leur ami, père et maître, le Sublime Bou-Saad-ed-Djazerti. Et tous quatre sont restés célèbres par les miracles de leur vie. Je te citerai Mesroud-el-Arbi, qui voyageait à travers les étoiles comme le chamelier entre les touffes du Désert. Je te citerai Bachir-ben-Khéïr, surnommé Bou-Maza, à cause d’une chèvre de tentation qu’il immola jusqu’à septante-sept fois, et qui revenait toujours auprès de lui. Et Abd-er-Rahim-es-Soufi, qui n’avait plus de corps terrestre depuis qu’il avait trouvé l’extase, et dont la présence n’était révélée aux yeux de ses disciples que par une perdrix miraculeuse. Cette perdrix seule le voyait, et le suivait fidèlement partout. Allah soit loué pour toutes ces choses !…

A ce moment, derrière le groupe compact formé par les serviteurs aux écoutes, s’approchèrent deux négresses traînant par la main des petits enfants, très roses, très blancs, richement vêtus de soie et de brocart d’or, qu’elles promenaient à travers les jardins : un garçon de six à sept ans, aux yeux de velours, et une très mignonne petite fille pouvant avoir la moitié de cet âge. Si-Kaddour les salua de la main, sans interrompre son discours.

— Il me reste à t’entretenir, Sidi, de Sliman-ben-Ahmed-el-Mokaddème, dont l’attachement au chériff était exemplaire (Dieu lui accorde les Célestes Jardins). Un jour, se sentant quelques doutes sur le réel dévouement de certains disciples, Sliman-el-Mokaddème résolut d’éprouver leur vertu. Il monta sur une terrasse entourée de murs élevés, et, par une petite fenêtre, il prêcha. D’abord il rappela aux Djazerti la pure doctrine de notre Ordre : « Quiconque obéit à son mokaddème obéit à son cheikh le chériff, et quiconque obéit à son cheikh obéit à Dieu et au Prophète ! » Ensuite il expliqua ceci : un ange du Seigneur l’avait appelé en songe — et l’ange du Seigneur demandait le sang et la vie de vingt fidèles pour sauver le « Maître » ; et le sacrifice devait être prompt. Tu suis bien mon discours, Sidi ?

— Oui, taleb.

Les auditeurs, qu’on n’interrogeait pas, répondirent avec enthousiasme (des jardiniers qui taillaient le jasmin bleu des massifs, et Barka, Bou-Haousse, Abd-el-Khader ; et les deux négresses et même le petit garçon si rose et si blanc) :

— Oui, Sidi-Taleb ! oui, Sidi-Taleb ! Continue, par Allah sur toi ! Zid ! Continue ! Gloire à Dieu qui créa ce mokaddème ! Continue !…

Et, certes, il continua.

— Sauver la vie du Maître, la vie de son corps, et peut-être de son esprit. Quel disciple véritable eût hésité plus d’une seconde ?… Il y eut pourtant de longues paroles échangées en bas, tandis que Sliman-el-Mokaddème priait là-haut sur la terrasse : « Allah ! Allah ! » Enfin, l’un des fidèles monta. La foule ne voyait rien à cause des murs. Mais, après deux minutes d’attente, le sang coula en gros bouillons par une gargouille ; il coula, rouge et vermeil, beau comme le salut. Et les khouan s’écrièrent : « Loué soit Allah ! »

Le petit enfant et les servantes, autant que les hommes, avaient les yeux emplis d’allégresse à la pensée du beau sang rouge. Ils riaient. Ils tiraient de ce vieux récit la volupté des carnages. Et le Désert, qui guettait entre les jeunes arbrisseaux, semblait se repaître aussi, et rire aussi…

— Loué soit Allah ! Un second disciple monta sur la terrasse close, et puis un autre, et puis un autre. Le sang tiède et pur tombait chaque fois, par gros flots. Mais cela n’excita pas suffisamment les courages. Sept disciples seulement se dévouèrent, Sidi, sept seulement, au lieu de vingt qu’on demandait pour la vie du cheikh ! Ainsi l’on put voir clairement quels étaient les hypocrites parmi les disciples principaux, parmi ceux qui criaient souvent : « Je suis corps et âme aux Djazerti ! » Et Dieu réunira ensemble les hypocrites et les idolâtres dans les géhennes… Qu’ils soient brûlés !

