Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)
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CHEIKHIA
Les Oulad-Sidi-Cheikh guerriers, dont la gloire saharienne subit une éclipse depuis les dernières périodes politiques, forment avec leurs disciples religieux la confrérie des Cheikhïa. Il y a donc parmi eux les membres nobles, issus des dix-huit fils du fondateur vénéré (le cheikh Abd-el-Khader-ben-Mohammed) et qui composent aujourd’hui des tribus entières. Il y a aussi d’autres membres, issus des anciens esclaves affranchis par le premier chériff, formant une sorte d’aristocratie secondaire, toute de sacristie et d’intendance. A ces derniers l’entretien matériel (et certains bénéfices) des richesses et revenus donnés par tous les autres, par la masse, par les simples fidèles qui n’eurent jamais à enrichir plus nombreuse postérité de m’raboth[17].
La baraka de la confrérie, on le conçoit, ne s’incarne successivement que dans un seul ; mais elle dut choisir parmi beaucoup, et cela produisit, au cours des siècles, de vifs tiraillements — des scissions — des vengeances. L’organisation de cette confrérie avait, jusqu’en ces temps derniers, quelque chose de féodal et de turbulent, compliqué d’une rapacité peu ordinaire, bien que de beau geste. Ces « qualités » mêlées expliquent les ambitions, les promesses, les trahisons, les révoltes dont nous eûmes à souffrir pendant trente ans de la part des Oulad-Sidi-Cheikh, si célèbres parmi les Français qui firent campagne dans la province d’Oran.
C’est dans cette même province qu’à l’heure actuelle les Oulad-Sidi-Cheikh ont encore le plus de disciples. Ils en possèdent aussi près d’Ouargla, et au Touat, au Tafilalet, au Soudan, au Maroc. Mais l’influence religieuse a décru avec l’influence politique, et leurs allures grandioses sont surtout celles d’oiseaux de proie vaincus.
A peine oserai-je répéter ici la légende tellement redite dont l’ancien Maître et fondateur des Cheikhïa prit jadis son nom. Cependant la voici résumée :
Un jour, une femme d’El-Abiod, ayant vu son enfant choir dans un puits, clame éperdue : « Sauve-le, ô grand Sidi-Abd-el-Khader ! » A l’appel de cette pauvre mère, deux saints se mettent en mouvement : le cheikh Sidi-Abd-el-Khader-ben-Mohammed, lequel se promenait pas bien loin, et Sidi-Abd-el-Khader-ed-Djilani, qui sut s’arracher subitement au repos de la tombe où il dormait à Bagdad depuis plusieurs siècles. Quoi d’étonnant si ce long voyage à travers l’espace le mit un peu en retard ? Lorsqu’il arriva près du puits, le miracle était déjà fait : le cheikh Sidi-Abd-el-Khader-ben-Mohammed, soufi local et contemporain, venait de ressusciter l’enfant. Ce fut ce jour-là que, bourru, le saint de Bagdad dit au saint d’El-Abiod (d’ailleurs bon disciple de sa doctrine) : « Ces confusions sont désagréables ; désormais tu ne t’appelleras plus Abd-el-Khader-ben-Mohammed, mais seulement Sidi-Cheikh. »
Et ce fut ainsi.
Et peut-être y pourrions-nous trouver un symbole : de même que les saints soufis obéissent les uns aux autres, de même les confréries ne se désobéissent point, surtout lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu — par exemple l’opposition aux Roumis, soit ouverte ou soit secrète…