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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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XV

3 octobre.

J’étais un peu âpre au fond, hier soir, en griffonnant sous les poutrelles vertes où s’abritent toujours mes veillées.

Il y a chaque jour plus d’hostilité dans l’air.

Danger ?… Trop grand mot, peut-être ; l’ambiance désagréable exacerbe les doutes. Mes nerfs — l’infirme paie de sa souffrance le droit d’en avoir comme une femme — se fatiguent de ce péril flottant, mal défini, et préféreraient n’importe quoi, plutôt que cette anxiété continuelle.

Le courage ne me manque point, je crois, mais bien ce calme moral qui nous met au-dessus des circonstances. Je devrais évidemment ne pas même voir l’aspect changé, l’air rechigneux de Barka le nègre.

Je devrais ne pas remarquer la mine allongée, préoccupée de Si-Kaddour. Il a pâli, le vieux taleb, quand aujourd’hui des cavaliers sont arrivés à toute bride, leurs selles couvertes de poussière, et des traces sanglantes balafrant leurs beurnouss déchirés. Mais il s’est tu.

Ou plus justement il a continué de parler, volubile, sur l’organisation hiérarchique de la « Confrérie », organisation solide qui s’étend sur deux parties du monde. Au sommet, comme on le sait, le cheikh suprême, le chériff détenteur actuel de la sainte baraka. Sitôt après lui, les très hauts fonctionnaires, ceux que j’ai déjà vus quand je voyais quelqu’un : le Grand Khalifah ou adjoint, l’Oukil ou administrateur des intérêts matériels, le Chef des tolbas (pluriel de taleb) qui forment les intelligences. Ensuite, les nombreux mokaddèmes, représentants fixes ou missionnaires ambulants de l’Ordre, tous pourvus de l’idjeza, diplôme mystique, et qui s’en vont aux quatre coins du monde où souffle le vent de l’esprit, aussi loin que peut aller un homme plein de foi et de patience, pour recevoir des offrandes nouvelles et pêcher des âmes de croyants.

Puis, sous ces « directeurs » du spirituel et du temporel, la grande masse inféodée, — l’ensemble des fidèles ou khouan.

— Ton incomparable pénétration saisit bien, ô Sidi ! Ceux-là, nos khouan, ne représentent chacun que peu de chose. Mais, réunis, ce sont les Djazertïa : sans les grains de sable, il n’y aurait pas la dune ; sans les petites gouttes d’eau, il n’y aurait pas la mer. Allah est grand et miséricordieux…

Amen. Seulement ces cavaliers ensanglantés, que j’avais vus accourir tout à l’heure, labourant du coin de leurs étriers le flanc des chevaux fourbus, m’intéressaient bien davantage. Ils étaient éclipsés depuis. (Cette zaouïa paraît toujours recéler des trappes et des caches que dirigerait un magique pouvoir.) Leurs montures, la bride à terre, demeuraient près de l’entrée des écuries, où des esclaves aux blanches gandouras relevées d’une ceinture, ayant en ce court vêtement la grâce d’éphèbes antiques, contemplaient, comme moi, l’écume qui ruisselait sur ces pauvres bêtes et les blessures de leurs corps chancelants. Mais ils ne les faisaient pas rentrer, ne les dessellaient pas. Un peu d’orge à terre, simplement, que refusaient les naseaux enflammés, abîmés de surmenage.

Les longs bâtiments s’étendaient, pleins d’énigmes obscures. D’autres chevaux hennissaient à l’intérieur. Et par une poterne ouverte nous voyions le Désert farouche qui poudroyait sous le soleil.

— Avec ta permission, retournons aux jardins, Sidi.

Pendant que virait mon fauteuil et que nous traversions les cours (dans ce pénible isolement que fait autour de moi la malveillance générale) j’interrogeai de nouveau le taleb. Il dit, hochant sa barbe grise :

— Ces cavaliers ? Je ne sais pas, Sidi. Que ta magnanimité me pardonne ! Je suis un vieil homme, Sidi, je ne m’occupe que de la Voie conduisant au Paradis…

Puis comme j’insistais, le pressant :

— O Sidi, par Allah sur toi, ne me pose pas ces questions… Excuse, Sidi, ma liberté ; mais, si je te demandais les secrets des tiens, répondrais-tu à mon humble moi ? Ne serais-tu pas contrarié, Sidi ?…

Contrarié, il l’était, l’excellent Si-Kaddour : peiné, même. Allais-je m’aliéner la seule âme sur laquelle je puisse à demi compter ?


Il fallait me tourner ailleurs.

Vers l’heure de la sieste, Si-Kaddour s’étant retiré et Barka promenant je ne sais où sa réserve actuelle et son mutisme, j’interviewai Bou-Haousse de façon serrée, sans lui laisser trop de temps pour chercher des faux-fuyants. Il est soi-disant à moi, celui-là, venu avec moi, resté avec moi. Mais il est bête, et « finaud », et fripon (toutes qualités qui ne s’excluent pas, je m’en rends compte). De plus il est bon musulman. Le solide appui que j’ai là ! Fragile, tel le roseau cité dans l’Écriture.

« Au lieu de me soutenir (c’est, je crois, le texte), il s’est cassé et m’a percé la main. »

Pour l’instant, Bou-Haousse ne me perce pas encore la main. Non. Il affecte même un grand zèle à chasser les mouches, et, pour ma personne, des sentiments extrêmement dévoués. Il opine naturellement dans mon sens, en bon Arabe — faiseur de phrases. Il amplifie, il commente. Les proverbes vont leur train.

— Ya Sidi ! Certainement il se trame « quelque chose ». L’amitié des Djazerti s’en va de toi. Prends garde, Sidi. Quand la fumée couvre la montagne, dis : la forêt brûle. Quand tu vois un chacal suer, dis : le sloughi est à ses trousses. Quand le nuage se traîne gros et jaune, dis : le sirocco n’est pas loin…

Il s’interrompit pour me demander :

— Ya Sidi, me permets-tu de boire le reste du thé ?… Merci. Qu’Allah te le rende cent fois !

Les mouches, tandis qu’il boit, me harcèlent. J’ai hâte de lui voir reprendre ses dictons d’Islam et son éventail de palmier. Mais il se presse fort peu. Il est ici chez lui, narquois et flegmatique ; il suit chaque soir, à la troisième cour, les instructions d’un jeune taleb maître d’école ; bientôt il sera reçu parmi les fidèles Djazertïa.

— Ya Sidi, je suis ton enfant. Je ne fais qu’un seul cœur avec ton cœur, et le coup de ta mort serait ma mort.

Le solide appui que j’ai là !

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