L’assemblée, sous ma tonnelle, était d’un avis conforme, ne sachant pas évidemment que ces anathèmes allaient vers le rusé, le beau khodjah Si-Hassan-ben-Ali.

— Oui, Sidi-Taleb ! Qu’ils soient brûlés ! Qu’Allah-Puissant veuille maudire la mémoire de leurs pères et le ventre de leurs mères ! Que leur religion soit un péché !

Mais le narrateur les congédiait :

— L’histoire est terminée. Allez, mes enfants, avec la paix. Beslama !


— O Sidi, fit le taleb dès que nous fûmes à peu près seuls, en vérité Sliman-el-Mokaddème n’avait pas immolé les disciples : car le songe de l’ange était un leurre. Oui, Sidi. Le mokaddème, instruit des savantes gloses, connaissait bien ce principe du docte Sidi-Khelil : « Employez au besoin le mensonge pour l’épreuve ; l’artifice est béni de Dieu quand il est dans un noble but. » Il avait donc transporté d’avance, secrètement, sur sa terrasse aux murs élevés, vingt beaux moutons auxquels il lia la bouche par crainte du bêlement de ces bêtes. Et le sang de ces moutons égorgés coula par la gargouille. Tu le sais, plusieurs moutons même ne servirent pas, tant sont immenses l’égoïsme et la pusillanimité des hommes, créatures faites de mauvaise terre, de boue du chott… O Sidi, qu’ils sont rares, les vrais amis !

Étrange morale. Étrange amitié, infligeant à ses élus des émotions si désagréables qu’on gagne — je trouve — à se nommer franchement ennemi…

Et quand je dis : émotions ! Peut-être davantage : car je ne suis pas bien sûr que la seconde variante de l’anecdote du mokaddème soit la plus exacte, ni que ces moutons sauveurs n’aient point été inventés, de tous membres et de toute laine, par le bienveillant Si-Kaddour. Il aura voulu calmer mon impression trop dramatique. « Le mensonge est béni de Dieu, quand il est dans un noble but. »

Là-dessus, chacun en Islam se croit juge, excellent juge ; et chacun ment de toutes ses forces et de toutes ses facultés. Ahmed trompe Mohammed, qui trompe Messaoud, qui trompe Salem. Et tous s’unissent pour tromper Bel-Kher. Et Bel-Kher, qui s’y résigne quand il s’agit d’amis, s’indigne comme les autres d’être trompé par les supérieurs et par les chefs, mais sans en être surpris. Car, s’il devenait chef à son tour, il tromperait encore davantage ; du moins le croit-il. Dans les doctes Hadits sacrés, on cite aussi ce mot de reproche, comme venant de Mahomet : « L’Arabe, père du mensonge. » C’est un père qui se glorifie d’une postérité innombrable, opiniatrément vivace, et de très somptueuse venue. Ces réflexions me poursuivaient tandis que près de moi l’on mentait (toujours !) — mais protocolairement, avec lenteur, avec majesté. Plusieurs esclaves en gandouras courtes venaient d’étendre sous les portiques, devant mon fauteuil, le long tapis du Djebel-Amour. Et les Djazerti eux-mêmes, comme de grands et gros lis candides, se tenaient autour de moi, une main couvrant la place du cœur. La famille entière était là, rendant hommage à cet infidèle qu’on avait résolument privé de rôti le soir d’avant… Et les grands dignitaires de la zaouïa servaient d’interprètes à ces « sincères » effusions.

— O Sidi, Nos Seigneurs rendent grâce au Ciel de te voir en bonne santé. Loué soit Allah !

D’un écroulement doux, mesuré, uniforme, les souples vêtements de laine se sont affaissés à la fois, pour une silencieuse visite. Rien ne bouge plus. A peine çà et là, dans l’allée voisine, tombe une feuille de figuier verte encore, afin de nous rappeler que tout passe, les bons vouloirs et les mauvaises rancunes, les tendresses et les haines… et qu’il ne faut en ce monde craindre personne, ni compter sur rien…

Loué soit Allah !
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